[2027]
Le révérend Père Massimiliano Ryllo, d'origine polonaise, membre de la Compagnie de Jésus, a été le premier à concevoir la noble idée de fonder la mission de l'Afrique Centrale. Comme il a été pendant de nombreuses années Supérieur des Jésuites en Syrie où il a travaillé avec un zèle infatigable au milieu de nombreux obstacles et d'horribles guerres en obtenant un grand succès, surtout à l'époque des conquêtes de Mahhammed-Ali, Vice-roi d'Egypte, il avait fait la connaissance d'un commerçant chrétien qui était devenu très riche au Soudan grâce au commerce des défenses d'éléphants. Ce dernier lui avait raconté de nombreux détails intéressants sur la condition et sur les coutumes des Noirs dont il avait remarqué une disposition à être civilisés, en voyant deux garçons esclaves qui avaient été conduits à Khartoum.
Homme fort instruit, plein de courage et de zèle, prédestiné par le Bon Dieu à se lancer dans les projets les plus difficiles et les plus dangereux pour la gloire de l'Eglise, le Père Ryllo, ayant été nommé Recteur du Collège Urbain de la Propagation de la Foi à l'époque où les Jésuites étaient chargés de diriger ce glorieux cénacle d'apôtres et de martyrs de tout l'univers, s'empressa de proposer à la Sacrée Congrégation le projet d'ériger une Mission à l'intérieur de la Nigrizia.
[2028]
En effet, frappée par l'importance de cette sainte entreprise destinée à ramener dans la bergerie de Jésus-Christ la partie du monde la plus malheureuse et la plus délaissée, Propaganda Fide, le 26 décembre 1845, érigea le Vicariat Apostolique de l'Afrique Centrale. Et le grand apôtre des Missions étrangères, Grégoire XVI, confirma cela par le Bref du 3 avril 1846. Les frontières de ce grand Vicariat d'après le Décret apostolique étaient les suivantes :
- à l'Est, le Vicariat d'Egypte et la Préfecture de l'Abyssinie ;
- à l'Ouest, la Préfecture de la Guinée ;
- au Nord, la Préfecture de Tripoli, le Vicariat de Tunis et le Diocèse d'Alger :
- au Sud, les Monts Qamar, dits aussi Monts de la Lune. (1)
Pour commencer à cultiver ce vaste terrain évangélique, Propaganda Fide a d'abord choisi les personnalités suivantes :
1. Son Excellence Monseigneur Casolani de Malte, Evêque de Mauricastre et Vicaire Apostolique.
2. Le très révérend Père Massimiliano Ryllo de la Compagnie de Jésus.
3. Le Père Emanuele Pedemonte de Gênes (autrefois officier sous l'Empire de Napoléon Ier).
4°. L'Abbé Ignazio Knoblecher de Saint Cantien (Diocèse de Laybach), docteur en théologie et élève du Collège de la Propagande à Rome.
5°. L'Abbé Angelo Vinco de Cerro (Diocèse de Vérone), élève de l'Institut Mazza.
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Ces excellents missionnaires s'étaient donné comme but la noble entreprise de convertir les populations noires, d'interdire partout l'horrible commerce des esclaves et de prendre soin des quelques catholiques qui, pour des raisons de commerce, s'étaient dispersés dans ces contrées lointaines. Le chemin que la nouvelle caravane devait suivre, et le siège qu'ils devaient choisir, n'avaient pas été établis par Propaganda Fide.
La Providence et l'expérience des missionnaires devaient les aider à faire leur choix. Monseigneur Casolani était d'avis qu'il fallait prendre la route de Tripoli et du Fezzan, traverser à dos de chameau le grand désert du Sahara en 84 jours, et s'installer dans le vaste empire du Bornou. Le Père Ryllo, au contraire, était convaincu qu'il était plus prudent de suivre la voie du Nil et de la Nubie, étant donné qu'il y avait un parcours plus sûr et déjà connu des voyageurs, pratiqué par l'expédition égyptienne quand Mahhammed-Ali avait conquis le Soudan Oriental en 1822. Et c'est l'avis du Père Ryllo qui a été suivi.
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Grégoire XVI mourut avant le départ de la caravane. L'auguste Pie IX, son successeur, animé du même zèle pour la conversion de la Nigrizia, confirma les Décrets de son glorieux Prédécesseur et bénit la sainte entreprise et les nouveaux apôtres de l'Afrique Centrale.
Mais comme les préparatifs de cette expédition exigeaient encore du temps et que Monseigneur le Vicaire Apostolique devait encore attendre quelques mois pour régler certaines affaires de famille, on décida que Knoblecher, le Père Pedemonte et l'Abbé Angelo Vinco quitteraient Rome le 3 juillet 1846 pour se rendre en Syrie chez les Maronites où ils devaient s'habituer à la vie orientale qui pouvait avoir un certain un rapport avec les us et coutumes des pays de la Nubie et du Soudan, où ils devaient aller. Ce séjour a duré huit mois, pendant lesquels ils ont étudié la langue arabe qui est parlée jusqu'au 13ème degré de Latitude Nord. Ils ont visité Jérusalem, les Lieux Saints, mémorables pour la vie et les miracles du Divin Sauveur.
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Au printemps suivant, tous les missionnaires se sont réunis à Alexandrie mais avec un changement dans la direction de la Mission, pour des raisons qu'il est inutile de mentionner ici.
Monseigneur Casolani suivait la caravane comme simple missionnaire ; le Père Ryllo avait été nommé Pro-Vicaire Apostolique de l'Afrique Centrale par un Décret Apostolique du 18 avril 1847, et il était à la tête du groupe. L'expédition possédait environ 50.000 francs, dont 37.634 francs et 41 centimes avaient été fournis par Propaganda Fide (l'équivalent de 7.000 écus romains).
En Alexandrie et au Caire il fallut cinq mois pour faire les préparatifs ; pendant ce temps les missionnaires ont eu la possibilité de recueillir des informations plus exactes et utiles sur le Soudan, auprès du célèbre ingénieur français Arnaud qui avait visité la Nubie et quelques tribus de l'intérieur et qui avait dirigé l'expédition égyptienne sur le Fleuve Blanc.
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Le Père Ryllo qui connaissait parfaitement l'esprit turc eut le courage de se présenter personnellement à Son Altesse Mahhammed-Ali et à son valeureux fils Ibrahim Pacha. Ce dernier, quelques années auparavant, en Syrie, avait destiné une somme d'argent considérable à celui qui lui apporterait la tête du courageux Jésuite, parce qu'il avait encouragé les chrétiens du Mont Liban et les Maronites à résister à l'orgueilleux conquérant qui voulait prendre possession du pays, contre son chef, le grand Sultan de Constantinople.
Le Père Ryllo, qui parlait parfaitement l'arabe, sut si bien se comporter à la Cour égyptienne qu'il gagna la confiance du célèbre guerrier, ainsi que celle du glorieux Vice-Roi d'Egypte qui combla de faveurs son ancien ennemi et lui remit un document signé qui protégeait les missionnaires auprès des gouverneurs et des chefs du Soudan jusqu'aux frontières les plus éloignées de la domination égyptienne.
Ainsi favorisés par la Providence, les missionnaires quittèrent le Caire pour remonter le Nil vers la Haute-Egypte et la Nubie. Leur plan était de se diriger vers les tribus des Noirs par la voie de Khartoum, la capitale des nouvelles conquêtes égyptiennes du Soudan, située à deux milles de la pointe du triangle de la péninsule du Sennar, là où le Fleuve Blanc et le Fleuve Bleu se rencontrent pour former le Nil, entre les 15ème et 16ème degrés de Latitude Nord.
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Vers la fin du mois d'octobre, la sainte caravane traversa pour la première fois les frontières du Vicariat de l'Afrique Centrale, au-delà de la première cataracte, près de la célèbre île de Philae, non loin du Tropique du Cancer.
Là le baptême d'un enfant musulman moribond a donné le premier fruit de cet important apostolat et inauguré le difficile et dangereux ministère des missionnaires.
Le terrain à évangéliser qui se présentait aux yeux de nos zélés missionnaires était vraiment immense ! Je ne parlerai pas ici des innombrables territoires et des villages de cette grande Mission, ni des nombreux dialectes et langues parlés par les populations et les tribus qui occupent cette immense étendue que, jusqu'à présent les géographes n'avaient pu répertorier que sous le nom générique de Régions Inconnues de l'Afrique.
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Je dirai un mot seulement à propos de la vaste étendue de cet immense Vicariat. Même si on exclut l'espace occupé par les missions qui avaient été fondées après l'érection de ce Vicariat, et si l'on tient compte des frontières méridionales des Monts de la Lune (s'ils existent vraiment) situés entre le 5ème degré de Latitude Sud et l'Equateur, à peu près là où les célèbres explorateurs Speke et Grant, très probablement, ont découvert en 1858 le Nyanza Victoria entre le 3ème degré de Latitude Sud et l'Equateur, c'est-à-dire le lac qui forme la première source du Nil, et là où Sir Samuel Baker avait découvert en 1864 le grand bassin qui constitue la seconde source de ce fleuve, c'est-à-dire le lac Nyanza Albert ou Louta N'Zige à l'Equateur (2), il en résulte que cette grande mission embrasse à peu près la distance qui existe entre le 5ème degré de Latitude Sud et le 24ème degré de Latitude Nord, comprise entre les 10ème et 35ème degré de Longitude Orientale du méridien de Paris.
En outre, elle embrasse l'espace qui existe entre les 10ème et 29ème degré de Lat. Nord, entre le 9ème degré Occidental et le 10ème degré de Longitude Oriental selon le méridien susnommé. De tout cela il ressort que le Vicariat d'Afrique Centrale, après le Décret Apostolique d'érection, est presque 20 fois plus étendu que la France. Bien que Propaganda Fide, dernièrement en 1868, ait retranché, à l'Ouest de cette grande mission une partie considérable pour former la Préfecture Apostolique du Désert du Sahara confiée à l'Archevêque d'Alger en 1868, il faut cependant reconnaître que le Vicariat de l'Afrique Centrale est le plus vaste du globe.
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Il est vrai toutefois que le Saint-Siège, en érigeant cette immense mission, a envoyé ces premiers ouvriers évangéliques dans la perspective de former à l'ouest d'autres Vicariats et Préfectures Apostoliques, en fonction des espoirs et des résultats que l'action catholique pourrait offrir et en fonction des différentes Congrégations religieuses ou Sociétés ecclésiastiques que le Vicaire du Christ enverrait pour coopérer à la régénération religieuse et civile de cette vaste partie du monde encore assise dans les ténèbres de la mort.
Pendant le voyage dans la Nubie Inférieure le Père Ryllo a été frappé par une violente dysenterie, ce qui a contraint la caravane à abandonner la voie directe du désert de Corosco et d'Abu-Hammed, pour suivre la route plus longue de Wady-Halfa et de Dongola en parcourant ainsi le bras de l'arc formé par le cours du Nil à travers les cataractes de la Nubie. Après de nombreuses peines et souffrances, et aussi d'importantes dépenses, la caravane est finalement arrivée à Khartoum le 11 février 1848.
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Cette ville était alors constituée de cabanes et de petites maisons de paille ou de briques de terre séchée au soleil, à un étage, que la pluie détruit souvent, et dont les petites pièces ne peuvent protéger qu'une partie de ses habitants, pendant que les autres restent sous de petites tentes et souvent à la belle étoile.
Khartoum comptait une population d'environ 15.000 habitants, dont la plus grande partie était composée d'esclaves de toutes ethnies et de différentes couleurs, arrachés violemment à toutes les tribus de la Nigrizia.
Tous nos missionnaires, abrités sous de modestes tentes dressées sur les rives du Fleuve Bleu, étaient malades à cause des fatigues et des difficultés d'un voyage long et dangereux. La maladie du Père Ryllo avait empiré. Les vivres et les provisions étaient presque épuisés. Les ressources, dont ils étaient pourvus, diminuaient considérablement. Il était impossible de continuer le voyage.
Par ailleurs, la ville de Khartoum, la métropole du Soudan égyptien, était le dernier comptoir européen et le dernier lieu de contact avec l'Egypte et le point de départ et de communication des affaires entre le Caire et l'intérieur de la Nigrizia.
Aucun autre endroit n'est apparu plus convenable aux missionnaires pour avoir des contacts sûrs avec les indigènes de l'Afrique Centrale. Ainsi que pour former de solides projets sur le système et la manière d'exercer leur futur ministère et pour pouvoir se préparer à étudier le genre de vie, les croyances, les superstitions et les mœurs du pays, ainsi que les différentes langues des esclaves ; tout cela leur était nécessaire pour accomplir convenablement les devoirs de leur état.
Enfin, la ville de Karthoum était le lieu convenable pour s'habituer petit à petit au climat du Soudan qui est très différent de celui de l'Europe et pour y installer un lieu de repos pour les pauvres missionnaires qui, éparpillés dans les différentes tribus pour y apporter la Parole de Dieu, pourraient enfin se retrouver et se reposer, afin de mieux supporter ensuite les fatigues et les labeurs de leur saint ministère.
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On décida donc d'ériger une mission à Khartoum. Un monsieur turc, nommé Cherrif Hhassan, qui avait déjà offert aux missionnaires une généreuse hospitalité à Dongola, voulant accomplir un devoir de reconnaissance envers des Prêtres Maronites du Mont Liban qui lui avaient sauvé la vie lors de l'expédition de la guerre du Vice-roi d'Egypte en Syrie, leur procura dans cette ville tropicale de généreux secours et une bienveillante protection.
Mais le 17 juin 1848 le très révérend Père Ryllo, plein de mérites et en proie aux souffrances les plus terribles, a rendu son âme au Créateur après avoir cédé son titre de Pro-Vicaire à Ignace Knoblecher. Il a été enterré au milieu de la place transformée peu de temps après en vaste jardin. Un modeste mausolée y fut érigé et là les élèves depuis lors se donnent rendez-vous, tous les jours avant le coucher du soleil, pour réciter le rosaire.
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Après la mort du Père Ryllo, Monseigneur Casolani était tellement affaibli qu'il lui était presque impossible de se rétablir. Quelle triste destinée pour ces pauvres missionnaires envoyés au-delà du désert, sans moyens et sous les coups des maladies les plus terribles !
Au lieu des secours qu'ils avaient sollicités avec insistance en Europe ils recevaient, au contraire, de terribles nouvelles. La tempête de la Révolution avait envahi toute l'Europe, et tout ce qui avait été honoré et vénéré jusqu'alors était foulé aux pieds, et la sainte Foi, tout comme les bases de l'ordre social, semblaient ébranlées. Les prédicateurs de la Parole Divine furent persécutés et pourchassés ; les pieuses Institutions pour le maintien et la propagation de la Foi et même le Souverain-Pontife sur son trône, tout était en danger.
Dans de tels bouleversements, pouvait-on encore penser à la lointaine mission de l'Afrique Centrale ? Comment les Messagers de la Foi pouvaient-ils espérer des secours pour leur entreprise si difficile ? Propaganda Fide de Rome qui avait subi les coups les plus terribles de la Révolution déclarait officiellement qu'elle n'était plus en mesure de venir en aide aux missionnaires, et elle leur donnait l'autorisation de rentrer en Europe pour intégrer d'autres missions.
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Le vénérable Docteur Knoblecher n'a pas eu peur et c'est lui qui a encouragé ses compagnons. Sans Knoblecher, la mission de l'Afrique Centrale aurait échoué depuis 1848 et n'existerait plus.
Alors qu'il était encore en vie, le Père Ryllo avait acheté un terrain sur les rives du Fleuve Blanc à Khartoum. Le Docteur Knoblecher le fit transformer en jardin potager, il y bâtit une petite maison avec une chapelle très modeste et très pauvre, mais suffisante pour les stricts besoins des missionnaires. Ils pouvaient ainsi offrir le Saint Sacrifice de la Messe tous les jours, remercier le Divin Sauveur des bienfaits de la Rédemption et demander son assistance et sa bénédiction tous les jours, dans un pays qui jusqu'alors n'avait connu que les erreurs du paganisme et l'aveuglement de l'Islam, pour que ces différentes populations puissent entrer au sein de l'Eglise, unique port du salut éternel.
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A Khartoum il y avait un grand marché d'esclaves. Ces malheureux prisonniers d'Afrique Centrale, arrachés avec violence et avec force du sein de leurs familles, étaient mis en vente aux enchères comme de misérables animaux. Parmi ces prisonniers, on voyait souvent des enfants fragiles livrés aux mains de ceux qui voulaient les acheter à prix d'or.
Les missionnaires achetèrent sur ce marché plusieurs garçons qui paraissaient être très intelligents et qui donnaient des marques non équivoques d'une bonne réussite. Ils ont trouvé ici aussi quelques descendants d'Européens souvent abandonnés sans pitié aucune par leurs sauvages parents, et retombés dans le paganisme de leurs mères. Ces enfants furent accueillis dans la maison de la mission. On commença à leur enseigner les choses les plus simples qui pouvaient leur être utiles au village, mais ils furent instruits surtout dans les vérités de notre sainte religion.
Ils formeraient la première communauté chrétienne de l'Afrique Centrale et un jour ou l'autre on leur rendrait la liberté. Ils pourraient ensuite retourner dans leur patrie, sur des chemins sûrs, pour être les apôtres de leurs compatriotes et pour devenir les soutiens les plus actifs et les plus sûrs des missionnaires. Animés par un grand zèle ces jeunes accueillaient favorablement la Parole Divine. Leur amour pour Dieu était vif, leurs mœurs douces et paisibles et ils nourrissaient une affection cordiale pour les missionnaires. En peu de temps les premiers d'entre eux ont pu recevoir le saint Baptême qui leur fut administré le jour de la Toussaint.
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Le soir de la veille du grand jour, le Pro-Vicaire qui visitait comme d'habitude le dortoir de ces petits enfants pour s'assurer si tout était en ordre, vit les catéchumènes réunis ensemble à genoux en prière. Il leur demanda ce qu'ils faisaient là : "Nous prions la Sainte Vierge notre Bonne Mère - répondirent-ils - afin qu'elle nous obtienne de Dieu la grâce d'arriver jusqu'à demain, le jour heureux où nous deviendrons chrétiens". Que de Foi chez ces premiers chrétiens de l'Afrique Centrale !
Knoblecher et ses compagnons étaient aussi les disciples de leurs élèves parce qu'ils essayaient autant que possible d'apprendre les langues des différentes tribus auxquelles ces enfants appartenaient. Les missionnaires rassemblaient soigneusement aussi toutes les informations qui pouvaient les éclairer sur les mœurs et les usages de ces tribus et sur tout ce qui pouvait servir pour connaître la condition de leurs terres natales. Tout cela dans le but de mieux réussir plus tard dans l'apostolat qu'ils se proposaient d'entreprendre au sein-même de la patrie de ces enfants. Même si les secours de l'Europe tardaient à venir, le zèle des missionnaires ne diminuait pas et leur activité était toujours la même.
Les élèves n'étaient privés de rien, car ils se privaient eux-mêmes pour subvenir aux besoins des enfants.
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Tout était supportable pour ces dignes ministres de Jésus-Christ qui ne cherchaient que la gloire de Dieu et le salut des âmes les plus délaissées. La paix, l'ordre et l'esprit de Jésus-Christ régnaient dans la petite communauté de Khartoum.
Le Docteur Knoblecher avait confiance dans la Providence de Dieu, cependant il était préoccupé par la situation financière de la Mission. Pour solliciter des secours en Italie, il profita du retour en Europe de l'Abbé Angelo Vinco.
Monseigneur Casolani, ne pouvant plus supporter le climat accablant de Khartoum, ni les grandes fatigues de la mission, retourna à Malte avec l'intention de ne plus revenir sur ses pas.
