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Votre lettre confiante me pousse à vous faire connaître la réelle situation dans laquelle je me trouve ; de plus cela me soulage de vous avouer le trouble qui me tourmente. Il me semble vous avoir dit plusieurs fois que je souhaite poursuivre la route, si difficile, des Missions, et plus précisément celles de l'Afrique Centrale depuis huit ans déjà, et j'ai fait une partie de mes études dans ce but. Mon Supérieur, conscient de mes intentions, a toujours compté sur moi pour m'utiliser dans la fondation de sa Mission dans ces lieux isolés, désertiques et embrasés ; dans ce but, depuis l'année dernière, il a décidé de m'envoyer là bas avec la prochaine expédition qui aura lieu vers la fin du mois d'août ou début septembre, à condition que je puisse conclure un certain nombre d'affaires de la Mission avec Rome et Vienne. Pour ces deux points il a presque tout résolu ; par conséquent, dès mon retour de Limone, il m'a déjà chargé de me préparer pour cette expédition, que j'organise mes affaires de famille et tout ce qui me concerne. J'attendais ce moment depuis longtemps, avec une plus grande ardeur que celle de deux amoureux qui attendent leurs noces. Mais deux graves difficultés m'effrayent, et entravent mon départ pour la mission ; et toutes deux sont d'une grande importance.
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La première est l'idée de devoir abandonner deux pauvres parents qui sur cette terre n'ont d'autre consolation que leur fils unique : mais celle-ci j'espère la résoudre, parce que notre Mission est telle que, compte tenu de la dureté du climat et des affaires qui la relient à l'Europe, on s'efforce de revenir ici chaque année, ou au moins tous les deux ans ; par conséquent ce ne serait pas un abandon total ; ce serait comme si je restais un ou deux ans sans les voir, et les retours réguliers pourraient adoucir l'éloignement : et ceci, comme je le disais, ne m'inquiète pas trop, d'autant moins qu'ils m'ont déjà écrit qu'ils avaient confiance en la Providence et qu'ils acceptaient, non sans douleur, la séparation momentanée. L'autre difficulté c'est qu'avant de partir, je voudrais qu'on leur assure une existence confortable ; je voudrais les soulager de toute dette.
Je crois que lorsque mon petit terrain sera tout à fait libéré des charges imposées par les deuils du passé, avec le premier salaire, avec les revenus du terrain, et avec les Messes que je pourrai célébrer à la Mission, aux intentions d'Untel, qui en versera les honoraires à mes parents (j'espère aussi durant les voyages arriver à en célébrer 200 par an), ils pourront vivre confortablement.
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Mais pour le moment comment faire pour y parvenir ? Actuellement je n'ai pas de moyens, et n'ai pas l'intention de m'en procurer d'une façon vile ou hasardeuse. Par conséquent je ne sais pas quel sera le résultat. Il est certain qu'avant d'avoir réglé tout cela, je ne veux pas partir pour la Mission Africaine. Mais l'Abbé Melotto se trouve dans les mêmes conditions. Donc on ne sait pas ce qui va se passer. Aussi cette incertitude, et encore plus pour moi l'idée de m'éloigner, même de façon momentanée, de mes parents, actuellement dans les circonstances familiales que vous connaissez, et je pense surtout à ma mère, me déconcerte beaucoup.
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Une fois résolues les deux difficultés en question, j'ai décidé de partir ; mais l'idée du désaccord de mes vieux parents, de leur solitude, voilà ce qui me trouble. Je n'ai peur ni de la vie, ni des difficultés de la Mission, ni d'autre chose, mais ce qui concerne mes parents m'angoisse. C'est à cause de mon incertitude et de ma confusion que j'ai décidé de faire une retraite pour implorer l'aide du Ciel. Si j'abandonnais l'idée de me consacrer aux Missions étrangères, je serais martyr pour le reste de ma vie d'un désir qui se manifesta en moi depuis mes 14 ans, et qui s'est accru en même temps que ma conscience de la valeur de l'apostolat.
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Si je fais le choix des Missions, mes pauvres parents en seront les victimes. Et je ne suis pas soulagé à l'idée, qu'après leur mort, je pourrai me consacrer aux missions ; pourquoi devrais-je d'ailleurs en souhaiter la mort ? Cette idée n'est digne ni d'un chrétien ni d'un prêtre, mais d'un malhonnête, d'un sauvage ; et j'ai toujours souhaité et je souhaiterai toujours mourir le premier. D'un autre coté, si on ne part pas pour les missions avant trente ans, il vaut mieux en abandonner l'idée, car en vieillissant on ne pourra pas apprendre les langues encore inconnues des tribus africaines, où nous nous rendrons, et parce que l'expérience nous apprend que partir vers ces pays, après cet âge, augmente les risques d'une mort prématurée.
