[4771]
Grâce à l'auguste signe de la Croix, par la volonté de la sagesse divine, nous voyons le monde chrétien sortir des ténèbres impénétrables, dans lesquelles il était maintenu par la loi ancienne; seule la Croix a eu la force de réaliser ce miracle, et c'est pour cela que toutes les œuvres qui viennent de Dieu doivent naître au pied du Calvaire.
[4772]
Pour cela, en faveur de la sainteté d'une œuvre parlent les signes de reconnaissance qui sont la croix, les souffrances et les contrariétés qui souvent entravent les œuvres de charité. Oui, c'est seulement sur ce chemin de la Croix, recouvert d'épines, que mûrissent, se perfectionnent et réussissent les œuvres de Dieu. Ce chemin a été aussi parcouru par l'Homme-Dieu pour accomplir son œuvre de Rédemption universelle.
[4773]
La Sainte Vierge Immaculée fut d'abord la Reine des Martyrs, et ensuite elle est devenue la Reine du ciel et de la terre. Ainsi tous les Ordres religieux, tous les établissements et Instituts de l'Eglise de Jésus ont été fondés sur les épines, desquelles nous voyons jaillir les vertus les plus héroïques qui répandent leur bénédiction et leurs bénéfices dans tout l'univers.
[4774]
Les Martyrs et tous les Saints ont marché sur ce chemin et nous mesurons l'aspect sublime de leur sainteté par l'ampleur des souffrances qu'ils ont dû supporter pendant leur vie terrestre. Enfin, même l'Eglise de Jésus-Christ et la Papauté, de saint Pierre à Pie IX, suivant l'exemple du Fondateur divin, portent les signes de cette lutte ininterrompue.
[4775]
L'Eglise, la plus auguste création de la puissance et de l'amour divin, la créature la plus parfaite que Dieu ait créée, cette merveille sublime de son conseil éternel, cette arche de la nouvelle alliance, ce bateau mystique qui a résisté pendant 19 siècles, indemne, aux chocs des lames soulevées contre lui continuellement par les forces furibondes de l'enfer, sera encore pendant des siècles fermement dirigé à travers les vagues, jusqu'à ce qu'il entre dans le port de l'éternité.
[4776]
Il en va de même pour la sublime entreprise de la régénération chrétienne de la Nigrizia, laquelle se vante d'avoir reçu de votre Société et de toute l'Allemagne catholique la première étincelle de vie, la première impulsion, les premières aides pour son progrès et pour son développement.
[4777]
Cette entreprise apostolique a subi aussi le même sort que toutes les œuvres saintes qui jaillissent du sein de l'Eglise de Jésus-Christ, étant donné que les obstacles et les hostilités contre lesquels elle a dû lutter dès sa naissance peuvent être considérés comme une garantie infaillible de sa bonne réussite et d'un futur heureux.
[4778]
Ensuite, grâce aux sages dispositions du Saint-Siège, cette sainte œuvre est arrivée à un stade que nous envisageons avec joie pouvoir développer davantage. Pour cela, je crois que les illustres membres de la Société d'Allemagne catholique, apprécieront la présentation d'un tableau historique du Vicariat de l'Afrique Centrale et des œuvres pour l'évangélisation de la Nigrizia qui pourront en réaliser la conversion de la façon la plus pratique et la meilleure possible.
Et je donne en même temps une description concise de la situation actuelle de cet apostolat très important.
[4779]
Le Vicariat Apostolique d'Afrique Centrale a été établi par un Décret de Grégoire XVI, de sainte mémoire, le 3 avril 1846. Ses frontières sont les suivantes:
Au Nord: le Vicariat apostolique d'Egypte et la Préfecture de Tripoli.
A l'Est: la Mer Rouge et les Vicariats apostoliques d'Abyssinie et des Gallas.
Au Sud: les Montagnes (de la Lune), qui d'après les géographes modernes, sont situées entre le 10ème et le 12ème degrés de Latitude Nord (sic!).
A l'ouest: le Vicariat de la Guinée et la Préfecture du désert du Sahara.
[4780]
Le territoire du Vicariat dépasse la superficie de toute l'Europe. Il embrasse toutes les possessions du Soudan qui sont assujetties à la couronne du Khédive d'Egypte, et qui forment un territoire cinq fois plus grand que la France. On y trouve aussi les tribus fétichistes et les territoires des populations primitives qui n'appartiennent pas à la Nigrizia centrale, et d'autres royaumes gouvernés par des Rois et des Sultans qui ont plus ou moins embrassé les lois de Mahomet.
[4781]
D'après le calcul approximatif de mon éminent et expert prédécesseur le Docteur Knoblecher, la population du Vicariat s'élève à environ 90 millions d'habitants; d'après mes calculs et les données statistiques de Washington, le nombre atteint environ 100 millions d'âmes infidèles. Il en résulte que le Vicariat Apostolique de l'Afrique Centrale est de toute évidence le plus grand et le plus peuplé de la terre.