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Le Pro-Vicaire Apostolique chargea l'Abbé Vinco d'accompagner Monseigneur en Egypte et de se rendre ensuite en Italie et solliciter des aumônes pour la mission. Le 19 janvier 1849 ce courageux missionnaire est arrivé à Vérone à l'Institut qui l'avait éduqué au service de Dieu et formé à l'apostolat. Mais s'il n'avait pas eu la chance d'atteindre le but principal de son voyage à cause de la Révolution et des événements déplorables de ces jours-là, il a cependant doublement gagné pendant son retour dans la patrie, pour avoir réussi, sans même s'en être aperçu, à obtenir un grand succès pour l'avenir de la mission.
La Providence l'avait conduit dans la ville éminemment catholique et fidèle qui avait été le théâtre des labeurs et de l'apostolat d'un des plus grands Saints et Martyrs africains : Saint Zénon, Protecteur de Vérone. L'Abbé Vinco était arrivé là où les pieux habitants de Vérone vénèrent depuis seize siècles les glorieuses reliques de leur premier Protecteur, Saint Zénon, pour susciter la première étincelle de la vocation apostolique que de nombreux membres du vénérable Institut du célèbre professeur Abbé Nicola Mazza de Vérone embrasseraient plus tard.
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Après avoir raconté, avec toute l'ardeur de son âme, de nombreux détails très intéressants de son apostolat aux 500 élèves des Instituts de San Carlo et de Canterane, et après avoir donné beaucoup de renseignements sur la déplorable condition des malheureux enfants de la race de Cham, Vinco alluma dans le cœur des élèves le feu de cette charité divine qui ne peut s'apaiser que dans le don et le sacrifice total de soi pour le salut des infidèles.
Les récits de l'Abbé Angelo produisirent une vive impression sur l'esprit ardent de l'Abbé Nicola Mazza, ce prodige de charité et de sagesse, digne émule des glorieux champions de l'Eglise, Saint Vincent de Paul et Saint Charles Borromée. Ce vénérable fondateur, animé par un feu surnaturel pour le salut des Africains et voyant que quelques-uns de ses élèves étaient prêts à seconder son zèle, décida de coopérer à l'apostolat de la Nigrizia avec ses deux Instituts qui fleurissaient à Vérone, dont le premier pouvait fournir de très zélés missionnaires, et le second de véritables femmes de l'Evangile pour la conversion de l'Afrique Centrale.
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En suivant cette noble pensée, l'Abbé Nicola Mazza s'était dit : " Mon Institut masculin, qui fournit chaque année de bons Prêtres au diocèse de Vérone pourra bien donner à l'Afrique de bons missionnaires et élever des garçons africains qui pourront être plus tard des apôtres pour leur patrie. Mon Institut féminin, qui instruit et s'occupe chaque jour de plus de 300 filles, pourra bien enseigner la religion et la morale chrétienne à de pauvres Noires afin qu'elles deviennent utiles à leur pays ". C'est avec les éléments de ces deux Instituts de Vérone que l'on pourra entreprendre avec l'autorisation du Saint-Siège une mission en Afrique Centrale afin d'y travailler pour la propagation de l'Evangile.
Telle était la pensée du célèbre fondateur Mazza. En effet, avec l'active coopération du Révérend Père Geremia de Livorne, franciscain et missionnaire en Egypte, il a introduit plusieurs Africains des deux sexes dans ses deux Instituts de Vérone, pour les élever dans la Foi et la civilisation chrétiennes et il a commencé à préparer des prêtres et de bons sujets pour entreprendre son œuvre.
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Sur ces entrefaites, l'Abbé Ignace Knoblecher, se trouvant seul à Khartoum avec le Père Pedemonte, avait demandé, par le truchement de ce dernier, des missionnaires au Père Général de la Compagnie de Jésus. C'est ainsi qu'il obtint le Père Luigi Zara de Vérone, un autre Père et des Frères Jésuites.
C'est au milieu de l'année 1849, lorsque la misère était à son comble, que des secours sont arrivés en temps opportun de Laybach pour soulager la mission de sa misère. Ces secours, arrivés après sollicitation par lettres privées, témoignaient que la Foi et la participation aux œuvres pour la propagation de l'Evangile n'étaient pas encore éteintes en Europe, et qu'elles donnaient aussi de l'espérance pour l'avenir. Toutes les peines endurées jusqu'à ce moment-là semblaient douces et suaves aux cœurs généreux de ces missionnaires zélés pour le salut des Africains, parce qu'ils étaient animés par une confiance inébranlable qui ne fait jamais défaut à l'esprit de ceux qui comptent sur Dieu.
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Après le retour de l'Abbé Angelo Vinco à Khartoum, le Docteur Knoblecher prit la résolution de veiller à l'exécution du grand but de la mission et de pénétrer, autant que possible, à l'intérieur de l'Afrique pour mieux connaître le terrain des futurs labeurs. Tous les ans, au mois de novembre, quand le vent du nord commençait à souffler, le Gouverneur Général du Soudan envoyait de Khartoum de nombreux bateaux pour remonter le Fleuve Blanc, afin de pourvoir aux besoins des habitants égyptiens installés le long du fleuve et pour échanger avec les Noirs de la verroterie contre des défenses d'éléphants. Le Docteur Knoblecher avait décidé de se joindre à cette expédition. Un marchand musulman lui avait prêté de l'argent à des conditions un peu douteuses.
Knoblecher s'était proposé d'explorer soigneusement le pays pour trouver un endroit sûr, salubre, pourvu d'eau et de bois pour y établir une mission catholique.
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Espérant fermement réussir son projet, il entreprit son voyage sur le Fleuve Blanc en novembre 1849. Au cours des 64 jours de navigation vers le Sud, son bateau jeta l'ancre au pied de la petite montagne de Lagwek parmi les Bari. Il fut si bien accueilli par ces populations qu'il lui a été impossible de partir sans leur promettre de revenir l'année suivante. Après avoir bien inspecté la région, il entreprit des explorations dans les contrées voisines des Bari ; il observa tout et il se convainquit que la région des Bari était un lieu sûr et convenable pour y installer une mission catholique. Après quoi, il regagna rapidement Khartoum.
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Ainsi, le terrain à cultiver était trouvé. Mais tout ce qui semblait nécessaire pour réussir cette œuvre, c'est-à-dire un bon nombre de compagnons de travail, les moyens de subsistance et le personnel pour donner une éducation morale et chrétienne aux peuples qu'on devait convertir, et pour les protéger ainsi que la mission des attaques inattendues de leurs rapaces voisins, tout cela manquait pour la sainte entreprise. Toutes les démarches faites en Europe auprès de la Sacrée Congrégation de Propaganda Fide et auprès des pieuses Sociétés qui aidaient les saintes missions, n'avaient donné aucun résultat positif, même pas pour les premières nécessités. C'est pourquoi, Knoblecher, convaincu qu'il était absolument nécessaire d'entreprendre un voyage en Europe, confia aux Révérends Pères Jésuites la direction de la Mission, et se mit en route pour l'Allemagne.
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Arrivé à Laybach dans sa patrie, il chercha et trouva des aides pour maintenir, pendant quelque temps, la maison de Khartoum. Après, il songea à la manière de trouver des moyens pour sa future entreprise sur le Fleuve Blanc,et ces moyens ne lui ont pas fait défaut. Il a surtout été satisfait à Vienne, où, à la Cour Impériale, il trouva un appui sans égal. Le Docteur Knoblecher avait clairement exposé dans un petit rapport, en peu de mots, le Programme de son Œuvre et il l'avait présenté à sa Majesté Apostolique.
L'Empereur François Joseph Ier reçut le Pro-Vicaire avec beaucoup d'amabilité. Il montra le plus grand intérêt pour cette noble entreprise ; il se mit à la tête de l'élan extraordinaire suscité en Autriche en faveur de la Mission de l'Afrique Centrale, et lui-même donna, de sa caisse privée, la somme de 25.000 lires autrichiennes (20.835 francs). Tous les membres de la famille impériale, les Archiducs, les Princes et les Princesses, ainsi que les Ministres catholiques de l'empire, et les chefs des différents dicastères, chacun selon ses propres possibilités, essayaient de se rendre utiles à la Mission. Les Dames les plus nobles de la capitale et de l'empire venaient remettre dans les mains du Pro-Vicaire de considérables aides en effets et en espèces.
[2051]
Knoblecher avait été accueilli favorablement, aussi, par les Evêques et par le Clergé autrichien. Peu de temps après ses visites, les Ordinaires publièrent des mandements et des lettres pastorales, qui recommandaient la nouvelle Mission aux fidèles de leur Diocèse, et leur demandaient de faire des dons. Il faut remarquer aussi que de dignes ecclésiastiques et de pieux laïcs de tous les horizons se sont présentés car ils souhaitaient entreprendre un voyage en Afrique pour coopérer à la grande œuvre de la Mission, par amour de Dieu et pour le salut du prochain. Il ne fallait ni encouragement ni exercer un quelconque charme pour obtenir la coopération au bien de l'entreprise. La présence du Docteur Knoblecher a suscité un grand enthousiasme, il ravivait tous les cœurs et les attirait irrésistiblement vers lui.
[2052]
Il semblait donc que la mission avait le nécessaire pour la station de Khartoum et pour la nouvelle fondation dans la région des Bari. Mais qu'en serait-il pour l'avenir ? Les fondations de Knoblecher seraient bâties sur le sable, si on ne pouvait espérer que les aides continueraient à arriver dans l'avenir. Le début le plus brillant ne produit pas de grands résultats dans une œuvre sans la marque de la perpétuité qui assure la continuité et le perfectionnement de l'œuvre elle-même.
Suite aux conseils d'un vénérable Evêque et compatriote, Monseigneur A. Meschutar, Conseiller aulique et Chef de la section du Ministère des Cultes, le Docteur Knoblecher avait réuni un Comité composé de personnalités très distinguées et influentes dans l'empire d'Autriche et, avec l'approbation du Gouvernement Impérial, il créa l'Association de Marie pour la Mission de l'Afrique Centrale (Marienverein) qui fut d'abord dirigée par le susnommé Monseigneur Meschutar.
[2053]
Après l'approbation du Saint-Siège obtenue avec le Bref du 5 décembre 1852, l'Association a été placée sous la protection de Son Eminence le Cardinal. Prince Frédéric Schwarzenberg, Archevêque de Prague et sous la présidence de Son Excellence le Conseiller aulique Frédéric de Hunter, historiographe de l'empire de Sa Majesté Apostolique et de l'empire autrichien.
Ce personnage était un des plus brillants prodiges de la grâce du XIXème siècle. Le Haut Comité de cette Association avait adressé des lettres circulaires à tous les Evêques de l'empire, et elle fut établie dans tous leurs diocèses. Cette Association a recueilli des sommes énormes pour l'Afrique Centrale pendant de nombreuses années. Sa Majesté l'Empereur mit la Mission sous sa protection et obtint pour elle un Firman du Grand Sultan qui lui assurait, dans toutes les possessions du Vice-roi d'Egypte, tous les droits et privilèges, que les Missions catholiques avaient, d'après les traités, dans les autres provinces de l'Empire Ottoman. Un consulat autrichien a été expressément érigé à Khartoum pour protéger les droits et les intérêts de la Mission.
[2054]
Après avoir bien réglé ses affaires à Vienne, le Docteur Knoblecher se rendit à Brixen dans le Tyrol, en passant par Munich, pour recommander les intérêts de son entreprise au cœur magnanime de l'un de ses meilleurs amis qu'il avait connu à Rome en 1845, et par lequel il avait été parfaitement compris. Cet illustre et savant professeur était le Docteur G. C. Mitterrutzner, chanoine régulier du Latran de l'Ordre de Saint Augustin, homme d'un très rare talent, qui a été le pilier inébranlable de la mission. Le Vicariat de l'Afrique Centrale lui est redevable des plus grands services. Je dirai seulement qu'il avait recueilli chaque année d'importantes sommes d'argent pour la Mission à laquelle il avait aussi envoyé un bon nombre de Prêtres originaires, presque tous, du Tyrol allemand.
[2055]
Il avait également employé tous les moyens, mais surtout la plume, pour contribuer à la grande entreprise. Enfin, grâce aux manuscrits qui lui avaient été offerts par les missionnaires et assisté par deux jeunes Africains qu'il avait fait venir à Brixen, il a réussi à composer les dictionnaires, les grammaires et les catéchismes dans les deux langues les plus importantes et les plus répandues de la mission, c'est-à-dire le Denka et le Bari. Ainsi, il a procuré aux futurs missionnaires de l'Afrique Centrale les éléments et le matériel nécessaires pour exercer le ministère apostolique sur la vaste étendue qui se trouve entre le 13ème degré de Latitude Nord et l'Equateur, dans les régions du Fleuve Blanc.
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Knoblecher a été très bien accueilli par le célèbre Monseigneur Gallura, Prince Evêque de Brixen et aussi par son pieux et savant clergé. Il a été reçu avec un saint enthousiasme à Vérone et à Monza ; et il s'est rendu à Rome en passant par Gênes pour faire un compte-rendu au Saint-Siège des affaires de la mission. Mais de grands obstacles se sont présentés dans la Ville Eternelle.
Suite aux remontrances de Monseigneur Casolani qui s'appuyait surtout sur le manque de moyens financiers nécessaires à la Mission et que Son Eminence le Cardinal Fransoni déclarait ne pouvoir fournir, Propaganda Fide avait décidé d'abandonner la Mission. Le décret de suppression avait déjà été signé et l'ordre de rappeler de Khartoum les missionnaires pour les envoyer dans d'autres missions, avait déjà été donné.
Le rapport du voyage de Knoblecher dans les régions des Bari et les bons résultats qu'il avait obtenus en Autriche, en contrecarrèrent le terrible coup. Mais c'est avec beaucoup de peines et de difficultés qu'il réussit.
[2057]
Lors d'une audience privée, Pie IX l'écouta avec beaucoup d'attention et un vif intérêt. Knoblecher fut nommé Pro-Vicaire Apostolique de l'Afrique Centrale et fut à nouveau chargé de la direction de la Mission. Au mois d'août 1851 il s'est rendu à Trieste pour prendre les abondantes provisions qu'il avait recueillies en Allemagne et recevoir les nouveaux missionnaires avec lesquels il est parti pour l'Egypte.
Voici les noms de ces zélés messagers de la Foi, qui sont tous slaves :
Père Barthélémy Mozgan
" Martin Doviak
" Otton Tratant
" Jean Kociiancic
" Matthieu Milharcic
[2058]
Ils étaient accompagnés de plusieurs laïcs dévoués à la Mission et utiles par leurs aptitudes aux arts et métiers
Les missionnaires avaient été obligés de prolonger leur séjour dans la capitale de l'Egypte pendant une période plus longue que prévu. Le Docteur Knoblecher, comme nous l'avons dit, était muni d'un Firman du Grand Sultan de Constantinople qui protégeait le Vicariat auprès du gouvernement du Soudan égyptien. Mais il a été bien désagréable de constater que les droits et les privilèges de la nouvelle mission, n'étaient pas reconnus par le Vice-Roi, car le peu d'entente qui existait depuis longtemps entre Constantinople et le Caire faisait craindre qu'un tel Firman ne puisse obtenir toute l'obéissance voulue en Egypte.
Le Docteur Knoblecher fut très bien reçu lors d'une audience avec le Vice-Roi. Le Divan reçut aussi l'ordre d'expédier aux Plénipotentiaires du Soudan des ordonnances conformes à ce qui était exprimé dans le Firman. Cependant, malgré toutes les remontrances possibles, on refusa de remettre le Firman du Grand Sultan à la disposition du Pro-Vicaire.
[2059]
Les ruses et les intrigues que l'insolent musulman s'est permis de mettre en œuvre et l'expérience qu'il avait eue dans le passé avaient convaincu Knoblecher que sans la possession de ce document, ses efforts pouvaient être facilement déçus et rester sans succès. C'est alors qu'il envoya une Note au Grand Divan dans laquelle il déclarait qu'il était obligé de demander un autre Firman à Constantinople et d'y faire ajouter que le même Firman devait rester en possession de la Mission. On lui répondit qu'il ne fallait pas attendre les dispositions de Son Altesse le Grand Pacha, et dans le bref délai de 48 heures, il reçut du gouvernement Egyptien une copie du Firman de Constantinople signé par Son Excellence le Vice-roi lui-même.
[2060]
Avant de quitter la capitale, le Pro-Vicaire a eu l'idée de pourvoir la mission d'un bateau assez confortable pour transporter les provisions et les missionnaires et pour faire les voyages et les visites apostoliques sur le Fleuve Blanc. Il a donc acheté une grande barque, appelée "dahabia" par les Arabes, que Son Excellence Heiraldin Pacha lui avait cédée à un prix modique. C'était un très élégant bateau en fer à trois voiles, que le Pro-Vicaire a solennellement béni le 15 octobre, en lui donnant le nom italien de Stella Mattutina. La cérémonie a été très émouvante. La dernière des trois pièces qui composaient la cabine, était vraiment convenable pour en faire une petite chapelle. L'harmonium, qui accompagnait le chant de l'Ave Maris Stella et la dévotion des pieux catholiques qui y avaient participé ont rendu très intéressante cette fête sur les rives du Nil, au pied des Pyramides.
[2061]
La Stella Mattutina est devenue célèbre en Afrique Centrale. Elle était saluée avec une joie extraordinaire par toutes les nombreuses populations du Fleuve Blanc, et elle était considérée par les Noirs comme un présage de bonheur pour toute la région de Berber à Gondocoro. Le nom d'Abuna Soliman (notre Père prince de la paix) par lequel le docteur Knoblecher était toujours appelé, était entendu et prononcé avec une grande vénération par tout le monde et par toutes sortes de personnes, depuis Alexandrie jusqu'à l'Equateur.
Le 18 octobre toute la caravane est partie du Caire au bord de la Stella Mattutina pour remonter le Nil en Haute-Egypte et en Nubie. La caravane s'est divisée à Corosco (21ème degré de Latitude N.). Le Pro-Vicaire, avec quatre missionnaires et quelques laïcs a pris la route du désert de l'Atmur, et est arrivé à Khartoum vers la fin de l'année. Le Père Kociiancic franchit les grandes cataractes de Dongola à bord de la Stella Mattutina et jeta l'ancre à Khartoum le 29 mars.
[2062]
Depuis l'automne de l'année 1850, l'Abbé Angelo Vinco avait entrepris, avec l'approbation des Pères Jésuites qui dirigeaient la mission, un voyage sur le Fleuve Blanc. Monsieur Brun Rollet, négociant savoyard au Soudan, avait mis à sa disposition une de ses embarcations.
L'Abbé Vinco apprit rapidement la langue du pays et visita soigneusement plusieurs localités de la tribu des Bari, et il a été le premier missionnaire à contacter la tribu des Beri au sud-est de Gondocoro. Espérant que des missionnaires viendraient ensuite s'y installer, il a commencé un véritable apostolat auprès de ces populations. Sa patience, son abnégation, la charité dont il était doté, et surtout son courage, l'ont rapidement rendu l'homme le plus important et le plus vénéré de la région. Il a commencé à instruire les enfants ; il en a baptisé plusieurs à l'article de la mort, il a bien préparé les villages à recevoir les missionnaires avec un véritable amour.
[2063]
Sa réputation s'était accrue davantage par le fait suivant : il y avait dans un village des Bari un énorme lion qui dévastait la région et dévorait les personnes et surtout les enfants. Habitué, dès sa jeunesse, à chasser dans les montagnes de Cerro, son village natal, il a pu, non sans efforts et en ayant confiance en Dieu, tuer le terrible animal avec une carabine. On ne peut imaginer les cris de joie et de reconnaissance que ces gens lui ont prodigués ; ils l'appelaient le fils du tonnerre, ils lui portaient des bœufs et des dons considérables comme signe d'une vénération extraordinaire. Son nom devint célèbre auprès des Noirs.