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Donc je ne puis rien vous dire de sûr et de définitif : il est certain que je suis parfois plein d'espoir et parfois inquiet, tantôt je me surprends à rêver, tantôt à broyer du noir. Si je consulte celui qui a toujours dirigé ma conscience, je suis encouragé au départ ; si je pense à ma famille, je suis atterré ; si je pense au monde, en choisissant ma vocation, je dois m'attendre à être maudit par ceux qui connaissent ma situation familiale et qui pensent comme le monde ; si j'écoute mon cœur, il me suggère de sacrifier tout, et de voler vers les Missions, et de mépriser toute critique. Imaginez mon état d'âme, le combat, le conflit qui s'agite en moi.
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Toutefois, au milieu de toutes ces contradictions, je trouve opportun de faire des exercices spirituels, de consulter la Religion et Dieu ; et Lui, qui est juste et gouverne tout, saura me sortir de cette impasse, saura tout organiser et consoler mes parents, s'Il m'appelle à donner ma vie pour l'Afrique, sous la bannière de la Croix ; mais s'Il ne m'appelle pas il saura mettre de telles entraves que la réalisation de mes projets sera impossible. Par conséquent il vaut mieux dire avec Samuel : "loquere Domine, qui audit servus tuus" : et tout se réalisant selon la volonté de Dieu, répéter avec Job : "Sicut placuit Domino, ita factum est : sit nomen Domini benedictum."
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Je regrette d'une part que vous ne soyez pas passé par Toscolano : mais d'autre part c'est beaucoup mieux pour Limone, qui a reçu les bienfaits de votre présence. Le portrait du supérieur est encore en train de se faire : mais à vrai dire depuis plus d'un mois, nous n'en avons aucune nouvelle, ni moi ni mes camarades prêtres. Dès que l'Institut le recevra je me chargerai de vous en envoyer une copie. Du Margotti, déjà depuis mon arrivée à Vérone il n'y en avait plus aucun exemplaire, on en sortit donc une autre édition milanaise, qui paraîtra sous peu : je vous l'enverrai dès sa parution. Concernant mon Bréviaire, dès ma première venue à Limone, je vous l'apporte.
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Voilà en somme le conflit qui s'agite en moi pour le moment. Je ne sais quel parti prendre : si la Providence approuve mes désirs, une fois toute chose réglée et après avoir assuré un futur confortable à mes parents, je partirai heureux vers mon grand projet. Si Dieu ne veut pas de moi pour cette œuvre, je m'inclinerai et j'embrasserai avec souffrance la main du Ciel. Sed hoc sub sigillo secreti, entre nous, je vous en prie : écrivez-moi quelque chose de beau, consolez mes pauvres parents, et consolez-moi aussi, écrivez-moi. Ah qu'elles sont douces les paroles d'un ami lointain ! ! ! Même ici à l'Institut je n'ose parler clairement qu'avec deux ou trois amis de confiance ! Ils me consolent et ils me découragent ! mais ce qui me réconforte c'est d'avoir un camarade dans la même situation que moi : l'Abbé Melotto. Il a les mêmes aspirations que moi : les miennes avec moins de ferveur, car il y a plus de fougue naturelle en Lombardie que dans la Vénétie...je le trouve plus disponible que moi. C'est pourquoi j'ai besoin que vous pensiez à moi lors du Sacrifice de la Messe, quand sous la pluie de Limone, dans l'église de St. Benoit, vous lèverez l'hostie de la paix, de la consolation.
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J'espère toutefois, au cours de la première quinzaine d'août vous donner des nouvelles définitives. Que soit faite la volonté de Dieu, en toutes circonstances il faut s'adapter [......].
Beltrame a déjà écrit sur son voyage à Bahar-el-Azek : c'est un livre comme celui de Tiboni, et il sera publié [......] par le Comité des Missions à Vienne : ensuite à Vérone.
En attendant recevez les salutations de tous les frères prêtres en particulier celles de l'inquiet, et
votre très dévoué
Daniel Comboni, Prêtre