[4782]
Au point de vue historique, cet immense Vicariat se divise en trois périodes différentes:
La première période s'est déroulée sous la direction du Père Ryllo S.J. qui succomba aux grandes fatigues de la vie missionnaire en 1848 à Khartoum, puis sous la direction du célèbre Dr. Knoblecher qui mourut en 1858 à Naples, et enfin sous la direction de Monseigneur Kirchner qui céda le Vicariat en 1861 au méritant Ordre Séraphique.
[4783]
Pendant la deuxième période, le Vicariat fut administré de 1861 à 1872 par les Révérends Pères Franciscains, sous la haute direction du Révérend Père Reinthaller et du Révérend Délégué et Vicaire Apostolique d'Egypte.
[4784]
Enfin, la troisième période est celle qui est sous ma direction, le Saint- Siège l'ayant confié exclusivement à l'Institut pour les Missions de la Nigrizia que j'ai fondé à Vérone, et dont le protecteur est l'Evêque de Vérone.
[4785]
Nous déduisons des précédents rapports édités par la Société de Cologne que quatre Missions ont été fondées pendant la première période du Vicariat de l'Afrique Centrale:
1) Khartoum en Haute-Nubie, capitale du Soudan, possession égyptienne, située sur le Fleuve Bleu, entre le 15ème et le 16ème degré de Latitude Nord.
2) Gondocoro dans la région des Noirs Bari, sur le Fleuve Blanc entre le 4ème et le 5ème degré de Latitude Nord.
3) La Sainte Croix parmi les Noirs Kiscs, située entre le 6ème et le 7ème degré de Latitude Nord sur le Fleuve Blanc.
4) Schellal en Nubie inférieure, près du Tropique du Cancer, en face de l'île de Philae.
[4786]
Pendant la première période, plus de 40 Missionnaires européens travaillèrent dans des conditions très difficiles, et furent presque tous victimes de leur héroïque charité, des fatigues surhumaines et du climat meurtrier.
[4787]
Pendant la seconde période, quand les lointaines Missions de Gondocoro et de la Sainte Croix furent abandonnées, et plus tard aussi celle de Schellal, toute l'activité apostolique se concentra sur la Mission de Khartoum, qui avait été équipée par le Pro-Vicaire Apostolique Dr. Knoblecher d'une grande habitation et d'un vaste jardin couvert de dattiers.
Tout ceci fut possible grâce aux moyens fournis avec générosité par la Présidence de la Société de Marie de Vienne.
[4788]
50 membres, surtout des laïques, de l'Ordre Franciscain y travaillèrent, et 22 succombèrent la première année. Les survivants, très épuisés par les maladies et les grandes fatigues, se retirèrent pour la plupart en Egypte ou en Europe, et seulement peu de Prêtres et de laïques restèrent au service de la Mission, et apportèrent un grand réconfort spirituel aux catholiques de Khartoum qui appartenaient au Vicariat Apostolique d'Egypte.
[4789]
Pendant la troisième période, une nouvelle Mission a été établie au Cordofan, dans sa capitale El-Obeïd, avec un édifice pour les Missionnaires et un autre pour les Sœurs de Saint Joseph, et à une demi-journée de voyage a été fondée la colonie agricole de Malbes, formée de quelques maisons convenables avec un peu de terrain cultivable pour l'usage exclusif de la Mission, dans le but d'y installer des familles de Noirs devenues chrétiennes, afin de pouvoir ainsi constituer peu à peu des villages entièrement chrétiens.
[4790]
Au Djebel Nouba, dans la partie occidentale du Cordofan, entre le 9ème et le 11ème degré de latitude Nord, une nouvelle Mission a également été fondée, et un bel Institut pour les Sœurs de Saint Joseph de l'Apparition a aussi été ouvert à Khartoum avec un orphelinat et un hôpital. Une autre Mission a aussi été fondée à Berber, elle a été dirigée pendant deux ans par les Pères de Saint Camille de Lellis, mais elle est actuellement confiée uniquement aux Prêtres de mon Institut de Vérone.
[4791]
Tous ces Instituts reçoivent de nouvelles forces des deux établissements de préparation et d'acclimatation en Egypte. Des Prêtres de mon Institut pour les Missions de la Nigrizia de Vérone, quelques Ministres des Infirmes (Camilliens), et les très zélées Sœurs de Saint Joseph de l'Apparition de Marseille y travaillèrent pendant cette période.
[4792]
Durant celle-ci, aucun Prêtre européen ne succomba à cause de l'inclémence du climat; ils sont encore tous vivants sans exception, et leur santé est excellente malgré les peines, les fatigues excessives et les sacrifices qu'ils doivent endurer.
Toutefois nous avons dû pleurer la mort de quelques Sœurs, qui n'étaient pas habituées à l'épuisant travail missionnaire, leur santé n'étant pas des plus florissantes quand elles assumèrent des œuvres de charité chrétienne aussi difficiles.