[2064]
Le Père Pedemonte aussi visita les Bari et demeura quelque temps chez eux en faisant beaucoup de bien, alors que le pieux Père Zara était resté à Khartoum où il a laissé un très bon souvenir. Ils ont tous deux travaillé pour élever dans la Foi et la morale catholiques les enfants coptes. Ils ont préparé une route dans le jardin de la mission qu'ils avaient si bien cultivé. Les Pères avaient été bénis en Afrique Centrale. Mais ils ont été obligés de la quitter parce que la Compagnie de Jésus, s'étant assez bien rétablie des ravages de la Révolution de 1848, et après les bons résultats des démarches de Knoblecher, rappela ses sujets du Vicariat de l'Afrique Centrale.
Le Père Zara fut envoyé à Ghazier en Syrie, là où il a rendu l'âme à son Créateur quelques années plus tard. Les autres furent rappelés à Rome et le Père Pedemonte alla à Naples où il a couronné sa carrière apostolique par une sainte mort. Ce grand missionnaire septuagénaire m'a déclaré en 1864 que le plus grand sacrifice qu'il avait fait dans toute sa vie avait été celui d'avoir quitté la Mission de l'Afrique Centrale pour laquelle il avait nourri les plus belles espérances.
[2065]
Après l'arrivée des nouveaux missionnaires à Khartoum, Kociiancic et Milharcic avaient été affectés à cette station alors que les autres se préparaient à partir pour le Fleuve Blanc. Le Pro-Vicaire Apostolique écrivait en ces termes en 1852 : (3)
" La Station de Khartoum, depuis notre retour, nous offre l'image d'une vie très active. Nous sommes divisés et classés selon les différentes activités auxquelles nous nous consacrons. Le révérend Père Milharcic, doué de toutes les qualités nécessaires pour bien encadrer les enfants, s'occupe de l'école des garçons. Cette dernière, depuis que les coptes schismatiques nous confient leurs enfants, compte plus de 40 élèves qui donnent un grand travail à l'éducateur. On travaille du matin au soir dans notre atelier technique, et c'est ainsi que nous arrivons, petit à petit, à construire les meubles les plus nécessaires pour la maison. Le talent et l'intelligence du Père Kociiancic, de temps en temps, nous surprennent par l'invention de nouveaux objets utiles."
[2066]
A la Toussaint des garçons noirs de l'école furent baptisés. Ils avaient été achetés au marché aux esclaves de Khartoum. Je parlerai une autre fois de l'esclavage en Afrique Centrale. Pour le moment, il suffit de dire un seul mot à propos du marché de Khartoum tel que l'a décrit le Docteur Knoblecher (4) :
"Il n'y a rien qui déchire davantage le cœur que de traverser le marché aux esclaves de Khartoum le vendredi (jour consacré par les Turcs au culte divin) pour constater les abus infâmes qui se commettent en toute indifférence, parmi une foule d'hommes, de femmes, de garçons, de filles et d'enfants. Ces misérables esclaves, avant d'être livrés aux acheteurs, subissent un examen indiscret des différentes parties de leur corps. Il est vraiment navrant pour un chrétien d'être témoin oculaire de toutes les infamies que l'on fait subir à ces pauvres malheureux, nos frères en Jésus-Christ.
[2067]
Avant de conclure l'infâme marché, les acquéreurs agissent sans aucune discrétion et mettent leurs mains sacrilèges sur ces victimes innocentes et examinent leurs dents, leur langue, leur gorge, et ils palpent froidement leurs mains, leur cou, leurs oreilles, leurs pieds etc. Il est déplorable de voir comment les crieurs publics courent dans tous les sens, comment on gronde et on traite ces pauvres esclaves sans que personne ne pense que l'être qui est soumis à cela est son frère et sa sœur ! J'ai aussi vu dans un coin du marché quelques mères étourdies et inquiètes parce qu'on leur avait arraché leurs enfants qu'elles ne devaient jamais plus revoir ici-bas. Ces pauvres mères s'attendaient d'un moment à l'autre à subir le même destin que leurs enfants. Mais ce qui m'a davantage impressionné ce fut une jeune maman assise par terre, le dos courbé, avec trois enfants dont le plus petit pouvait avoir à peine deux jours ; elle appuyait sa tête sur son bras droit, alors qu'avec la main gauche, elle serrait son petit contre son sein.
[2068]
Ainsi plongée dans sa douleur, elle regardait les deux enfants plus grands qui se serraient contre elle avec un regard si touchant et des sentiments si vifs, comme s'ils pressentaient une séparation imminente. Tout à coup on a entendu crier : " Combien voulez-vous pour cette famille ? " A ces mots, la mère, affligée, leva les yeux, mais je n'ai pas eu le courage d'entendre la fin. C'est seulement de loin que j'ai pu saisir ces mots : "700 piastres (182 francs)". Hélas ! une famille, un homme racheté par le sang du Christ, pour un tel prix ! Ainsi absorbé par mes pensées, je suis arrivé à l'endroit où se tenait le marché des hommes. Ceux-ci semblaient se soumettre plus tranquillement à leur destin. Ils regardaient tout autour d'eux et ils attendaient chacun leur tour pour être vendu aux enchères. Mais ils n'ignoraient pas qu'au moindre murmure, ils seraient punis par de violents coups de chicote ou garrottés avec de lourdes chaînes."
[2069]
Le Révérend Pro-Vicaire Apostolique mit en ordre ses affaires à Khartoum, et partit à bord de la Stella Mattutina sur le Fleuve Blanc avec les Pères Mozgan, Dociak et Trabant. Pendant ce voyage tous ont beaucoup souffert à cause des fièvres. Le Pro-Vicaire eut une fièvre si forte qu'on fut obligé de lui administrer les derniers Sacrements. Le 3 janvier 1853, après de nombreuses fatigues et beaucoup de souffrances, il atteignit pour la deuxième fois le territoire des Bari. Il y trouva l'Abbé Angelo Vinco, atteint d'un coup de soleil et d'une violente fièvre qui avait dégénéré en typhoïde.
Au bout de quelques jours ce courageux missionnaire, après un court mais laborieux apostolat, assisté dans ses derniers moments par son vénérable Supérieur qui lui avait administré tous les Sacrements des mourants, rendit l'âme à son Créateur à Mardiouk dans la tribu des Bari. Il a été le premier apôtre et martyr de la Foi et de la civilisation chrétiennes dans les régions du Fleuve Blanc. Le nom de l'Abbé Angelo Vinco est encore vénéré par les peuples Chir, Beri et Bari, qui lui consacrent, à certaines occasions, des chants dans leur langue, chants qui sont devenus populaires dans la région du Fleuve Blanc au-delà du 7ème degré de Latitude Nord.
[2070]
A Gondocoro (4° 40' de Latitude Nord et 31°47' de Longitude Est par rapport à Paris), le Docteur Knoblecher acheta un terrain pour y bâtir une maison et y cultiver un jardin potager. Certains riches propriétaires lui firent des propositions, un vieillard, nommé Lutweri, se présenta pour lui céder une partie considérable de sa propriété. L'affaire fut discutée en présence de nombreux chefs, parmi lesquels se trouvait aussi le célèbre chef des Beri nommé Nighila. Sa tribu, très belliqueuse, se trouve au sud-est de Gondocoro.
Le Pro-Vicaire fit dresser la tente que de pieux bienfaiteurs d'Europe lui avaient donnée pour de telles circonstances, il remit à chaque chef une longue veste bleue avec un "Tarbousc" (fez rouge) pour couvrir la tête. Puis il a revêtu un habit blanc et il prit une lance en forme de croix, signe de notre rédemption (5), au lieu de la lance ou de l'épée meurtrière. Ainsi accompagné par les nombreux chefs, il se rendit sous la tente où tout le monde s'assit. Tout à coup, l'un d'entre eux s'est levé pour faire un discours, auquel succéda un autre. Ainsi, tous prirent la parole.
[2071]
Leurs discours avaient pour sujet le point suivant : "L'étranger doit acheter pour lui et ses frères un terrain afin d'y planter des arbres et pour y instruire des enfants, et comme ces messieurs n'ont rien en commun avec les voleurs et les assassins étrangers, pour que personne ne vienne déranger leurs frères sur leur terrain, les chefs s'engageront à le surveiller". Après que tous eurent parlé, le Pro-Vicaire, avec l'aide de son interprète, leur a tenu un discours sur sa mission divine. Tous les chefs se tinrent debout pour manifester leur approbation, et tous ont été très satisfaits. Les chefs lui dirent qu'ils étaient convaincus par ses paroles et qu'ils avaient une grande confiance en lui. De son côté, le Pro-Vicaire leur assura que lui et ses frères s'engageraient avec toutes leurs forces dans leur mission pour le plus grand bien du pays, ainsi que pour celui de tout leur peuple.
Le chef Nighila alors se leva pour la seconde fois et parla au groupe en disant que seuls les plus proches de la mission devaient protéger les missionnaires contre les outrages et les attaques de l'ennemi, et que ceux qui habitaient plus loin, viendraient seulement de temps en temps, pour visiter la maison et le jardin de la mission.
[2072]
L'assemblée prit fin et le terrain fut déclaré propriété de la Mission. Mais il a été très difficile d'en déterminer les limites. L'affaire terminée, le Pro-Vicaire appela le vendeur et ce dernier accompagné par les chefs, le suivit jusqu'à la Stella Mattutina, muni d'une calebasse vide qui, à sa grande satisfaction, fut remplie de verroterie jusqu'au bord par le Pro-Vicaire. Le contrat de vente, rédigé en langue Bari, avait été lu par les chefs, chacun a pris la plume du Pro-Vicaire Apostolique et avec un grand respect mit le signe de la croix à côté de son nom. Knoblecher distribua à chacun de la verroterie et chacun s'en retourna chez lui le cœur joyeux
[2073]
Après avoir acheté le terrain il fallait penser à construire une chapelle pour le service de Dieu, une maison pour les missionnaires et un jardin potager pour les besoins de la mission. Mais il n'y avait pas d'ouvriers capables de réaliser un tel projet. Pleins de zèle pour ces populations, le Pro-Vicaire et les Missionnaires se dévouant totalement pour le bien de tous, se mirent à l'œuvre avec un courage héroïque. Il faut remarquer que les missionnaires qui avaient besoin d'exercer une grande influence dans les contrées des Bari ainsi que sur les tribus voisines, éprouvaient la nécessité d'un siège stable où ils pourraient apprendre les différentes langues pour mieux accomplir les devoirs de leur vocation, en instruisant la jeunesse, en enseignant des métiers à une population qui était jusqu'alors primitive. On se demanda : "Où pourrait-on trouver pour ce travail (même en ayant une provision suffisante de matériaux) des maçons, des charpentiers, des paysans, des menuisiers, des forgerons etc. ?"
[2074]
Le missionnaire devait s'occuper de tout cela s'il voulait établir une installation permanente dans ces régions où les pauvres Noirs, avec un peu de paille et de la boue construisent aujourd'hui leurs cabanes, qu'ils devront reconstruire demain à cause d'un peu de pluie tombée pendant la nuit. Le pauvre missionnaire devait être vraiment dans l'embarras quand, en regardant autour de lui, il s'aperçut qu'il y avait de nombreuses mains, mais incapables d'exécuter son travail. Il fut donc forcé de mettre en œuvre ses propres moyens. Toutes les connaissances techniques qu'il avait acquises pendant ses moments de loisirs au collège lui servirent à ce moment-là.
Après la Sainte Messe, par amour de Dieu, on prenait tantôt la truelle, tantôt la scie, certains des missionnaires s'emparaient de la hache, du marteau, de la pioche, ou de la pelle etc. et ils montraient, à ceux qui étaient à l'entour, la façon de s'en servir, la manière d'exécuter ces nouveaux travaux, et ils les exhortaient à faire de même. Ainsi, à la sueur du front des missionnaires, une maison, tenant du prodige à été construite, à la gloire de Dieu, parmi ces peuples. L'œuvre prospéra admirablement car deux ans après, quand le Pro-Vicaire retourna à Gondocoro, il a donné les détails suivants concernant cette mission : (6)
[2075]
" Au milieu du territoire des superbes tribus noires des Bari, là où les rives du fleuve mystérieux s'élèvent à une hauteur que l'on ne voit nulle part ailleurs pendant tout son parcours, il y a une fondation qui offre un contraste surprenant avec tous les villages indigènes. En venant du nord et du fleuve, on voit déjà de loin sur une douce colline, une construction carrée, alors que les habitations typiques des indigènes ont une forme sphérique avec un toit conique. De l'ouest, vers le sud et vers le fleuve, une grande allée d'arbres et de plantes que l'on ne trouve nulle part dans la région et qui ont été portés d'une région bien lointaine, apparaît au regard. Au milieu de cette étendue de terrain, des pignons s'élèvent au-dessus ; ce sont de petits forts construits avec le bois d'arbres d'une hauteur considérable, avec lesquels on fait aussi des mats pour les barques du Nil.
[2076]
Son sommet est aujourd'hui surmonté d'une Croix métallique qui brille de loin au lever et au coucher du soleil et annonce aux Africains voisins de l'Equateur la venue du salut et de la Rédemption. De temps en temps une oriflamme blanche avec une étoile bleue, qui flotte au vent au pied de la Croix, annonce l'approche des fêtes de Notre Seigneur et celles de la Sainte Vierge que célèbre l'Eglise Catholique.
Voici l'aspect extérieur de Notre Dame de Gondocoro sur le Fleuve Blanc, dont ce qui était nécessaire pour la fondation et la décoration a été fourni par nos très aimés frères d'Europe."
[2077]
Knoblecher avait nommé comme Supérieur de la mission de Gondocoro le Révérend Père Mozgan Bartolomeo et, accompagné du le prince des Beri, Nighila il était revenu à Khartoum où il devait se préparer à se rendre en Egypte afin d'y faire d'importants achats et d'y attendre de nouveaux messagers de la Foi, tout récemment annoncés et dont voici les noms :
1° Luc Jeram, 2°. Joseph Lap,.............de la Carniole
3°. Joseph Gostner, 4°. Luigi Haller,.....du Tyrol
5°. Ignazio Kohl ...............................de la basse Autriche
(dans la marge de droite) Il y avait aussi un excellent laïc de Vienne, Martino Hansal, maître et excellent musicien.
[2078]
Au début du mois de septembre 1873 les nouveaux missionnaires arrivèrent à Alexandrie où le Pro-Vicaire les attendait. Le chef des Beri, comme nous l'avons dit, avait accompagné Knoblecher pendant son long voyage par le 27ème degré de Latitude Nord. Monsieur Gostner écrivait ainsi d'Alexandrie au célèbre professeur Mitterrutzner au sujet de sa rencontre avec Knoblecher et son compagnon le prince Nighila, qui portait encore le nom de Mougha : " Le vénérable Pro-Vicaire est enfin apparu parmi les Turcs, les Arabes, les Juifs, les Grecs etc. et il donnait ses ordres de tous les côtés, je ne sais en combien de langues. Tous avaient un grand respect pour Abuna Soliman. Quand nous sommes arrivés à l'Hôtel du Nord, les autres sont allés dîner, mais moi j'ai été conduit par Knoblecher au couvent des Révérends Pères Franciscains, où il reçut une hospitalité bienveillante, et c'est là que nous avons pris notre repas. Le Pro-Vicaire ensuite appela Mougha, le prince des Bari accourut comme un éclair quittant la pierre sur laquelle il s'était étendu. Il vint devant moi, et me présentant sa main il me salua cordialement en disant : " Comment allez-vous ? " Après avoir entendu ma réponse, il reprit : " ça va bien."
[2079]
Il ne parle que sa langue que personne ne comprend, sauf Knoblecher qui, à ce qu'il paraît, parle couramment avec le chef des Beri. Ce dernier est âgé de 25 ans et sa stature est de six pieds (Knoblecher dit qu'il est un des plus petits de sa race) ; il est maigre, mince et noir comme le charbon ; son attitude et ses gestes sont spontanés, mais non sans respect. Il n'aime pas rester à l'intérieur, il veut être libre et rester en plein air. Il a de nombreux colliers de perles en verre de différentes couleurs et tailles autour du cou et une grande quantité de bracelets et d'anneaux en argent, en fer et en ivoire autour des poignets et des chevilles. Ils représentent sa joie et son plaisir. Il tient toujours dans une main une petite baguette de bois et dans l'autre main, ou sur l'épaule, il garde un gracieux petit tabouret en bois sur lequel il s'assied dès qu'il arrive quelque part.
Il n'a pas de barbe et ses cheveux sont attachés au sommet de la tête avec des plumes d'autruche. Ici il fait beaucoup de bruit... mais les plus grands messieurs et dames s'intéressent beaucoup à cette Altesse Noire... Il est aussi gracieux, il salue surtout les Pères et les Missionnaires et à chaque fois que nous allons lui rendre visite, il nous serre la main en disant : " Doto" (Comment allez-vous ?), et il s'efforce de nous apprendre sa langue, il nous a déjà appris à compter jusqu'à dix.
[2080]
Il dit que les siens ne voulaient pas le laisser aller trop souvent chez les Blancs, parce que ceux-ci coupent les oreilles des Noirs et les mangent...
Le commandant de la frégate autrichienne Bellona invita le Pro-Vicaire et Son Altesse Noire à dîner à bord. Le bon prince était totalement stupéfait par ce qu'il voyait à bord ; son bon cœur l'a même poussé assez loin alors qu'il était en train de dîner ; il prit le verre du commandant et le lui présenta pour se faire verser de l'eau de sa main, avec laquelle il l'aspergea et... il le fit roi à la façon des Beri...
Quand le Pro-Vicaire quitta la frégate Bellona, treize coups de canon annoncèrent à la ville d'Alexandrie combien le chef de la mission de l'Afrique Centrale était estimé et vénéré. Le 19 septembre, Monsieur le Chevalier Hubert, Consul Général d'Autriche et plusieurs messieurs vinrent pour faire leurs adieux aux missionnaires.
[2081]
Mougha s'est alors mis au milieu de l'assemblée et il a dit avec un ton royal (le Docteur Knoblecher faisait toujours l'interprète) : " Les Européens pourront toujours visiter notre pays ; les Arabes, au contraire, doivent rester hors d'ici, parce qu'ils viennent seulement pour y mettre le feu, pour tuer, saccager et faire la révolution." Et le Docteur Kerschbaumer, professeur à Saint Pölten, qui devait retourner en Autriche, fut chargé par Mougha de transmettre ses hommages et ses compliments à tous les amis de son père Abuna Soliman, le Pro-Vicaire Apostolique.
[2082]
Le Docteur Knoblecher fit à Alexandrie et au Caire d'importantes provisions et de considérables achats pour les deux missions de Khartoum et de Gondocoro. Au début du mois d'octobre la grande caravane quitta la capitale de l'Egypte pour remonter le Nil. Arrivée au niveau du Tropique du Cancer, la caravane dressa ses tentes en face de l'île de Philae, pendant que l'on préparait 700 chameaux à Corosco pour traverser l'Atmur jusqu'à Berber.
[2083]
C'est à Corosco que deux missionnaires, élèves de l'Institut Mazza de Vérone se joignirent à cette caravane. Il s'agissait du Révérend Abbé Giovanni Beltrame de Valeggio (diocèse de Vérone) et du Révérend Abbé Antonio Castagnaro de Montebello (Vicence). L'Abbé Nicola Mazza, en suivant sa noble intention de venir en aide aux pauvres Noirs, avait fait de nombreux préparatifs pour réaliser son projet. Il y avait dans son Institut masculin des Prêtres qui se préparaient pour la mission, et qui s'occupaient de l'éducation des jeunes Noirs pour les préparer à la sainte entreprise.
Dans son Institut féminin, il y avait aussi de pieuses et bonnes Institutrices qui connaissaient de nombreuses langues et parfaitement l'arabe, qui éduquaient des jeunes Noires pour les former à l'apostolat de la Nigrizia.
Voyant que tous ses soins promettaient de bons résultats pour l'avenir, Mazza pensait qu'était arrivé le moment opportun pour soumettre son Plan à la Sacrée Congrégation de Propaganda Fide afin d'obtenir l'autorisation de le mettre en pratique. Son ancien disciple Monseigneur Besi, Evêque de Canopo et ancien administrateur Apostolique de Nankin en Chine, fut chargé de présenter le projet de Mazza à Rome.
[2084]
Son Eminence le Cardinal Fransoni, Préfet de Propaganda Fide répondit qu'il fallait d'abord s'adresser au chef de la mission de l'Afrique Centrale pour jeter les bases de son action apostolique et pour déterminer l'endroit où il fallait établir son œuvre, et que la Sacrée Congrégation interviendrait pour définir l'affaire.
Alors l'Abbé Nicola Mazza envoya à Khartoum deux de ses Prêtres les plus dignes : l'Abbé Giovanni Beltrame de Valeggio, du diocèse de Vérone, et l'Abbé Antonio Castagnaro de Montebello près de Vicence, pour discuter de cette nouvelle entreprise. Ils furent reçus à Corosco avec beaucoup de bienveillance par Knoblecher, ce dernier leur exprima sa satisfaction en concédant tout ce qu'ils demandaient, mais il souhaitait qu'ils restent quelque temps à Khartoum, jusqu'à son retour de Gondocoro ; alors les bases de l'Œuvre de l'Institut Mazza seraient établies.
[2085]
Quand arriva à Khartoum la nouvelle de l'entrée de la grande caravane dans le désert de l'Atmur, le Révérend Père Milharcic, à bord de la Stella Mattutina et avec d'autres embarcations, se rendit à Berber pour accueillir les missionnaires et transporter toutes les marchandises achetées en Egypte.
[2086]
La Croix de Jésus-Christ n'est jamais séparée des œuvres de Dieu. A une demi-heure de Berber, Milharcic termina sa brève mais laborieuse carrière par une sainte mort. Le 29 décembre la caravane est arrivée à Khartoum, et elle trouva Kocciiancic mourant ; il fut enterré près du Père Ryllo dans le jardin de la mission. Les premiers jours de février l'Abbé Castagnaro fut frappé par la dysenterie. C'était une âme pure et candide qui désirait depuis longtemps se sacrifier et mourir pour le salut des âmes. Quand le Prêtre lui a porté le Pain des Anges dans ses derniers moments, arrivé devant la porte de la cabane, il a dû s'arrêter parce que le mourant, recueillant toutes les forces de son esprit, se leva et tint un tendre discours à Jésus Christ avec un tel amour et un tel désir de mourir pour Lui, que tout le monde en fut touché et se mit à pleurer à chaudes larmes. Il consacra à Jésus tout son désir de sauver les âmes, en Lui offrant sa vie. Il mourut victime de son amour le 6 février à Khartoum, après avoir reçu tous les Sacrements de l'Eglise et toutes les consolations des mourants.
[2087]
Après avoir chargé de l'école le Révérend Père Haller et nommé Supérieur de la mission de Khartoum et Vicaire Général le Révérend Père Giuseppe Gostner, accompagné par Monsieur Kohl, le Pro-Vicaire se rendit à Gondocoro où il apprit que les Révérends Pères Doviak et Trabant avaient rejoint une vie meilleure.
Bien que frappé par ces terribles coups, l'âme généreuse de Knoblecher ne se découragea pas. Son esprit, qui ne vivait que pour Dieu, l'a soutenu avec la Foi dans les circonstances les plus épouvantables ; il avait placé toute sa confiance en Dieu en suivant l'enseignement de l'Esprit Saint: iacta curam tuam in Domino et ipse te enuttriet.
[2088]
Quelques jours après l'arrivée du Pro-Vicaire dans la région des Bari, il y eu un incident qui aurait pu avoir les conséquences les plus funestes pour la mission de Gondocoro, mais en dépit des espoirs de ses ennemis, l'affaire a tourné à son avantage.
Le Pro-Vicaire et les missionnaires avaient toujours accompli leur devoir envers les catholiques européens qui avaient oublié les principes de la Foi et de la morale chrétienne et s'étaient fourvoyés. Surtout quand ces misérables s'acharnaient de mille façons contre les pauvres Noirs, les missionnaires protégeaient toujours l'innocent et le juste auprès du gouvernement turc au Soudan qui, au courant de faits et de la conduite des missionnaires, avait une grande estime et une grande confiance envers le Pro-Vicaire et la Mission.
Pour cette raison, certains de ces misérables Européens regardaient les missionnaires d'un mauvais œil, leur présence en effet était un blâme incessant et un reproche à leur conduite. Les Noirs avaient très bien fait la différence entre les Missionnaires et les autres Blancs, parce qu'ils voyaient que la mission, au lieu de tuer les pauvres Noirs, de voler leurs enfants et leur bétail, essuyait toujours leurs larmes, soignait leurs malades et leur enseignait la morale, la justice et la voie du ciel. C'est pour cela qu'ils ont bien compris avec l'incident que je vais raconter, que la mission était bien loin de la moindre malice et de la perfidie qu'on voulait lui attribuer. Dieu a toujours protégé la justice.
[2089]
Parmi les 40 bateaux qui montaient et descendaient le Fleuve Blanc sous différentes bannières pour faire le commerce des défenses d'éléphants et pour exercer l'ignominieuse traite des Noirs, il y avait aussi non loin de Gondocoro trois embarcations appartenant au Consul de Sardaigne à Khartoum, appelé Monsieur Vauday. Même s'il avait de bons rapports avec les Bari, il leur a ouvertement déclaré qu'il attendait une occasion pour entrer en guerre contre eux et qu'il voulait leur donner une bonne leçon avant son départ. Il disait qu'il avait tout le nécessaire, des armes, de la poudre et des hommes, plus qu'il n'en fallait. Il avait communiqué tout ceci au Pro-Vicaire le soir même de son arrivée le 4 avril 1854.
Knoblecher lui conseilla d'être prudent, mais il le renvoya avec un rire moqueur. Le 5 avril au soir, un des bateaux de Monsieur Vauday jeta l'ancre entre la Stella Mattutina et le jardin de la Mission. On aurait dit qu'il voulait compromettre la Mission et faire croire aux Noirs que la Mission aussi participait à la guerre qu'on voulait leur faire.
[2090]
Le Consul lui-même jeta l'ancre un peu plus en bas, non loin de Libo. Un jeune Turc, agent du consul, monta à bord du bateau de la Mission, en se plaignant de l'échec du commerce chez les Bari. A la tombée de la nuit le bateau quitta le rivage. Au même moment deux carabines bien chargées tirèrent des coups sur les indigènes qui n'avaient pas d'armes. Avec eux, il y avait par hasard des marins de la Mission, qui étaient partis pour acheter de la viande. Deux garçons noirs tombèrent. De grosses balles de carabine effleurèrent les bords de la Stella Mattutina..Une balle passa près de l'oreille du cuisinier qui se trouvait à bord près des fourneaux et il tomba par terre, évanoui. Un des garçons avait été tué et l'autre gémissait dans son sang. Tout à coup les indigènes coururent comme l'éclair dans toutes les directions vers le village, et le bateau avança rapidement vers Libo.
On savait que, dès le début, la mission était pour Vauday une épine dans l'œil et il avait déjà jeté la faute de ses mauvaises entreprises sur les Missionnaires. Il était prêt aussi à se venger en excitant les indigènes contre la Mission et en leur faisant croire qu'elle leur faisait la guerre. Les marchands qui étaient retournés à Khartoum avaient accusé le Pro-Vicaire d'avoir ruiné tout le commerce en faisant cadeau de perles en verre aux Noirs.
[2091]
Au loin, dans le village, on entendait les tambours de guerre. Les Noirs arrivaient de toutes les directions avec des cris terribles, en agitant leurs lances et leurs flèches. Les compagnons de Knoblecher attendaient avec impatience que les esprits se calment. Le Docteur Knoblecher interdit aux marins de la Mission qui voulaient se préparer à résister, de charger leurs fusils et il ordonna à tout le monde de monter dans le bateau ; ils ne devaient tous se mettre à ramer au milieu du fleuve que s'ils le voyaient tomber, et devaient s'abstenir de se venger.
Les Missionnaires ont eu de la chance car le bateau du Consul de Sardaigne, avec le feu continuel, avait attiré les Noirs irrités. Ils l'ont suivi si rapidement qu'au bout de quelques minutes, on ne les voyait plus, même avec des jumelles ; on entendait seulement au loin un bruit sourd de fusils.
[2092]
Le bruit redoubla avant le coucher du soleil et semblait quitter la rive. On se rendit compte que la bataille avait été bien meurtrière parce que les Noirs amenaient les blessés l'un après l'autre chez les Missionnaires.
Pendant la nuit on pouvait voir le feu sur le pont du bateau. On ne pouvait rien savoir de sûr au sujet des blessés ; on envoya donc un domestique et un indigène de confiance au camp des Noirs pour avoir des nouvelles. Ils ne purent entrer que quand les autres comprirent que tous deux appartenaient à la mission. Pendant ce temps un marin de Monsieur Vauday quitta à la nage les îles voisines et pria le commandant de la Stella Mattutina de lui procurer un refuge auprès du Pro-Vicaire Apostolique.
[2093]
Tremblant de froid et de peur il a raconté ce qui s'était passé : " Quand Vauday entendit les coups et vit au même moment les Noirs accourir en grand nombre, il n'attendit pas l'arrivée du bateau qui s'empressait de partir et qui aurait pu facilement jeter l'ancre à un endroit du fleuve où les flèches ne pouvaient l'atteindre, mais il prit un fusil à deux coups, il obligea les domestiques qui étaient avec lui à faire de même et il courut en direction de la foule armée de lances et de flèches. Sans penser à une retraite Vauday accourut avec les siens vers les Noirs, et même s'ils avaient des armes meilleures, il succomba avec ses compagnons car les Noirs étaient plus nombreux."
Tout ce qui appartenait à la Stella Mattutina était disponible pour soigner les blessés et les malades. Pendant que ces derniers étaient dans la maison de la mission, leurs parents se présentèrent en grand nombre et les assistèrent avec affection. Les soins et les sacrifices des Missionnaires ne pouvaient passer inaperçus aux yeux des indigènes, ainsi la confiance s'accroissait de jour en jour au point que Knoblecher, par rapport à ce misérable commerçant de Sardaigne, pouvait adopter cette Parole de la Sainte Ecriture : " Vous pensiez me faire du mal et Dieu l'a transformé en bien (Genèse 50, 20) ".
[2094]
La grande estime dont bénéficiaient Knoblecher et la Mission poussa plusieurs chefs de l'Equateur (surtout après les derniers événements durant lesquels les Missionnaires ont exercé une grande charité) à inviter le Pro-Vicaire pour qu'il s'installe aussi chez eux. C'est à ce moment-là qu'après avoir confié la mission de Gondocoro à Monsieur Kohl, le Pro-Vicaire décida, en passant par les nombreuses cataractes au sud de Garbo, Gumba et Takiman, de visiter ces nombreuses tribus.
Kohl était très content de l'occasion qui lui permettait de se consacrer sans limites au travail et au soin des blessés, à l'instruction des enfants et de perfectionner sa connaissance de la langue Bari. En peu de temps, il gagna l'affection de tout le monde. Un jour, sous une forte chaleur, lorsqu'il rendait visite à un pauvre malade qui habitait assez loin, il fut frappé par une grave maladie, qui au retour de Knoblecher, devint si pernicieuse, que ce dernier dut lui administrer les Sacrements des mourants. Il supporta les plus grandes douleurs avec la patience d'un martyr pendant quatre jours, et le 12 juin il rendit l'âme à son Créateur.
[2095]
Cette rude perte augmenta les peines du Pro-Vicaire. Il a dû prendre davantage soin de l'instruction des jeunes pour pouvoir baptiser, le plus rapidement possible, avant son départ pour Khartoum, ceux qui étaient le mieux préparés et qui demandaient le Baptême avec un désir ardent. Parmi eux il y avait le vieux Lutweri, ancien propriétaire du terrain de la Mission. Le vieillard avait assisté tous les jours à l'instruction et aux prières des enfants. La grâce lui fut accordée.
La Mission de Gondocoro était dans la désolation parce que le Père Bartolomeo Mozgan avait abandonné depuis quelque temps les Bari pour descendre le fleuve et avait fondé la nouvelle mission de la Sainte Croix dans la tribu des Kichs, entre le 6ème et le 7ème degré de Latitude Nord.
[2096]
Le 14 juin 1854, après avoir confié les clefs de la mission au bon Lutweri et l'avoir en même temps chargé de l'administration jusqu'à son retour, le Pro-Vicaire retourna à Khartoum où il fut accueilli en grande pompe par les missionnaires qui étaient dans la peine à cause des faux rapports qu'ils avaient reçus, c'est-à-dire qu'il aurait été dévoré depuis longtemps par les Noirs.
[2097]
A cette époque, le Docteur Knoblecher eut l'idée de construire dans la capitale du Soudan une grande maison pour la mission, avec une église répondant au but pour lequel les importants dons des membres du Comité de Marienverein avaient été offerts. Le Révérend Père Gostner, Vicaire Général, après la mort du bon Kociiancic, avait été en relation avec l'Illustre Président du Comité pour la réalisation de cette œuvre qui coûterait plus de 500.000 francs en 1859.
[2098]
En 1854, une nouvelle expédition de Missionnaires se préparait, et les membres étaient les suivants :
Le Père Matteo Kirchner .......de Bamberg, en Bavière,
Le Père Antonio Überbacher
Le Père Francesco Reiner
........................................du diocèse de Brixen dans le Tyrol,
et il y avait aussi ses ouvriers laïques:
M. Leonardo Koch, architecte,
M. Andrea Ladne,
M. Antonio Gostner (frère du Vicaire Général.),
M. Jean Kirchmair,
M. Joseph Albinger de Voralberg.
.............................................tous du Tyrol
[2099]
Ils arrivèrent à Khartoum le 25 octobre. Comme Haller était fiévreux depuis le 10 juin 1854, le Père Kirchner prit en charge la direction de l'école de la mission. Les Pères Überbacher et Reiner étaient destinés à aller chez les Bari, mais comme ce dernier mourut peu avant son départ, le Pro-Vicaire emmena avec lui Monsieur Daminger, un excellent laïc qui a rendu de nombreux services à la mission.
[2100]
Le 11 avril 1855 la Stella Mattutina jeta l'ancre à une demi-heure de navigation de Gondocoro. Tout le monde accourut avec des cris de joie : " Notre bateau arrive... le bateau des Bari arrive sur le fleuve ". Et on entendait de tous les côtés " Mougha, Mougha. " Alors les gens le virent dans son habit rouge qu'il avait porté à Alexandrie. D'émouvants sentiments envahissaient le Révérend Pro-Vicaire Apostolique en voyant la foule qui le suivait avec des chants de joie loin sur la rive. Des petits enfants applaudissaient et tout le monde chantait à haute voix : " Notre Père arrive, notre Père nous aime... il ne nous a pas oubliés..."
Le Pro-Vicaire descendit à terre, petits et grands voulaient se présenter personnellement pour lui embrasser la main, et lui exprimer au moins en quelques mots leur joie pour son heureux retour.
[2101]
Le Docteur Knoblecher prit alors connaissance des fausses nouvelles que les bateaux des marchands avaient répandu chez les Bari ; c'est-à-dire qu'il était mort ou qu'il était malade, qu'il avait quitté Khartoum pour retourner en Europe, et qu'il avait perdu son affection pour le peuple Bari etc. ... Leur surprise en écoutant ces nouvelles avait été grande, mais la joie pour son apparition inattendue a été encore plus grande. Le long entretien que le chef Mougha a eu avec la foule et avec de nombreux chefs qui l'entouraient a été très intéressant. Il raconta avec beaucoup d'enthousiasme les merveilles qu'il avait vues chez les Blancs.
La foule regroupée autour de lui tendait les oreilles avec une avidité extraordinaire pour écouter ce qu'il avait vu de ses propres yeux.
[2102]
Avec une éloquence pleine de feu il leur raconta ce qui l'avait le plus impressionné. Il leur parla des immenses villages (Le Caire et Alexandrie), dont la population est aussi nombreuse que les oiseaux au moment des migrations pendant la saison des pluies ; il parla des maisons qui sont comme les montagnes et toutes construites par les mains de l'homme, de la mer et des immenses bateaux qui s'élèvent jusqu'aux nuages. Il leur parla des mœurs et des coutumes des nations étrangères et des messieurs très riches et très importants comme les Sultans. Il leur dit qu'il y avait beaucoup de chefs et de rois et qu'il a vu un chef très grand qui est le chef de tous ces chefs et de tous ces rois (le Vice-roi d'Egypte)...
La foule, toute émerveillée, criait : " hha ! hha !" Puis il leur parla de l'accueil chaleureux qu'il reçut et il leur dit comment les Missionnaires étaient vénérés par les chefs et par les rois. Il leur parla des immenses maisons qui sont éternelles, qui ne se détruisent jamais, ni la pluie ni les lances ni les flèches ne peuvent les faire tomber. Enfin, il parla de la chance des enfants des Bari qui étaient élevés dans une grande maison à Khartoum, qui grandissaient et se formaient comme les Blancs etc. L'entretien de Nighila dura plusieurs heures de la nuit. Tout le monde en était enchanté.
Le matin, le Révérend Père Überbacher descendit de la Stella Mattutina, monta sur un âne, entouré des enfants qui chantaient le Laudate Dominum etc. et les petites filles catéchumènes l'accompagnèrent jusqu'à la chapelle.
Le 12 avril à midi, le Pro-Vicaire arriva également avec la Stella Mattutina ; le bateau était rempli de gens. Hommes, femmes, enfants, petits et grands avaient suivi le bateau depuis les rives du fleuve. Le village semblait renaître à une nouvelle vie.
[2103]
Le Docteur Knoblecher trouva la région des Bari plongée dans les horreurs de la famine. La pluie avait tout ravagé et tout détruit. Les pauvres étaient heureux quand ils trouvaient dans les champs des herbes sauvages et des racines pour assouvir leur faim. Dans cette circonstance la mission fit tout ce qu'elle pouvait.
Le Pro-Vicaire qui avait emmené deux bateaux de durrah (maïs noir) redonna la joie a un grand nombre de pauvres. En plus de ceux auxquels on distribuait la nourriture à l'extérieur, il y avait toujours des pauvres qui venaient manger une fois par jour à la mission. Les enfants se présentaient à la porte et criaient : Baba yi ko magor (Père, nous avons faim). Et ils repartaient joyeusement après avoir mangé.
[2104]
Le Pro-Vicaire déploya une intense activité pour instruire les catéchumènes et les néophytes. Il utilisa toutes ses connaissances de la langue du Pays pour traduire le Pater, l'Ave Maria, le Credo; et les prières plus ordinaires des catholiques. Überbacher instruisait les petits et le Pro-Vicaire les adultes.
Au bout de quelques mois le Docteur Knoblecher put baptiser de nombreux Bari et donner la Sainte Communion, le Pain des Anges, à 31 chrétiens.
Parmi les baptisés, il y avait Logwit un garçon de 7 ans, le petit-fils de l'ancien propriétaire du terrain de la mission, qui reçut le nom de François-Xavier et qui huit ans plus tard alla au Tyrol où, après avoir beaucoup aidé le célèbre professeur Mitterrutzner pour la langue des Bari, il mourut comme un ange à Brixen.
Le Pro-Vicaire partit ensuite pour Khartoum, après avoir confié la mission au Révérend Père Überbacher qui continua tout seul comme un véritable apôtre l'œuvre sainte, mais pleine d'épines, parmi les membres de la tribu des Bari.
[2105]
Pendant qu'il séjournait à Khartoum pour aider la mission, l'Abbé Beltrame avait pris des renseignements sur les différentes tribus avant de décider du choix d'un endroit convenable pour l'œuvre de l'Abbé Nicola Mazza de Vérone. On lui avait beaucoup parlé des tribus des Bartas et des Bertas qui vivent à l'ouest du Fleuve Bleu entre le 13ème et le 10ème degré de Latitude Nord, entre les Gallas et la péninsule de Sennar. Il prit donc la résolution de parler au Pro-Vicaire Apostolique de l'idée que ces endroits pouvaient être convenables pour y installer une mission sûre, car ils se trouvaient entre le Fleuve Blanc et le Vicariat Apostolique des Gallas. Le Pro-Vicaire accepta l'idée de l'Abbé Beltrame qui fit les préparatifs nécessaires pour entreprendre une exploration dans les villages des Noirs au sud-ouest du Fleuve Bleu.
[2106]
Le Docteur Penay, médecin en chef du Soudan, avait fait ce voyage et visité ces villages, comme beaucoup d'agents civils et militaires du gouvernement égyptien, surtout pour y chercher la poudre d'or dont la zone est riche. Le célèbre allemand Russegger aussi a visité cette zone et a fait une description assez exacte du voyage et de ce qu'il y avait de plus intéressant, comme on peut le voir dans les beaux volumes qu'il a écrits avec beaucoup de soin.
Ce voyage avait été accompli aussi par un des plus courageux et des plus zélés Evêques missionnaires de notre siècle : Monseigneur Gugliemo Massaia, Evêque de Cassia et Vicaire Apostolique des Gallas, dont l'histoire est trop peu connue en Europe, mais qui peut être réellement comparée (par rapport aux énormes travaux apostoliques) à l'histoire des Apôtres et des Martyrs des premiers siècles de l'Eglise.
[2107]
Une terrible persécution en Abyssinie, déclenchée par l'Evêque copte hérétique Abba Selama, avait forcé Mgrs. Jacobis et Massaia à abandonner cette région. Lorsque Monseigneur Massaia essaya de rentrer dans son Vicariat du côté de Gondar, afin d'éluder les ruses et les intrigues d'Abba Selama et du Patriarche hérétique, il conçut le projet de pénétrer dans sa mission par la voie de la Nubie et du Fazogl.
Sous le nom de Khauaïa Gerghhes Bartorelli (nom de la famille de sa mère) il visita tous les sanctuaires hérétiques des coptes schismatiques de l'Egypte auprès desquels, sans qu'ils s'en aperçoivent, il parvint à connaître toutes les démarches que ses persécuteurs faisaient contre lui. Comme son nom était connu le long du Fleuve Bleu où les Abyssiniens faisaient le commerce de la cire, du café et du sel, le saint Prélat se déguisa en pauvre Arabe et avec un courage héroïque, en se faisant passer pour un petit négociant de poivre, de sucre et de drogues, en marchant à pied, à petites journées se mêlant aux mendiants, en huit mois, il réussit à arriver tout seul par Rossères et Fadassi dans sa mission, après avoir eu un long entretien sur le Fleuve Bleu avec Abuna Daoud (qui ensuite fut le Patriarche des coptes hérétiques) qui venait de prêcher en Abyssinie contre les Vicaires Apostoliques de l'Abyssinie et des Gallas.
Ce digne Prélat n'avait pas jugé bon de prendre cette route pour pénétrer chez les Gallas parce qu'elle présentait trop de difficultés et de dangers.
[2108]
L'Abbé Beltrame accompagné par Monsieur Francesco Mustafa, converti de l'Islam et baptisé à Milan, partit de Khartoum à bord d'un bateau du Docteur Penay le 4 décembre 1854 ; passa par la route de Wad-Medineh, de Sennar, de Rossères et de Fazogl, il atteignit l'extrémité orientale des tribus des Bartas et des Bertas, et arriva enfin, après beaucoup de fatigues et de souffrances à Benichangol chez les Changallas près de Fadassi à l'ouest du Fleuve Bleu. Comme les communications entre ces villages et Khartoum étaient trop difficiles, il n'a pas été jugé prudent de fonder à cet endroit la première maison de l'œuvre de l'Abbé Nicola Mazza. C'est pour cela que l'Abbé Beltrame retourna à Khartoum avec l'intention de chercher un autre endroit sur le Fleuve Blanc.
C'est alors que le Pro-Vicaire exprima l'idée d'accorder à l'Institut de Vérone un poste parmi les tribus Denka. Mais comme il fallait des Missionnaires pour cette entreprise, l'Abbé Beltrame retourna à Vérone pour prendre de nouveaux messagers de la Foi après s'être accordé avec le Pro-Vicaire Apostolique sur le contenu du document suivant :
Vicariat Apostolique de l'Afrique Centrale
[2109]
Chargés par le Vicaire du Christ d'évangéliser les populations infidèles de l'Afrique Centrale, désirant, pour ce qui nous concerne, que notre Sainte Religion soit diffusée, nous accordons ce qui suit, avec un grand plaisir au Révérend Abbé Nicola Mazza, fondateur d'une Congrégation de Charité existant à Vérone, et représenté par le Révérend Abbé Giovanni Beltrame, membre de la même Congrégation, envoyé pour négocier à ce propos :
1°. ouvrir dans notre mission un Institut pour l'éducation chrétienne des pauvres infidèles, au sein de la tribu païenne et dans les régions que les prêtres explorateurs envoyés dans ce but par le Supérieur du même Institut de Vérone choisiront à leur gré.
[2110]
2°. Ce nouvel Institut a, selon la volonté du Fondateur, le devoir de subvenir, avec ses propres moyens, à tous les besoins des deux Instituts, c'est-à-dire celui déjà existant à Vérone, et celui qui sera ouvert dans notre Vicariat ; nous concédons aux Prêtres de la Congrégation indiquée ci-dessus la direction administrative de ce même Institut.
3°. Nous nous réservons, et c'est notre devoir, les droits garantis par les Sacrés Canons aux Vicaires Apostoliques dans leurs missions.
[2111]
4°. Pour faciliter ensuite la communication nécessaire avec le Supérieur du Vicariat et avec l'Europe, et pour promouvoir le bien des missionnaires, nous désirons qu'un Prêtre soit dès le début dans la mission principale de Khartoum où, en habitant dans la maison de la mission, en plus d'être le Procurateur de sa mission, il pourra trouver des occupations efficaces et suffisantes, selon les indications du Vicaire ou du Supérieur de la mission.
En attendant, nous ferons part de ce document à la Sacrée Congrégation de la Propagation de la foi pour sa ratification.
En foi de quoi nous publions ce document muni de notre signature et du sceau de ce Vicariat Apostolique.
Fait dans notre résidence actuelle de Khartoum
le 3 août 1855
(L.S.)
signé : Docteur Ignazio Knoblecher
Pro-Vicaire Apostolique
[2112]
Pendant que le Pro-Vicaire se trouvait sur le Fleuve Blanc, une importante caravane de missionnaires voyageait à bord d'un bateau à vapeur de la Lloyd's sur la mer Méditerranée vers l'Egypte. Il y avait 4 Prêtres, un Instituteur et 9 ouvriers du Tyrol. Ils désiraient ardemment se sacrifier pour le Bon Dieu et pour le salut des Noirs en Afrique Centrale. Voici les noms de ces missionnaires :
1. Révérend Père Joseph Staller du diocèse de Brixen,
2. " Père Michel Wurnitsch du diocèse de Brixen,
3. " Père François Morlang du diocèse de Brixen,
4. " Père Louis Pirchner de Leifers, près de Bolzano, diocèse de Trente.
[2113]
Malheureusement l'un d'entre eux, le Révérend Père Staller, à cause d'une grave maladie fut obligé de retourner en Europe suite aux conseils des médecins. Un autre, le Révérend Père Wurnitsch mourut quelques heures après le départ de Corosco dans le désert. Il a été enterré à la lisière du désert de Corosco.
Les autres arrivèrent sains et saufs à Khartoum. Morlang fut envoyé chez les Bari, le Révérend Père Luigi Pircher chez les Kichs dans la mission de la Sainte Croix. Ce dernier avait une âme pure, il était un véritable imitateur de Saint Louis Gonzage. Il mourut trop tôt, en 1856, quelques jours après son arrivée au poste de mission auquel il avait été destiné. Les autres ouvriers furent affectés à la mission de Khartoum. Parmi eux il y avait de véritables chrétiens qui rendirent de grands services à la mission par leur bon exemple et une infatigable activité pour construire la maison par amour du Bon Dieu. Nous citerons les suivants :
M. Ferdinando Badstuber (menuisier), mort quelques mois après ;
M. Antonio Vallatscher (tisserand, cordonnier, corroyeur) ;
M. Gottlieb Kleinheinz (serviteur et cuisinier) ;
M. Giovanni Juen (maçon et tailleur de pierres) ;
M. Giovanni Fuchs (cordonnier).
[2114]
L'instituteur J. Dorer se distinguait parmi tous les autres ; le Vicaire Général, Père Gostner écrivait de Khartoum à son sujet après sa mort : " Dorer était pour nos jeunes un père prudent, une mère tendre, un maître sage ; en un mot, il était "tout à tous" Son caractère moral peut être exprimé ainsi : "un ange en forme d'homme ".
En 1856 le Pro-Vicaire visita aussi les Instituts de la Sainte Croix et des Bari. Le premier juin il arriva avec la Stella Mattutina à Gondocoro. Il fut salué par les élèves en langue bari avec des chants pieux qui sont devenus populaires dans toute la tribu. Il y retrouva le Père Überbacher qui avait travaillé avec un dévouement et un profit admirables. Il fut heureux de recevoir un nouveau compagnon : le Père Morlang.
[2115]
Presque en même temps le très Révérend Père Gostner, Vicaire Général, avait accompagné en Egypte huit élèves parmi les plus doués et les plus intelligents de l'école de Khartoum qui devaient être conduits en Europe pour y recevoir une formation supérieure. Arrivés à Alexandrie le premier septembre, ils rencontrent le professeur Mitterrutzner qui, d'Allemagne, dirigeait une nouvelle caravane de Missionnaires.
Le 4 du même mois, le Docteur Mitterrutzner, en renonçant avec une abnégation admirable à visiter les monuments de la classique terre d'Egypte, retourna en Europe avec les élèves nommés ci-dessus ; parmi eux, Alessandro Dumont et Fr. Charris ont été mis au Collège de la Propagande de Rome.
Deux autres ont été placés chez l'infatigable et pieux ami de la mission, Luc Jeram de Laybach (qui a essayé deux fois de se rendre à Khartoum, mais à cause de terribles maladies, est reparti du Caire la première fois, et la seconde fois d'Assouan). Quatre sont allés à Vérone dans l'Institut Mazza. Voici les noms des Missionnaires récemment arrivés :
Le Révérend Père Kaufmann du Tyrol,
" Père Giuseppe Lanz du Tyrol,
" Père Lorenzo Gerbl de Wasserburg en Bavière.
[2116]
Il y avait aussi quatre ouvriers laïques dont trois du Tyrol. Ils ont trouvé dans la personne du Vicaire Général un dirigeant expéditif, sous sa direction ils arrivèrent à la mi-octobre à Corosco, où ils rencontrèrent une situation inattendue. Son Altesse Royale Saïd Pacha, Vice-Roi d'Egypte, fit un voyage au Soudan, et pendant de nombreux mois tous les chameaux furent réquisitionnés pour lui et pour sa nombreuse suite pour le voyage à travers le désert. C'est seulement le 7 janvier 1857 que Gostner put quitter Korosco, et il arriva à Khartoum à la mi-mars.
Kaufmann fut affecté à Gondocoro et M. Lanz à la Sainte Croix.
Le pieux et zélé jeune missionnaire, M. Gerbl, resta à Khartoum. Issu d'une famille très riche, il a été en Allemagne, encore très jeune, le premier instituteur de la Société des jeunes Etudiants qui est encore très répandue, et dans les endroits où elle s'est constituée elle a fait un grand bien, surtout pour préserver les étudiants de l'Université du poison du rationalisme et pour leur faire pratiquer les principes de notre sainte religion.
[2117]
Le Père Gerbl est arrivé à Khartoum à l'âge de 24 ans, il avait toujours joui d'une bonne santé. Le 11 juin 1857, après avoir célébré la Sainte Messe dans l'église de la Mission, il a rendu visite aux malades, et à midi il a déjeuné. A trois heures de l'après-midi, il a été frappé d'un très violent accès de fièvre alors qu'il se promenait dans le jardin avec Francesco Mustafa. Ils discutaient sur la façon d'éduquer la jeunesse africaine. Le soir de la même journée, le pieux Gerbl était déjà enterré.
Le Docteur Knoblecher, avec la Stella Mattutina, accompagna lui-même Kaufmann et Lanz à leur destination. C'est à cette époque que l'expédition de l'Abbé Nicola Mazza se préparait à Vérone.
Après le retour de l'Abbé Beltrame à Vérone, ce vénérable Fondateur avait préparé, pour son entreprise, cinq Prêtres et un excellent et pieux laïque. Voici leurs noms :
[2118]
Abbé Giovanni Beltrame, 35 ans, de Valeggio, du diocèse de Vérone,
Abbé Francesco Oliboni, 34 ans, professeur, de San Pietro Incariano, du diocèse de Vérone,
Abbé Alessandro Dalbosco, 27 ans, de Breonio, du diocèse de Vérone,
Abbé Angelo Melotto, 27 ans, de Lonigo, du diocèse de Vicence,
Abbé Daniel Comboni, 26 ans, de Limone, du diocèse de Brescia,
M. Isidoro Zilli, 37 ans, de Trieste, forgeron et mécanicien.
Ils attendaient tous depuis longtemps l'heureux moment de quitter leur patrie pour se rendre en Afrique Centrale afin de mourir pour Jésus Christ. Mais il y avait un terrible obstacle : le manque d'argent. Le 23 août 1856, le Docteur Mitterrutzner, lors de son passage à Vérone pour se rendre en Egypte, ne s'était arrêté à l'Institut que pendant très peu de temps.
Le 12 septembre, en revenant d'Alexandrie avec quatre élèves de l'école de Khartoum dont nous avons parlé, il y resta quelques jours.
Demeurant et vivant pendant quelque temps avec les 34 Prêtres qui étaient alors dans l'Institut, il remarqua que plusieurs de ceux-ci l'interrogeaient souvent sur la mission et qu'ils brûlaient du désir de s'y consacrer.
[2119]
Il a bien sondé le terrain et il ne comprenait pas la raison pour laquelle ils ne partaient pas pour l'Afrique alors qu'ils le désiraient tous, tout comme leur zélé Fondateur. Dans la soirée du 14 septembre, il prit à part l'Abbé Beltrame pour l'interroger sur la question. Celui-ci, très content, lui exposa clairement le problème, et déclara que le jour où ils auraient un peu plus de moyens, ils partiraient tous. Tout en gardant le secret, Mitterrutzner regagna le Tyrol avec la ferme intention de s'adresser au Haut Comité de Marienverein à Vienne, pour obtenir de mettre à la disposition de l'Abbé Nicola Mazza les moyens nécessaires pour fonder son Œuvre en Afrique Centrale.
Après de nombreuses difficultés, soit de la part du Comité pour donner son accord, soit de la part de l'Abbé Nicola Mazza pour accepter, à la mi-juillet 1857 avec la médiation de Mitterrrutzner, l'affaire fut finalement réglée.
La Société de Vienne accorda les moyens pécuniaires à l'Institut Mazza pour s'installer en Afrique Centrale et l'Abbé Nicola Mazza prépara immédiatement l'expédition.
[2120]
Le 3 septembre, Leurs Altesses Impériales Ferdinand Maximilien et sa nouvelle épouse, l'Archiduchesse Charlotte, fille du Roi des Belges, qui sont ensuite montés sur le trône impérial du Mexique, nous ont honorés de leur visite et se sont entretenus avec nous pendant une heure et demie, en nous promettant de venir à Khartoum au cours des six prochaines années (c'est ce que l'Archiduc nous avait dit).
Le 5 septembre la caravane partit de Trieste où elle s'est agrandie encore de quatre pieux ouvriers et nous sommes arrivés à Alexandrie le 15 avec le bateau Bombay.
Trois d'entre nous, c'est-à-dire Melotto, Dalbosco et moi-même, nous avons visité Jérusalem et les Lieux Saints. Nous avons quitté le Caire au mois de novembre, et nous nous sommes dirigés vers l'Afrique Centrale en passant par la Haute-Egypte et le désert.
Le Docteur Knoblecher accueillit les nouveaux missionnaires de Vérone avec une affection paternelle et toute la joie de son cœur. Il leur ordonna de s'installer dans la mission de la Sainte Croix chez les Kichs, d'où ils pouvaient explorer petit à petit les territoires des différentes tribus et choisir l'endroit pour fonder la première maison de leur sainte entreprise.
Mon intention est de faire un rapport à part sur les voyages dangereux et les difficultés de notre apostolat en Afrique Centrale, je ne laisse donc pas tomber le projet de rédiger une simple et brève histoire du Vicariat Apostolique de l'Afrique Centrale. Je me dirige maintenant rapidement vers le but de ce bref récit.
[2121]
En 1857, le Pro-Vicaire Apostolique avait constaté dans les trois missions moins de cas de décès que pendant les années précédentes et, encouragé par la nouvelle expédition de Vérone qui venait renforcer la mission, il décida d'entreprendre un voyage en Europe pour parler du Vicariat à Propaganda Fide, pour régler certaines affaires pour l'avenir et surtout pour rétablir sa santé qui avait été considérablement mise à l'épreuve par des voyages dangereux et réitérés, par des efforts spirituels et physiques et surtout par des maladies dangereuses qui l'avaient frappé.
Il a chargé le Révérend Père Matteo Kirchner de visiter les missions du Fleuve Blanc et d'accompagner les Missionnaires de l'Institut Mazza à leur destination.
[2122]
Après avoir laissé à Khartoum notre cher confrère l'Abbé Dalbosco, en tant que procurateur, et avec la bénédiction du Vicaire Général Gostner, nous sommes partis de cette ville, à bord de la Stella Mattutina sur le Fleuve Blanc.
Favorisé par le vent du Nord, ce célèbre bateau avançait avec la rapidité d'un bateau à vapeur contre le courant du fleuve mystérieux. Nous sommes passés dans les régions très étendues des Hassanieh, des Bagarras, des Abourofs, des Schelluks, des Denka, des Gianghes et d'autres tribus.
Pas un seul jour ne s'écoulait sans constater de nos propres yeux l'état déplorable et la condition malheureuse des pauvres Noirs, dont il m'est impossible de faire la description maintenant. Pas une nuit ne passait sans entendre les lions et voir d'immenses troupeaux d'éléphants, d'hippopotames, de tigres(sic !), de hyènes, de léopards et d'autres bêtes sauvages.
[2123]
Le 14 février, après avoir enduré de nombreuses peines et de nombreuses maladies, nous sommes arrivés à la mission de la Sainte Croix où le pieux et bon Giuseppe Lanz, aidé par deux laïcs : Glasnik et Albinger, était le seul missionnaire qui avait survécu. M. Mozgan, épuisé par les fatigues et frappé par une fièvre pernicieuse, était mort quelques jours auparavant.
Pendant que la Stella Mattutina amenait Kirchner dans la région des Bari, nous nous sommes tous installés (le supérieur, l'Abbé Beltrame, Oliboni, Melotto, Comboni, Zilli) dans une petite cabane qui avait servi jusqu'à ce moment à garder les vaches et dont la hauteur était de trois mètres et le diamètre de quatre mètres. Notre lit était fait d'une petite planche et d'une couverture que nous avions portée du Caire ; seul l'Abbé Oliboni dormait appuyé sur une petite caisse. Dans ce village il n'y avait rien.
[2124]
Avant tout nous avons pensé à apprendre la langue du village, c'est-à-dire le Denka ; d'après nos renseignements, la langue Denka était la plus répandue parmi les tribus du Fleuve Blanc et des régions limitrophes.
Le premier qui s'était occupé de cette langue a été le Docteur Knoblecher, mais jusqu'à cette époque il n'avait écrit que 600 mots environ pour comprendre et exprimer les choses de première nécessité. Après lui Mozgan aussi s'occupa de cette langue si importante. Il n'a cependant laissé en héritage à Lanz que quelques phrases et une liste de 600 mots ; ce dernier, au moment de notre arrivée chez les Kichs, était en mesure de se faire comprendre par les indigènes pour les besoins les plus urgents. Nous nous sommes mis à étudier cette langue avec une application constante et assidue.
Avant tout nous avons pris le dictionnaire italien et nous en avons transcrit plus de 5.000 mots, les plus communs et les plus utiles pour notre ministère.
Ensuite, avec l'aide des élèves de la mission et surtout avec le petit Antonio Kacional et la petite Caterina Zenab, de la tribu denka, qui connaissaient bien la langue arabe, que nous connaissions bien aussi, en dix mois, nous avons réussi (Lanz, Beltrame, Melotto et moi) a composer un dictionnaire italien-denka de 3.000 mots, une petite grammaire, les dialogues les plus communs et un volumineux catéchisme contenant les matières des dogmes et de la morale catholiques. Cela était suffisant pour exercer le ministère apostolique auprès de nos chers indigènes.
[2125]
Nous avons exploré les régions où la langue denka était parlée, nous avons étudié les us et coutumes, les croyances, les erreurs et les superstitions des Noirs. Pour dire quelques mots à ce sujet,(il faudrait tout un traité) je dirai seulement que les habitants de ces contrées sont généralement tout à fait païens et fétichistes.
Ils croient qu'il existe un Etre Suprême qu'ils appellent Dendid, ce qui signifie grand connaisseur ; mais en parlant de la création, ils disent qu'ils ont été crées de l'éléphant, de la vache ou de la lune.
Il y a des tribus qui croient que les Blancs ont été créés de l'eau et les Noirs du charbon, et c'est pour cela, disent-ils, qu'ils sont noirs. Il y en a d'autres qui affirment que les Blancs ont parlé avec Dendid, mais que les Noirs n'ont pas parlé avec lui.
Nous pouvons assurer que la religion de Jésus-Christ n'est jamais arrivée parmi ces tribus, parce que nous n'avons jamais rencontré la moindre tradition des vérités du Nouveau Testament. Au contraire, ces peuples conservent beaucoup de traditions de l'Ancien Testament, comme les sacrifices, la loi du talion, les anges et les démons.
[2126]
Ils appellent l'ange Acïek et le diable Acïok. En considérant ces mots qui ne se différencient pas par les consonnes, mais seulement par la voyelle de la deuxième syllabe, il en résulte que les Denka croient comme nous que l'ange et le démon ont une même nature. Ils font toujours des sacrifices et leurs cérémonies pour ces sacrifices sont très intéressantes. Mais ils n'offrent jamais de sacrifices à Dendid, ils ne lui rendent aucun culte car, pour faire le bien, il n'a pas besoin d'être sollicité par les hommes. Il le fait toujours de lui-même. Au contraire, ils font toujours des sacrifices pour le diable (Aciok) afin de l'apaiser, et de l'empêcher de faire du mal aux hommes.
Nous avons été témoins de nombreux sacrifices. En voici un : entre octobre et novembre 1859, en Afrique Centrale et en Europe, il y a eu le passage d'une comète. Les indigènes croyaient que la comète avait été envoyée dans le ciel par Aciok, alors les chefs et les Tiets (magiciens et sorciers) se sont réunis pour décider quoi faire dans cette néfaste circonstance. Ils ont décrété qu'il fallait sacrifier huit bœufs au diable. Ils ont ensuite effectivement tué solennellement huit bœufs, et après de nombreuses cérémonies et beaucoup de chants, ils ont offert ces victimes à Acïok.
[2127]
Comme la comète se manifestait avec de plus en plus d'intensité; une assemblée a décidé de brûler une grande étendue de prairies et de pâturages.
Nous l'avons bien remarqué pendant la nuit car on y voyait comme en plein jour, et nous avons demandé aux indigènes la raison de tout de cela. " C'est pour brûler la comète " ont-ils répondu. " Et pourquoi voulez-vous la brûler ? " ai-je demandé. Ils ont répondu : " parce que la comète est un présage de malheurs et de désastres ", mais ils n'ont pas réussi à brûler la comète.
Un jour, nous avons vu une foule bien alignée dans la plaine, armée de lances et de flèches empoisonnées qui lançait ses armes contre la comète. Le soir, j'ai demandé à un chef pourquoi ils lançaient des flèches. " C'est pour tuer la comète ", m'a-t-il répondu. Quand la comète a finalement disparu, les indigènes ont fait une grande fête, ils ont chanté, dansé, ils ont montré leur reconnaissance, et ils ont fini par dire que Acïok (le diable) s'était calmé et apaisé.
[2128]
Celui qui fait les sacrifices, c'est à dire le ministre, est un personnage très respecté par les Noirs. Il s'appelle Tiet, c'est un sorcier, et il réunit les fonctions de prêtre, de médecin et de savant. Lorsqu'il y a un malade et qu'il est appelé, il doit d'abord dire si le malade guérira ou mourra. Si sa sentence est pour la guérison, on entoure le malade de nombreux soins et souvent il guérit. Si, au contraire, il dit que le malade mourra, alors on l'abandonne complètement de sorte que s'il ne meurt pas à cause de la maladie, il meurt car il a été abandonné par tout le monde.
Bien que les Noirs du fleuve Blanc soient moins avancés dans le progrès que nos premiers pères à l'époque d'Adam et Eve, ils ont cependant, dans les régions où l'Européen et le musulman ne sont jamais venus, des coutumes simples et pures. L'immoralité y est complètement inconnue. Si nous pouvons continuer notre ministère, ces régions se convertiront bientôt au catholicisme.
[2129]
Ces régions sont aussi peuplées d'immenses troupeaux d'éléphants. On ne passe jamais une nuit sans entendre l'affreux rugissement du lion. La panthère, le léopard et surtout l'hyène sont presque aussi communs que le chien en Europe.
On trouve, en grande quantité, d'énormes serpents, et il en est de même pour les crocodiles, les hippopotames, les scorpions qui sont beaucoup plus gros que les nôtres, etc. Comme on peut le voir, tout cela rend très dangereux le séjour du missionnaire dans ces pays.
Malgré tout nous étions heureux de pouvoir faire connaître à ces personnes les principes et la Foi de l'Evangile. Les troncs des arbres nous servaient de chaire pour prêcher et il y avait toujours des chefs et des Noirs tous nus, toujours armés de lances et de flèches empoisonnées. Ils écoutaient la Parole de Dieu avec une avidité extraordinaire et une application qui nous donnait beaucoup à espérer. Notre église pour offrir le Saint Sacrifice était parfois une petite hutte de cinq pieds de hauteur ou bien l'ombre d'un grand arbre. Nous avons dressé une Croix de 30 pieds dans la région des Ghogs.
[2130]
C'était la première fois que l'Evangile était prêché dans ces régions.
Nous avions expliqué aux indigènes que la Croix était le signe de notre salut et qu'ils devaient toujours recourir à elle pour leurs besoins. C'est ce qu'ils ont fait pendant longtemps et c'est ce qu'ils font sûrement encore à présent.
Cependant, comme nous n'étions pas sûrs que notre ministère continuerait à cause de la mort de nombreux missionnaires, nous n'avons pas cru prudent de donner le Baptême à ceux qui le demandaient, même après avoir reçu une instruction convenable.
Quand les missionnaires européens et indigènes pourront s'installer solidement chez les Africains, les tribus de l'Afrique Centrale entreront dans la bergerie de Jésus-Christ.
[2131]
Nous avons aussi construit une église parmi les Kichs. Elle a demandé beaucoup d'efforts à l'infatigable Lanz et à tous les missionnaires. Comme il n'y avait pas de pierres dans cette région, nous avons utilisé le bois d'ébène des immenses forêts de la région. Nous avons planté des échalas en ébène et, avec des briques faites avec de la boue et des coquillages du fleuve, nous avons construit de nos propres mains la maison de Dieu d'une largeur de 12 mètres et d'une longueur de 22 mètres, solidement couverte de paille comme les cabanes des indigènes.
L'église, qui était une merveille pour les Noirs, avait deux autels où on célébrait le Sacrifice Divin et les cérémonies des fêtes de l'année avec une joie qui n'était pas moins grande que la piété catholique dans les magnifiques cathédrales d'Europe. Les chefs des Noirs venaient de loin pour voir l'église et ils manifestaient un respect très édifiant.
[2132]
Mais la Providence préparait de dures épreuves aux pauvres missionnaires de l'Afrique Centrale !
Quand le Révérend Père Kirchner arriva avec nous à la Sainte Croix, il trouva, comme nous l'avons dit, que le Supérieur de cette mission, Bartholomé Mozgan était mort.
Quand il arriva chez les Bari, il trouva que le Supérieur de Gondocoro, Überbacher, était mort lui aussi. Kirchner, après avoir nommé Morlang Supérieur de ce poste, retourna à la mission de la Sainte Croix où il a trouvé mort aussi notre confrère l'Abbé Francesco Oliboni.
Ce vénérable missionnaire qui avait été pendant dix ans professeur au lycée Impérial de Vérone, était un homme d'éminente sagesse et de piété.
[2133]
Pour en dire un mot, il a traversé avec nous le désert en 26 jours et pendant ce temps, sous une chaleur terrible, il endura un jeûne et une abstinence très rigoureux, car il ne buvait et ne mangeait qu'une fois par jour après le coucher du soleil. Oliboni pour se préparer à la fête de Noël dans le désert, n'avait rien mangé, ni bu de midi du 23 jusqu'à 10 heures du 25 décembre, c'est-à-dire pendant 45 heures à la suite après avoir passé 18 jours à dos de chameau.
Outre ses prières personnelles qu'il récitait pendant plusieurs heures de la journée, il récitait toutes les nuits entre 50 et 60 Psaumes de David avec les méditations respectives, et pendant son séjour chez les Kichs, il ne s'est jamais couché. Mais assis sur un banc ou un tabouret, il se reposait en appuyant son bras contre une caisse. Il se coucha seulement le 19 mars, et il mourut le 26.
Je lui avais fait trois saignées ; il allait mieux le 24, mais une terrible fièvre l'emporta. Avant de mourir, il nous a adressé une tendre recommandation, en nous encourageant à rester constants jusqu'à la mort pour la conversion des pauvres Noirs. Plein de Foi en embrassant le Crucifix il a rendu son esprit à Dieu.
Quand Kirchner arriva à Khartoum, il y trouva l'Abbé Alessandro Dalbosco Supérieur de la mission parce que le Révérend Vicaire Général, Gostner, était mort. Le Vicariat de l'Afrique Centrale était privé d'un grand appui en perdant ce missionnaire valide.
[2134]
Touché par ces graves pertes, le Révérend Kirchner s'est hâté d'en informer le Pro-Vicaire Apostolique qui était allé en Europe. Au bout d'une semaine, arriva à Khartoum la nouvelle que le Docteur Knoblecher était mort à Naples. En effet, lorsque le Pro-Vicaire quitta la mission en octobre 1857 pour se rendre en Europe, il tomba malade pendant le voyage sur le Nil. Au Caire il faisait déjà froid, ce qui fit empirer sa maladie et l'obligea à rester en permanence dans une chambre du couvent des Révérends Pères Franciscains.
A Alexandrie, la maladie s'aggrava. Espérant trouver en Italie du sud des moyens plus efficaces pour se rétablir, il s'embarqua le 5 janvier à bord d'un bateau pour aller à Naples. Il y arriva très affaibli à la mi-janvier. L'ambassadeur d'Autriche auprès du Roi des Deux-Siciles, Monsieur le Chevalier de Martini, lui rendit visite dans un hôtel où il souffrait d'une forte toux et où il était soigné par le docteur Zimmerman. Par l'entremise de son Excellence le Nonce Apostolique, Monseigneur Ferrari, le Pro-Vicaire obtint un accueil bienveillant chez les Pères Augustins qui en prirent grand soin.
[2135]
Il trouva dans la personne du Révérend Père A. Eichholzer, confesseur de la Reine, un véritable ami. Par son entremise, Monsieur Lucarelli, médecin renommé, commença son traitement avec un grand soin. Mais la maladie empirait davantage à cause d'une forte toux, d'une fièvre continuelle et de fortes douleurs à la poitrine. Il a rapidement été contraint de rester alité. Il crachait souvent du sang et reçut alors le Sacrement des malades. Cependant, les soins attentifs, assidus et adaptés des médecins lui ont permis, au bout de deux mois, d'entrer dans une convalescence qui donnait un espoir de guérison.
Comme le Pape Pie IX avait à cette époque-là proclamé un Jubilé, le Pro-Vicaire voulut gagner les indulgences qui y étaient attachées. C'est pour cela qu'il pria son confesseur, le Père Lodovico, Recteur du couvent, de lui prêcher une retraite de 10 jours, ce qui a été, pour lui, une grande consolation.
[2136]
" Aussi souvent que je le visitais - écrivit-il en Allemagne - il voulait que je lui parlasse seul sur des choses divines. Il se confessa souvent et il reçut souvent la sainte communion. Il ne regretta rien de plus que de ne pas pouvoir offrir le Saint Sacrifice de la Messe" Peut-être fut-ce à cause de son application à accomplir les exercices spirituels de la retraite qu'il retomba gravement malade.
Dieu rappelait à Lui ce grand Serviteur pour lui donner une digne récompense pour ses grands mérites. Quarante heures avant sa mort, étant seul dans sa chambre il voulut suivre l'exemple des plus grands saints ; il se coucha par terre, en attendant sa fin dans cette position. Le bruit alerta les religieux qui accoururent tous ; ils le mirent dans son lit et ils lui ordonnèrent de se soumettre à la volonté de Dieu et de rester au lit. La nuit avant sa mort, il fit appeler le Père Prieur. Malgré ses douleurs inexprimables il lui dit de prendre un cierge de sa malle et de l'allumer. Il l'avait reçu dans l'église du Saint-Sépulcre à Jérusalem et il le conservait depuis 1847. Il pria le Supérieur de recevoir le dernier acte de consécration de sa vie à Dieu. Lui-même prit le Saint-Crucifix entre ses mains et il fit à haute voix le sacrifice de sa vie à Dieu son Créateur en expiation de ses péchés. Il prononça ces paroles avec une telle ferveur que le Prieur et tous les Pères ne purent retenir leurs larmes.
[2137]
Le 13 avril 1858, vers midi, le Pro-Vicaire Knoblecher expira à l'âge de 38, ans, 9 mois et 7 jours (il était né le 6 juillet 1819).
Son corps fut exposé dans l'église des Augustins. Le Haut Comité de Vienne fit célébrer un service funèbre, et le Nonce Apostolique, Monseigneur de Luca, officia. La dépouille mortelle fut ensuite transportée à Laybach où on érigea un monument imposant.
Knoblecher a laissé de nombreux écrits qui ont enrichi la géographie, la botanique, l'histoire naturelle et la philologie des langues du Fleuve Blanc.
Les missions ont perdu avec lui un grand champion et l'Eglise Catholique un de ses fils et apôtres les plus dignes.
[2138]
Quand, en 1857, le Pro-Vicaire entreprit son voyage en Europe, les missions étaient florissantes. Des écoles avaient été ouvertes à Khartoum, à la Sainte Croix, à Gondocoro et il y avait des missionnaires apostoliques très capables qui travaillaient avec beaucoup de zèle et sans se ménager par amour de Dieu et des pauvres Noirs.
Les missionnaires étaient dispersés sur la ligne orientale de l'Afrique Centrale entre le Tropique du Cancer et l'Equateur. Mais l'année suivante, comme nous l'avons dit, la Mission a subi les coups les plus durs dans toutes ses trois stations surtout à Khartoum où le Vicaire Général Gostner avait réagi avec force et avec zèle apostolique à la mort du Pro-Vicaire. En Europe on se rassurait en pensant que Gostner aussi serait capable de soutenir l'Œuvre. Propaganda Fide s'empressa de le nommer chef de cette grande mission. Cette nouvelle ne lui parvint pas car trois jours après la mort de Knoblecher, une fièvre violente l'emporta à l'âge de 36 ans, le 16 avril 1858 à Khartoum.
[2139]
Le Cardinal Barnabò, Préfet de la Sacrée Congrégation de Propaganda Fide, dès qu'il prit connaissance de toutes ces pertes et surtout de la mort de Gostner, fut catégorique : " Après tant de pertes, tant de sacrifices, il faut mettre un terme à cette mission ". Le célèbre professeur Mitterrutzner, auquel le Cardinal avait adressé ces paroles le 6 septembre 1858 se permit de faire observer à Son Eminence que certainement les pertes avaient été grandes et les sacrifices même très grands, mais qu'il y avait dans la mission plusieurs hommes valables en mesure de continuer l'Œuvre commencée et que l'on en trouverait aussi d'autres à l'avenir. Les sacrifices avaient été grands, c'est évident, mais les succès ne devaient pas être méprisés car, dans cette mission, il y avait trois écoles florissantes, et les élèves du Collège de la Propagande, Andrea Scharri et Alessandro Dumont en étaient les fruits.
Une communication écrite par Son Eminence Elle-même portait ces élèves au dessus de tout éloge eu égard à leur talent, leur piété et jugement.
Ces présentations ont finalement permis à la mission de ne pas être fermée, et on s'occupa du choix d'un nouveau Pro-Vicaire.
[2140]
Propaganda Fide et le Comité de Vienne choisirent le vénérable missionnaire Matteo Kirchner. Il était à Khartoum quand il reçut la lettre de sa nomination comme chef du Vicariat. Homme de grande humilité et effrayé par les énormes difficultés de la sainte entreprise, il décida de n'accepter la direction de la mission qu'après avoir présenté à Propaganda Fide tous les obstacles qu'il voyait dans l'accomplissement de son devoir afin qu'elle décide pour le plus grand bien de la mission.
Kirchner partit pour l'Europe après avoir confié la mission de Khartoum à la direction du pieux Abbé Alessandro Dalbosco, qu'il nomma aussi Procureur pour les missions du Fleuve Blanc.
Arrivé à Rome, après une longue résistance, il accepta la lourde charge de Pro-Vicaire Apostolique de l'Afrique Centrale. Suite aux conseils de Propaganda Fide afin de protéger la vie des missionnaires, il projeta de fonder une mission à un endroit du Vicariat où le climat était bon et supportable pour les Européens.
[2141]
Tous les Missionnaires devaient aller dans cette mission pour recouvrer leur santé et se reposer après les énormes efforts de leur apostolat.
En l'absence des Missionnaires, les missions catholiques de la Sainte Croix et de Gondocoro devaient être confiées à la garde d'un indigène sûr et fidèle, et une seule fois par an, quand le vent du nord souffle au mois de novembre, les Missionnaires pourraient quitter la mission projetée pour visiter et pour régler les affaires dans des missions catholiques de Khartoum et du Fleuve Blanc.
Propaganda Fide s'était chargé de fournir l'argent nécessaire à la fondation de cette mission pour laquelle on avait choisi le village de Schellal, situé en face de l'île de Philae à 1000 kilomètres environ de Khartoum et à 20 d'Assouan, à la limite du territoire égyptien et nubien, au-delà de la première cataracte (24°11'34" de Latitude Nord et 30°16' de Longitude Est de Paris).
A son retour en Afrique Centrale, le nouveau Pro-Vicaire prit avec lui trois Pères de l'Ordre de Saint François d'Assise : le Père Giovanni Ducla Reinthaller de Graz et deux Italiens de la province de Naples dont un mourut au Caire.
Au mois de juin 1858 le Révérend Père Luigi Vichweider, né à Virgl près de Botzen au Tyrol, du diocèse de Trente, quitta l'Europe et le 25 janvier 1859 il était déjà installé à Gondocoro.
[2142]
Alors que les missionnaires de l'Abbé Nicola Mazza travaillaient activement dans le Vicariat de l'Afrique Centrale, soit à Khartoum où l'Abbé Dalbosco dirigeait la mission et remplissait les fonctions de Procureur Général du Vicariat, soit à la Sainte Croix où les Abbés Beltrame, Melotto et Comboni, après avoir appris la langue des Denka, s'occupaient de l'instruction des Kichs et exploraient soigneusement les régions avoisinantes où on parle le Denka, Son Eminence le Cardinal Barnabò exprima au pieux fondateur l'Abbé Nicola Mazza son désir de céder à ses prêtres missionnaires la mission de la Sainte Croix, pour mettre ainsi à disposition du Pro-Vicaire Apostolique le pieux et bon missionnaire Giuseppe Lanz pour d'autres missions ; ainsi que tous ceux qui, plus tard, seraient envoyés dans cette mission. Voici ce que l'Abbé Nicola Mazza nous écrivait de Vérone le 8 mars 1859 :
[2143]
" Mes chers enfants, Son Eminence le Cardinal Barnabò, Préfet de la Sacrée Congrégation de la Propagation de la Foi m'a écrit que son souhait serait de confier à mes missionnaires la station de la Sainte Croix et de la mettre ainsi entre mes mains, et il souhaite aussi que je prenne toutes les mesures possibles pour éduquer le plus grand nombre possible de filles et de garçons noirs dans mes Instituts africains de Vérone, afin de former des institutrices et des instituteurs, pour pouvoir fonder avec ces éléments deux collèges dans la mission principale de Khartoum, l'un masculin et l'autre féminin. J'ai répondu à cette lettre en disant que j'acceptais volontiers la mission de la Sainte Croix et que je ferai tout mon possible pour fournir des institutrices et des instituteurs pour les deux collèges de Khartoum.
[2144]
Il me semble bien que de telles idées soient venues de Dieu. La mission de la Sainte Croix sera ainsi pour nous la mission principale, le chef-lieu d'où l'on pourra pénétrer petit à petit chez les Denka. Les deux Collèges fondés à Khartoum par les instituteurs que nous avons formés ne nous causeront pas de problèmes car nos anciens élèves y sont présents, et il est certain qu'ils se sentiront très attachés à la mission des Denka, et feront, autant qu'ils le pourront, son bien spirituel et temporel. Pour vous et pour moi, mes chers enfants, ce sera une grande joie de pouvoir agir avec l'approbation de Rome qui est notre unique et très chère Mère.
Il me semble qu'en fournissant aux deux collèges de Khartoum des instituteurs et des institutrices noirs et en éduquant des garçons et des filles noirs, les missions de la Sainte Croix et des Denka seront avantagées parce que je suis sûr que l'on fera de justes répartitions, surtout parce que les institutrices et les instituteurs originaires de la Sainte Croix et de la tribu seront assignés à ces missions ".
[2145]
Nous n'étions pas informés de ces dispositions de Propaganda Fide et de notre Supérieur général ; en suivant donc toujours les instructions reçues auparavant, nous nous sommes consacrés à la prédication de l'Evangile et aux visites des villages où la langue des Denka était parlée. Nous avons constaté que cette langue était très répandue en Afrique Centrale car elle était parlée dans les contrées suivantes :
A droite du Fleuve Blanc :
1. Par les tribus des Denka entre les 9ème et 12ème degrés de Latitude Nord, au nord du fleuve Sobat
2. Par la tribu des Bors entre les 6ème et 7ème degrés de L. N.
3. Par la tribu des Tuit au nord des Bors
4. Par la tribu des Donghiol
5. Par la tribu des Agnarkuei
6. Par la tribu des Abuio
7. Par la tribu des Agher
8. Par la tribu des Abialagn.
A gauche du Fleuve Blanc :
9. Par la tribu des Eliab en dessous du 6ème degré de L.N.
10. Par la tribu des Kichs entre les 6ème et 8ème degrés de L.N.
11. Par la tribu des Atuot au sud-ouest des Kichs
12. Par la tribu des Ghoghs au nord-ouest des Atuot
13. Par la tribu des Arols au nord des Ghoghs
14. Par la tribu des Gianghe qui habitent sur la rive gauche des deux fleuves : Blanc et Ghazal et les Schelluk ; elle s'étend beaucoup dans l'intérieur.
[2146]
15. La grande tribu des Nuer au nord des Kichs, qui s'étend largement sur les deux rives du Fleuve Blanc, parle sa propre langue, mais les Nuer connaissent et parlent aussi le Denka.
16. La puissante et formidable tribu des Schelluks, entre les 9ème et 12ème degrés de L.N., parle sa propre langue, mais elle connaît et utilise aussi la langue des Denka.
17. Les tribus situées à l'intérieur de la péninsule de Sennar parallèlement au Mont Berta parlent aussi le denka, il s'agit de :
a) la tribu des Ghiel
b) la tribu de Yom
c) la tribu des Beer
18. De nombreuses autres tribus situées dans la partie supérieure du fleuve Sobat et du Bahr-el-Ghazal parlent aussi le Denka. On m'a assuré que cette langue était aussi parlée par d'autres tribus de l'intérieur, vers le Lac Tchad et le vaste empire de Bornou, mais j'en ignore complètement les noms.
L'infatigable Abbé Beltrame, après son retour en Europe, avait beaucoup étudié et révisé ce qu'il avait écrit sur cette langue, et il en avait bien corrigé la grammaire et le dictionnaire. Mais celui qui a rendu un immense service aux missions de l'Afrique Centrale fut l'illustre Mitterrutzner. Ce célèbre polyglotte, grâce à ses profondes connaissances philologiques et à l'aide des écrits des missionnaires et à celle des deux jeunes Denka et Bari, a publié deux ouvrages très importants sur ces deux langues, les plus nécessaires pour la mission de l'Afrique Centrale :
Die Denka - Sprache in Central-Afrika
Kurze Gammatik, Text und Wörterbuch
von J.C. Mitterrutzner, Brixen, 1866
puis :
Die Sprache der Bari in Central-Afrika
Gammatik, Text und Wörterbuch
von J.C. Mitterrutzner ; Brixen, 1867
[2147]
Après nos longues et intéressantes explorations, après d'énormes fatigues et de pénibles maladies, nous avons fait voile vers Khartoum. Arrivés en face de Denab, que nous pensons être avec Kotschy, la capitale des Schelluks, on nous a annoncé que le Roi avait été étranglé par des chefs, membres de sa famille, parce que, chez les Schelluks, mourir de mort naturelle était lâche et honteux. Le Roi était encore enfermé dans sa hutte et après deux mois il n'avait pas encore été enterré, parce que son successeur, qui devait être le fils de son frère, nommé Gheu, n'avait pas encore été élu.
L'élection dépendait du peuple et le Roi ne serait enterré qu'après l'installation de son successeur. On nous a assuré que le Roi reçoit comme impôts et comme rétributions le tiers des biens arrachés aux étrangers par le brigandage et les vols de ses sujets. Il faut donc dire que parmi les Schelluks le brigandage et le vol sont favorisés et encouragés par le Roi. C'est la seule tribu de Noirs qui a cette horrible loi.
[2148]
Il me semble que la raison de cette pratique est peut-être que les Schelluks sont les peuples les plus exposés aux attaques barbares des Nubiens leurs voisins. Les Nubiens, les Dongoliens se précipitent surtout sur les Schelluks pour arracher leurs garçons et filles pour l'infâme commerce des esclaves. Les horribles violences des giallabas nubiens ont tellement irrité les Schelluks qu'ils sont eux-mêmes devenus cruels envers les étrangers.
Après beaucoup de peines nous sommes arrivés à Khartoum, où notre cher compagnon, l'Abbé Angelo Melotto, qui avait été l'ange du conseil et de la prudence de notre petit groupe, épuisé par les fièvres et les fatigues, expira dans nos bras le 26 mai 1859 à l'âge de 31 ans.
[2149]
Le Pro-Vicaire Apostolique, l'Abbé Matteo Kirchner, arriva à Khartoum avec la ferme intention de mettre à exécution les nouvelles dispositions sur la façon de déployer la future activité des Missionnaires, sur laquelle il était d'accord avec Propaganda Fide. Pendant qu'il se rendrait en Egypte pour demander à Son Altesse le Vice-Roi un terrain à Schellal afin d'y bâtir la nouvelle station, l'Abbé Beltrame fut chargé par le Pro-Vicaire de se rendre sur le Fleuve Blanc pour rappeler les Missionnaires, pour rassembler les élèves noirs que la prudence autoriserait et pour retirer de ces missions tous les objets qui seraient utiles pour la nouvelle maison.
[2150]
Le premier décembre, l'Abbé Beltrame partit de Khartoum avec la Stella Mattutina et trois autres bateaux. Arrivé à la Sainte Croix il chargea M. Kaufmann de préparer tous les objets à transporter à Schellal, tandis que lui et l'Abbé Giuseppe Lanz se rendaient chez les Bari. Mais arrivés à Gondocoro ils constatèrent que le pieux et zélé Abbé Vichweider était mort depuis le 3 août 1859 après deux mois de fièvres intermittentes qui étaient devenues pernicieuses.
En quelques jours, les trois barques furent chargées des objets de la mission et après avoir confié la maison à un des chefs les plus fidèles qui s'appelait Medi, les Missionnaires retournèrent à la Sainte Croix où tout était prêt pour être embarqué.
Quand les Kichs se sont rendus compte que les Missionnaires partaient, tous furent remplis de peine. Ils disaient : "Si vous nous abandonnez, qui nous défendra des soldats Dongoliens quand ils viendront nous tuer et voler nos enfants et notre bétail ? Vous avez été nos pères jusqu'à présent, vous avez instruit nos enfants et vous nous avez enseigné la voie du Ciel, vous avez soulagé nos pauvres et soigné nos malades. Qui viendra nous consoler et s'occuper de notre santé ?"
Les Kichs, bien que suspicieux par nature, avaient bien fait la distinction entre les Missionnaires qui venaient parmi eux leur faire du bien, et les Turcs et les commerçants qui allaient chez eux pour les tuer, voler leur bétail, leur ivoire, et enlever leurs femmes et leurs enfants. Ils ne se sont apaisés qu'après la promesse que les Missionnaires reviendraient l'année suivante.
Les quatre bateaux sont arrivés avec les quatre Missionnaires à Khartoum où, peu de temps après, le pieux et zélé Abbé Giuseppe Lanz rendit l'âme à son Créateur après quatre ans de laborieux apostolat.
[2151]
Sur ces entrefaites le Pro-Vicaire Apostolique s'était rendu au Caire et avait obtenu de Son Altesse Saïd Pacha un beau terrain à Schellal sur lequel il avait commencé la construction qui fut terminée en peu de mois. Les Missionnaires du Fleuve Blanc et de Khartoum s'y étaient déjà installés, et la Stella Mattutina, guidée à travers les cataractes, après avoir franchi de nombreux obstacles, jeta l'ancre au Caire où le Vice-Roi d'Egypte donna aux Missionnaires une belle somme d'argent, (plusieurs milliers d'écus), pour la réparer, ce qui a été fait au mois d'avril 1861.
[2152]
Le Pro-Vicaire, effrayé par les nouvelles pertes de Missionnaires et préoccupé pour l'avenir de la Mission, désirant ardemment le salut des indigènes, décida de mettre à exécution le projet qu'il avait conçu quelque temps auparavant, c'est-à-dire de confier la Mission à un Ordre Religieux important qui pourrait entreprendre et conduire à de bons résultats cette œuvre si importante et si difficile. Par l'entremise de Son Eminence le Cardinal Barnabò, Kirchner s'adressa au Révérend Père Bernardino da Montefranco, Général des Franciscains, homme d'éminentes sagesse et charité qui avait été Gardien de Terre Sainte entre 1850 et 1856. Le Père Général, bien disposé à concourir à cette grande entreprise, digne de son glorieux Ordre qui a donné à l'Eglise des milliers d'apôtres et de martyrs, ayant vu les préparatifs et les espoirs des Œuvres pour les Noirs fondées à Naples par ce prodige de charité qu'était le révérend Père Lodovico da Casoria, reçut avec satisfaction la demande du Pro-Vicaire.
[2153]
Pour répondre aux souhaits du Haut Comité de Vienne qui avait exprimé au Cardinal Préfet de Propaganda Fide le désir que les Allemands soient favorisés car les dons pour la mission venaient d'Autriche, le Père Bernardino, le 1er juin 1861, envoya de Rome une Circulaire à toutes les Provinces franciscaines d'Allemagne pour réunir un bon nombre de Missionnaires de son Ordre afin de les envoyer en Afrique Centrale.
Voici la Circulaire
Frère Bernardino de Montefranco
de L'Observance Régulière de Saint François, etc. etc.
Ministre Général de l'Ordre des Mineurs etc. etc.
[2154]
Aux Supérieurs, aux religieux prêtres de nos provinces allemandes qui nous sont très chers, salut et bénédictions séraphiques dans le Seigneur.
Notre Ordre Séraphique est né grâce à l'ardeur du célèbre Fondateur Saint François, non seulement pour tirer les hommes de la fange des péchés et des vices et donner la grâce du salut, mais aussi et surtout pour la conversion des peuples assis dans les ténèbres de la faute mortelle.
Nous, en imitant le zèle de notre Saint Père et des saints successeurs ses fils et nos aînés, dès que nous avons été élu à la direction de tout l'Ordre, et bien que nous en soyons indigne, nous nous sommes engagé, souvent avec de nombreuses lettres, à stimuler nos jeunes Prêtres, surtout dans les provinces italiennes, à avoir cet esprit de vraie charité.
L'illustre Matteo Kirchner, Pro-Vicaire Apostolique, nous a écrit du Grand Caire afin que nous puissions l'aider avec nos jeunes prêtres, surtout des provinces allemandes, pour cultiver cette nouvelle vigne mystique du Seigneur qui est restée jusqu'à présent opprimée par les tribulations et les ronces, et nous désirons l'aider.
Par cette lettre nous exhortons nos jeunes fils Prêtres des provinces susnommées, afin que, si certains d'entre eux se sentent appelés à cette grande œuvre de piété, qu'ils s'empressent de nous écrire ; nous leur enverrons immédiatement les lettres d'Obéissance si, après avoir lu les lettres de témoignages que les Ministres provinciaux respectifs doivent nous envoyer avec la demande, nous constatons en eux les conditions nécessaires pour assumer une si grande tâche.
En attendant, nous exhortons les Révérends Ministres Provinciaux a ne pas essayer d'empêcher les jeunes, qu'ils voient remplis d'un véritable esprit de charité pour les âmes, de se consacrer à cette tâche.
De Rome
Ara Cœli, le 1er juin 1861.
Frère Bernardino
Ministre Général
(Texte originel en latin)
[2155]
Après avoir reçu la réponse favorable du Révérend Père Général de l'Ordre Séraphique, le Pro-Vicaire Kirchner avec le Père Reinthaller s'est rendu à Rome au mois d'août où, avec l'approbation de Propaganda Fide, il a définitivement confié le Vicariat de l'Afrique Centrale à l'Ordre Séraphique, et le Révérend Père Reinthaller a été nommé Supérieur de la mission.
Avec l'autorisation du Révérend Père Général, le Père Reinthaller, nouveau chef de la mission de l'Afrique Centrale, muni d'une trentaine de lettres d'Obéissance signées par le Général pour les religieux qui désiraient se consacrer à l'apostolat parmi les Noirs, a parcouru les Provinces de la Vénétie et de l'Autriche et a réussi à réunir une importante phalange de 34 Missionnaires prêtres et laïcs. En novembre tout le groupe partit de Trieste et vers la mi-janvier 1862 arriva à Scellal dans la nouvelle station.
[2156]
Dès que les Révérends Pères Franciscains se furent installés dans le Vicariat de l'Afrique Centrale, tous les anciens Missionnaires allemands et véronais, quittèrent la mission et retournèrent en Europe.
Après avoir laissé quelques Pères et Frères dans la mission de Schellal, le Père Reinthaller traversa le désert avec tous les autres et il arriva à Khartoum où une partie des Missionnaires resta sur place, tandis que la plupart d'entre eux, avec le Pro-Vicaire se dirigeait vers le Sud. Quelques-uns moururent pendant le voyage. Le Père Reinthaller tomba gravement malade chez les Schelluks ; à cause de cela il retourna à Khartoum, tandis que les autres Pères s'installèrent parmi les Kichs à la Sainte Croix où ils ont reçu, au sein de l'Eglise, quelques enfants africains.
[2157]
En 1862, une autre caravane des Fils de Saint François se dirigea vers Schellal ; il y avait environ 24 personnes parmi lesquelles trois religieux du Révérend Père Lodovico da Casoria de Naples (ils étaient 5 dans l'expédition de 1861). Ils ont eu peur en apprenant la nouvelle que le Révérend Père Supérieur Reinthaller extrêmement affaibli par les fièvres, s'était rendu à Berber, où après avoir enduré de grandes souffrances, il avait rendu l'âme à son Créateur.
Beaucoup de Missionnaires le suivirent dans l'éternité. D'autres regagnèrent l'Europe ou furent accueillis avec bonté dans la mission des Pères Franciscains de la Terre Sainte.
[2158]
En de pareilles circonstances, il a fallu abandonner les missions de Gondocoro et de la Sainte Croix qui étaient trop éloignées, et on décida de n'occuper que les missions de Khartoum et de Schellal.
Après la mort de Reinthaller, la Sacrée Congrégation de Propaganda Fide, à partir de 1862, confia provisoirement la direction du Vicariat de l'Afrique Centrale au Vicaire Apostolique d'Egypte. La mission de Schellal a été fermée peu de temps après et la mission de Khartoum fut occupée seulement par deux Franciscains : le Révérend Père Fabiano d'Eggenthal au Tyrol, qui est resté Supérieur de la Maison et un Frère laïque.
[2159]
Après cette période, le Cardinal Préfet demanda à Monseigneur Pasquale Vuicic, Evêque d'Anfitello et Vicaire Apostolique de l'Egypte, d'entreprendre un voyage en Afrique Centrale afin de visiter la mission et d'en informer ensuite Propaganda Fide sur l'opportunité et les modalités pour reprendre l'apostolat catholique dans ces contrées. Mais les graves et importantes affaires de la mission d'Egypte ne lui ont jamais permis de disposer des plusieurs mois nécessaires, pour bien accomplir les ordres de Propaganda Fide.
[2160]
En 1854, le Père Lodovico da Casoria, digne fils de Saint François d'Assise, animé d'un grand zèle pour le salut des pauvres Noirs, avait fondé à Naples deux Instituts : le masculin était dirigé par ses Frères Bigi du Tiers Ordre qu'il avait institué pour entreprendre ses admirables œuvres de charité créées par lui en faveur des pauvres de cette capitale. L'Institut féminin était dirigé par les Sœurs des Stigmates, tertiaires de Toscane, qu'il avait appelées à Naples pour diriger et développer les autres œuvres de charité qu'il venait de fonder pour les filles pauvres du peuple.
L'Institut masculin comptait 60 élèves africains qu'il avait fait venir peu à peu d'Egypte et qu'il fit instruire, selon l'inclination et les talents de chacun, dans les sciences et les arts, afin de les amener ensuite en Afrique Centrale pour qu'ils soient utiles à leurs compatriotes. Ils étaient tous, petits et grands, vêtus de la bure des Frères Bigi du Tiers Ordre de Naples.
L'institut féminin, qui a eu jusqu'à 120 Noires, était organisé de la même façon et dans le même but. Depuis 1865 le Père Lodovico savait que la maison de Schellal avait été abandonnée, et comme il voyait que son œuvre était suffisamment développée pour permettre l'envoi de quelques Noirs en Afrique, par l'intermédiaire du Révérend Père Général de son Ordre, il demanda la maison de Schellal pour son Institut Africain de Naples. Le Cardinal Barnabò, toujours désireux de seconder les œuvres qui avaient pour but la conversion des infidèles, accorda la maison de Schellal au Père Général des Franciscains pour qu'il la confie à l'Institut du Père Lodovico.
[2161]
Au mois de juin de la même année l'Abbé Nicola Mazza, parfaitement informé des conditions dans lesquelles se trouvaient les affaires de l'Afrique Centrale, m'envoya à Rome muni d'une pétition signée de lui-même pour demander à Propaganda Fide une mission dans la Nigrizia pour son Institut d'après son Plan dont nous avons parlé plus haut.
Alors que le Cardinal Préfet exprimait sa volonté de diviser le Vicariat en deux parties, dont la première serait confiée à l'Ordre Franciscain et la seconde à l'Institut Mazza, à la demande de Son Eminence, et avec les instructions de mon Supérieur, j'ai présenté ce projet de division à Propaganda Fide :
[2162]
1. La mission du Nil Occidental, confiée à l'Ordre Séraphique avec les frontières suivantes :
au Nord, le Vicariat de l'Egypte,
à l'Est, le Nil et le Fleuve Blanc,
au Sud, l'Equateur,
à l'Ouest ...l'infini.
2. La mission du Nil Oriental, confiée à l'Institut Mazza avec les frontières suivantes :
au Nord, le tropique du Cancer,
à l'Est, les Vicariats d'Abyssinie et des Gallas,
au Sud, l'Equateur,
à l'Ouest, le Nil et le Fleuve Blanc.
[2163]
Le Cardinal Barnabò recevant ce projet de division avec beaucoup d'intérêt, s'est réservé de communiquer directement avec mon Supérieur et le Révérend Père Général des Franciscains pour constater formellement si les deux Instituts possédaient le personnel et les moyens financiers nécessaires pour prendre en charge ces Missions, d'après le projet de division formulé par leurs représentants. Après quoi Son Eminence soumettrait le dossier à la Sacrée Congrégation pour qu'elle l'examine et puis il promulguerait les Décrets Apostoliques pour l'érection canonique des deux nouvelles Missions.
Pendant que j'attendais dans la Ville Eternelle les résultats de ces démarches bureaucratiques, à Vérone, l'illustre Fondateur de mon Institut, l'Abbé Nicola Mazza, à l'âge de 75 ans, rendait son âme à Dieu.
Le respectable Conseil Général des Franciscains déclara alors au Cardinal Barnabò que, pour le moment, il ne pouvait approuver aucun projet de division, parce qu'il ne connaissait pas suffisamment le terrain en question, et qu'il n'avait pas assez de renseignements et de détails concernant le Vicariat de l'Afrique Centrale pour être à même d'en céder une partie à une autre Institution.
[2164]
Au vu de ces justes raisons des vénérables Pères Franciscains, Son Eminence le Cardinal Préfet jugea opportun de ne prendre aucune décision au sujet du projet de division proposé, mais, dans sa grande sagesse, il établit que le Père Lodovico, comme Représentant de l'Ordre Séraphique, et moi, comme Représentant de l'Institut Mazza, nous devrions entreprendre un voyage en Afrique Centrale pour étudier et examiner l'affaire sur place et, après avoir soumis nos idées au conseil et au jugement du Vicaire Apostolique d'Egypte, le Chef du Vicariat, nous pourrions établir un projet de division plus juste et convenant aux deux parties ; ensuite il serait présenté à la Sacrée Congrégation de Propaganda Fide .
[2165]
La décision de Son Eminence était très sage, car pendant notre séjour en Afrique, la direction de mon Institut, qui s'était vu contrainte de limiter ses œuvres à cause de la mort du Fondateur, aurait le temps suffisant pour décider si les nouvelles circonstances lui permettraient d'accepter ou non la Mission. Entre-temps, le Père Lodovico pourrait conduire en Afrique les premiers Missionnaires de son Institut et prendre en charge la mission de Schellal.
[2166]
Notre départ pour l'Afrique avait été fixé au mois de novembre et Son Eminence le Cardinal Préfet m'avait accordé une petite somme d'argent pour mon voyage en Afrique. Au mois d'octobre le Père Lodovico, moi-même et trois religieux africains parmi lesquels il y avait le Père Bonaventura de Khartoum, nous avons voulu nous rendre dans la capitale de l'Autriche pour implorer de la Société de Marie des secours pour Schellal. Nous sommes passés à Brixen pour consulter l'illustre professeur Mitterrutzner à propos d'un nouveau plan de division du Vicariat de l'Afrique Centrale, à présenter à Rome lors de notre retour en Europe, parce que le Père Lodovico n'était pas satisfait de celui qui avait été présenté à Propaganda Fide.
L'illustre Professeur, avec beaucoup de sagesse, nous a prouvé que le meilleur projet de division serait de partager le Vicariat du Nord au Sud, au lieu de le diviser de l'Est à l'Ouest, c'est-à-dire qu'il faudrait confier aux Franciscains les régions de l'Egypte jusqu'aux premières tribus noires au 12ème degré de L. N., et à l'Institut Mazza, les régions à partir de ce point jusqu'à l'Equateur. Tout cela, pour d'importantes raisons exposées dans une lettre en latin adressée par Mitterrutzner au Père Lodovico à Vienne le 29 octobre 1865.
[2167]
Les démarches accomplies à Vienne en faveur de la Mission de Schellal n'avaient pas été inutiles, en effet le Comité céda au Père Lodovico le droit d'utiliser tous les meubles de la mission, de la chapelle et des ateliers. Toutefois le Comité fit savoir que les ressources de l'Association suffisaient à peine pour la Mission de Khartoum, la seule dont elle pouvait s'occuper.
Cependant, trois mois plus tard, grâce à l'intervention du Cardinal Préfet, le Haut Comité assigna aux Religieux du Père Lodovico résidant à Schellal, la somme de 1.200 francs par an.
[2168]
Le 6 janvier 1866, fête de l'Epiphanie, nous sommes arrivés à Schellal, et le Père Lodovico prit possession de cette mission catholique. Trois jours après, à cause de certaines lettres urgentes qu'il venait de recevoir, il quitta la mission pour retourner à Naples. Ainsi le but principal de notre voyage au centre de l'Afrique n'a pas été atteint et deux mois après, je rentrais moi aussi en Europe
Les religieux du Père Lodovico da Casoria restèrent huit mois dans la mission de Schellal ; puis, à cause du manque de ressources, cette mission fut fermée et les Missionnaires se mirent sous la direction et au service des Franciscains de la Terre Sainte.
[2169]
Le Père Fabiano resta seul à Khartoum pendant quatre ans, aidé par un Frère laïque. En 1868, le Révérend Père Dismas Stadelmeyr d'Innsbruck et le Frère laïque Gerardo Keller sont arrivés pour l'aider.
Au mois de décembre 1869 le Révérend Père Ilario Schalter du Tyrol, Mineur Réformé, passa par Le Caire, et se rendit à Khartoum pour aider le Père Dismas, élu Supérieur de la maison, après le retour en Europe du Père Fabiano Pfeiffer.
[2170]
D'après ce que je viens d'exposer dans ce petit Rapport, il faut se poser les questions suivantes :
1. Quels sont les résultats qui ont été obtenus et le bien qui a été fait dans le Vicariat de l'Afrique Centrale après sa fondation de 1846 à 1867 ?
2°. Pourquoi l'Ordre des vénérables Fils de Saint François n'a-t-il pas obtenu les résultats que l'on espérait de son activité apostolique ?
3°. Quel est le système le plus convenable et le plan le plus efficace pour entreprendre avec succès l'apostolat en Afrique Centrale ?
(N.B. Jusqu'ici le texte originel est en français, corrigé)
[2171]
Je réponds en disant ceci :
Il faut avant tout admettre que les débuts d'un apostolat catholique au sein d'une population étrangère donnent généralement des résultats dont on peut rarement évaluer la juste mesure. Les conquêtes évangéliques sont très différentes des conquêtes politiques. L'apôtre ne travaille pas pour lui, mais pour l'éternité ;
il ne cherche pas son bonheur, mais celui de ses semblables, il sait que son œuvre ne meurt pas avec lui, que sa tombe est le berceau de nouveaux apôtres. C'est pour cela qu'il ne mesure pas ses pas en fonction de ses désirs, mais toujours avec la prudence nécessaire pour assurer le succès de l'entreprise rédemptrice.
Les résultats d'un premier apostolat sont énormes, mais ils sont aussi cachés, le temps se réserve le droit d'en relever certains. Dieu seul les connaît la plupart. Si cela est vrai pour tout apostolat, cela l'est d'autant plus pour l'apostolat en Afrique Centrale. Ces premiers héros apostoliques de la charité ont été lancés par la volonté de Dieu dans ces régions équatoriales de la Nigrizia, connue des anciens comme la Mère qui dévore ses enfants, et les Missionnaires se sont retrouvés tout seuls face à une nouveauté épouvantable.
[2172]
Là où les célèbres conquérants de l'antiquité n'ont jamais osé pénétrer avec leurs armées aguerries, les Missionnaires se sont retrouvés en petit nombre et sans défense, ne connaissant rien du pays ni des langues, étrangers aux populations et à leurs coutumes, exposés à la férocité d'un climat implacable avec mille besoins sans pouvoir les satisfaire, désolés de ne pas pouvoir retrouver autour d'eux, je ne dirai pas les habitudes, ou les modes de vie les plus importants de la vie sociale, mais au moins les plus évidentes ressemblances avec la nature humaine qu'ils connaissaient ; doutant s'ils avaient affaire à des hommes abrutis, ou bien à des fauves ennoblis.
Si ces Missionnaires, par cette première rencontre avec ces peuples, avaient seulement pu connaître leur pays et tracer la voie pour y pénétrer, s'ils avaient seulement commencé à comprendre la mentalité des indigènes, leur morale et leur politique, s'ils avaient seulement pu définir les moyens les mieux adaptés pour les régénérer, et reconnaître les principales difficultés que l'apostolat aurait rencontrées, ils auraient certainement accompli un travail énorme, et auraient eu une vie fort bien dépensée.
[2173]
Mais, de fait, la Mission de l'Afrique Centrale a réalisé beaucoup plus pendant cette première période. Elle a réussi à connaître une bonne partie de ces immenses régions au-dessus du 15ème degré vers l'Equateur, qui étaient jusqu'à récemment citées sur les cartes géographiques avec le nom de REGIONS INCONNUES.
La Mission a pu s'installer parmi des tribus que la tradition avait dépeintes comme anthropophages depuis des siècles. Elle est allée dans les familles de ces nomades, elle en a découvert les superstitions, elle en a relevé les espérances, elle a fait des recherches sur leur histoire et elle en a étudié les coutumes.
Ces Missions ont été leurs bienfaitrices et les indigènes ont commencé à distinguer l'apôtre de l'aventurier. L'apôtre est alors considéré avec respect, estime, bienveillance et presque avec sympathie et affection. Le Missionnaire a même réussi à maîtriser les principales langues, qu'il a péniblement retranscrites par écrit, préparant ainsi les éléments les plus essentiels à l'action efficace du futur apostolat, et suscitant en Europe le premier signe d'espoir pour la régénération de la malheureuse Nigrizia.
[2174]
Si cet espoir a malheureusement été une cruelle illusion pendant la seconde période, quand la Mission a été confiée au célèbre Ordre Séraphique, cela arriva indépendamment de la volonté des ouvriers évangéliques. Il s'agit d'un de ces épisodes douloureux que Dieu permet parfois pour mettre à l'épreuve et former ses serviteurs, pour que son œuvre ne réussisse pas pour un moment, mais pour toujours, au profit des peuples en train de se régénérer.
L'Ordre Séraphique venait d'arriver en Afrique Centrale, et on pouvait prévoir qu'au début lui aussi devrait y faire ses expériences, peut-être au prix de nombreuses victimes. Mais s'il avait été libre de choisir les missionnaires à envoyer, la langue, les coutumes, les populations et le climat de l'Afrique Centrale n'auraient pas été tellement nouveaux. Les Franciscains avaient des Missionnaires valables et expérimentés en Palestine et en Egypte. L'expérience et l'habitude de vivre sous un climat plus chaud que celui de l'Allemagne, leur auraient permis d'être plus prudents en évitant les nombreux dégâts qui ont ravagé la mission de l'Afrique Centrale.
[2175]
Mais on a voulu s'imposer, et certaines Sociétés bienfaitrices ont demandé de privilégier les Missionnaires de leur nation. Ainsi, à un moment critique où les charitables contributions des pieux fidèles avaient considérablement diminué à cause des aléas politiques et des graves nécessités de l'Eglise menacée en Europe, l'Ordre Séraphique a été contraint de confier la direction de la Mission à des personnes possédant, certainement, les meilleures intentions du monde, et un généreux et excellent esprit apostolique, mais sans expérience, mal préparées à de telles entreprises, et inaptes à la difficile situation de la Nigrizia. Peut-on, alors, s'étonner que les Franciscains aient été obligés de se retirer ?
[2176]
A vrai dire, on a donné trop d'importance à cet échec, parce qu'on a voulu démontrer l'impossibilité absolue de la mission ; il fallait, plutôt, mettre en discussion la façon de la réaliser.
Le célèbre Ordre Séraphique n'a certainement pas besoin de mes réconforts : l'histoire de six siècles de glorieux apostolat parmi cent nations infidèles des deux hémisphères est un monument immortel de sa puissance et de ses conquêtes ; je me permets donc de manifester les espérances les plus fermes de voir cet Ordre revenir, mais avec plus d'efficacité, avec une nouvelle méthode de travail, que les expériences passées et l'histoire de la mission conseillent comme la plus opportune et la plus prudente pour réussir à régénérer l'Afrique Centrale.
[2177]
Que l'on me donne maintenant la possibilité de présenter humblement mon opinion sur ce sujet, en résumant les idées présentées dans mon Plan pour la Régénération de l'Afrique qui est imprimé depuis 1864, et qui a eu l'honneur de rencontrer l'approbation de personnalités très distingués et des principaux chefs des Missions qui entourent la Nigrizia.
C'est à partir de 1857 que je me suis posé la question, et j'ai voulu l'étudier au sein même des tribus noires, avec les premiers généreux apôtres de cette difficile mission. Il me semble donc qu'il n'est plus question de faire prendre des risques inutiles aux missionnaires européens à cause du climat équatorial et du manque total de tant de conforts qui pourraient protéger leur vie ; sans parler des énormes dépenses qu'entraînent ces immigrations apostoliques, l'existence du missionnaire et celle de la mission sont toujours incertaines.
En plus le personnel de cette Œuvre sera toujours peu nombreux et insuffisant pour les besoins considérables et urgents de la malheureuse Nigrizia, et personne ne peut savoir quand les fruits de sa régénération pourront être cueillis.
[2178]
Je suis donc de l'avis qu'il vaut mieux que l'action des Missionnaires européens se concentre sur l'éducation des enfants noirs des deux sexes dans plusieurs Instituts masculins et féminins à établir sur les frontières de la Nigrizia dans des zones salubres, et sous un climat à mi-chemin entre le climat européen et celui de l'équateur. Cette éducation doit se fixer comme but de préparer ces mêmes élèves à être les futurs apôtres de la Nigrizia, qui retourneront dans leur patrie pour y fonder des colonies évangélisatrices, pour enseigner à leurs compatriotes l'artisanat et les sciences les plus nécessaires, la Foi et la morale de l'Evangile sous la direction de leurs Instituteurs, déjà presque acclimatés aux chaleurs africaines. Ces Instituteurs et Missionnaires européens devront se succéder assez souvent, à tour de rôle, dans la direction des missions de l'intérieur, en fonction de leur aptitude à supporter les fatigues apostoliques et le climat de ces contrées.
[2179]
Avec ce système on peut maintenir et développer l'apostolat régénérateur de la Nigrizia de la façon la plus efficace et la moins meurtrière, et promouvoir ainsi plus rapidement la civilisation, avec l'artisanat et les principales sciences, avec le développement du commerce qui est nécessaire, avec l'introduction de coutumes plus douces et plus sociales, on pourra aussi diminuer les besoins de la mission et en assurer la marche et le progrès avec l'installation de colonies, et enfin permettre, d'ici peu, à l'Afrique elle-même de se régénérer.
Ce qui est pour les autres missions catholiques un des fruits les plus doux des efforts de l'apostolat, est à mon avis, pour la mission de l'Afrique Centrale le moyen le plus nécessaire et le plus sérieux pour favoriser activement l'apostolat- même.
On ne peut pas dire qu'éduquer les Noirs en Europe revient au même, parce que l'expérience a prouvé que c'est un travail inutile ; le climat et les commodités de l'Europe ne sont pas moins meurtriers pour les Noirs que le climat et les privations de l'Afrique Centrale pour le missionnaire.
[2180]
La méthode que je viens de présenter a été jugée par certains comme un idéal utopique, mais cela fait plus de deux ans que j'ai commencé à la réaliser en Egypte avec mes petits Instituts pour Noirs ; cette expérience confirme mon opinion, c'est-à-dire que mon Plan pour la Régénération de la Nigrizia est un des plus convenables et des plus efficaces, comme je pourrai peut-être le démontrer une autre fois. Je suis réconforté de savoir que mon Plan adopté dans d'autres endroits avec le même but a engendré chez les Missionnaires les mêmes convictions : c'est une bonne réussite !
Ces jours-ci des circonstances favorables, qui n'avaient pas été prévues, semblent vouloir nous assurer de la part de la Providence, que l'heure du salut a sonné aussi pour la pauvre Nigrizia.
[2181]
Il ne reste donc qu'à se remettre au travail avec plus de courage, parce que Dieu est avec nous.
Jeunes Prêtres, dont la sublime vocation, le zèle pour les âmes et l'esprit de sacrifice, vous destinent à être, avec le Christ, les régénérateurs de vos frères malheureux, voici cent millions de Noirs abandonnés qui demandent votre engagement.
Que les Ordres et les Congrégations religieuses, qui sont la milice élue de l'Eglise, accourent eux aussi pour moissonner des lauriers dans cet immense champ où Satan déploie tout son pouvoir.
Et vous qui êtes retenu dans votre patrie à cause des obligations de votre état, ne refusez pas vos prières quotidiennes, ni l'obole de votre charité.
[2182]
Travaillons tous sans autre aspiration que celle de gagner le plus d'âmes possibles au Christ. Prêtons-nous main forte. Le souhait, le but, l'engagement de toux ceux qui aiment Jésus-Christ, est de conquérir pour Dieu la malheureuse Nigrizia. Que Dieu et l'Apôtre Paul soient loués.
Le Caire en Egypte, le 15 février 1870
Abbé Daniel Comboni
Missionnaire Apostolique de l'Afrique Centrale
Texte original en français, corrigé.
Notes :
(1) Annales de la Propagation de la Foi, T.20, N°.121, p. 5935.
(2) Proceeding of the R. Goeg. Society V. X N.1, p. 6 etc.
The Albert Nyanza Great Bassin of the Nile, and Explanations of the Nile Sources by Samuel Baker, M.A.F.R.G. etc. London, 1867.
(3) Docteur Ignace Knoblecher... Une esquisse de vie, du Docteur J.C. Mitterrutzner.
(4) Second compte-rendu annuel de la Marienverein (Société de Marie), Vienne.
(5) Les chefs et les Noirs ne sortent jamais de leur cabane sans avoir une lance et des flèches empoisonnées.
(6) Docteur Ignace Knoblecher, Pro-Vicaire Apostolique de la mission catholique de l'Afrique Centrale. "Une esquisse de la vie du Docteur J.C. Mitterrutzner".