[4793]
Il apparaît ici de façon évidente que le Vicariat apostolique a suivi dès le début le chemin inévitable que la divine Providence lui a tracé, comme elle le fait avec toute œuvre sainte. En effet, chaque œuvre sainte, avant d'atteindre sa réalisation, doit passer par une école d'épreuves, qui consiste en une série de dures batailles et de sacrifices.
[4794]
A ce point, permettez-moi de donner un rapide aperçu de l'origine de cette œuvre sainte que j'ai fondée pour l'évangélisation de la Nigrizia, comment elle est née sous la protection du très Vénérable Evêque de Vérone, et comment, avec l'aide des Sacrés Cœurs de Jésus, de Marie et de Saint Joseph, en des temps vraiment calamiteux, en butte aux obstacles les plus redoutables, elle réussit rien de moins que de s'implanter à Vérone, en Egypte et en Afrique Centrale; cette œuvre apporte maintenant vie et moyens de subsistance au Vicariat.
[4795]
Parmi les 5 premiers Missionnaires que le Saint-Siège a envoyés en 1846 en Afrique Centrale, sous la direction du généreux Père Ryllo, il y avait aussi le Prêtre Angelo Vinco, originaire de Cerro dans le diocèse de Vérone, membre de l'Institut Mazza, prodige de charité chrétienne, fondé par l'illustre Abbé Nicola Mazza, à qui je dois également ma formation sacerdotale et apostolique, car j'ai été élève dans cet Institut de 1843 à 1867.
[4796]
A la mort du Père Ryllo, Vinco retourna en Europe pour chercher des aumônes et de nouveaux apôtres de Jésus-Christ, et il resta deux mois dans l'Institut susnommé. Il fut l'instrument de la Providence grâce auquel le très distingué Abbé Mazza fut poussé à prendre de nouvelles décisions, et il envoya en Afrique Centrale les sujets les plus aptes de son Institut florissant, parce que la condition malheureuse et la misère dans lesquelles se trouvaient les populations noires, d'après les récits du Missionnaire, l'avaient profondément ému.
[4797]
C'est en janvier 1849 alors que j'étais un étudiant de 17 ans, que j'ai promis, aux pieds de mon vénérable Supérieur l'Abbé Nicola Mazza, de consacrer ma vie à l'apostolat d'Afrique Centrale; et avec la grâce de Dieu, je suis toujours resté fidèle à cette promesse. J'ai alors commencé à me préparer à cette sainte entreprise, et puis en 1857, alors que la troisième période de la Mission avait déjà commencé, sous la direction du valeureux Abbé Giovanni Beltrame, j'ai été envoyé par l'Abbé Nicola Mazza avec d'autres Prêtres à Khartoum, et dans les Missions du Fleuve Blanc, où j'ai dû surmonter une difficile période de mise à l'épreuve, et pendant laquelle j'ai plusieurs fois souffert de violentes fièvres équatoriales qui faillirent me mener dans la tombe. J'ai eu alors l'occasion d'étudier et de connaître à fond la langue denka ainsi que les mœurs et les coutumes de nombreuses tribus de l'intérieur.
[4798]
De là, je fus rappelé par un ordre de mon Supérieur, et après mon retour en Europe par la voie de Dongola et Wadi-Halfa, je dus aller aux Indes orientales et sur les côtes orientales de l'Afrique pour d'importantes affaires. Pendant ce temps le Vicariat était passé entre les mains des Pères Franciscains.
[4799]
Le 18 septembre 1864, alors que je me trouvais à Rome et que j'assistais à la Béatification de Marguerite Marie Alacoque dans la basilique Saint Pierre, l'idée de proposer un nouveau Plan pour l'évangélisation des pauvres populations noires jaillit dans mon esprit comme un éclair, et tous les détails me vinrent d'en haut comme une inspiration. J'ai obtenu par la suite l'approbation du Plan par Sa Sainteté le Pape Pie IX, qui le transmit à la Sacrée Congrégation de Propaganda Fide.
Mon Plan fut traduit en plusieurs langues et on en fit plusieurs éditions.
En me fondant sur ce Plan, mon intention était d'apporter à la Mission parmi les Noirs de l'Afrique Centrale une organisation qui lui assure plus de vitalité et de stabilité. J'ai donc proposé de fonder en Europe, à un endroit convenable, deux Instituts pour former des Missionnaires, hommes et femmes, pour la direction de ces missions de l'Afrique Centrale.
De la même façon, il fallait ériger deux Instituts sur un site salubre de la côte africaine, un Institut de préparation et un d'acclimatation, avant que le personnel missionnaire n'aille dans les régions internes de l'Afrique.
[4800]
Mais comme j'étais seul, sans aides ni moyens pécuniaires nécessaires pour réaliser mon Plan, j'ai été contraint de parcourir pendant trois ans l'Italie, la France, l'Espagne, l'Angleterre, l'Allemagne et surtout l'Autriche avec la permission de mes Supérieurs, de Son Eminence le Cardinal Barnabò, Préfet de Propaganda Fide, et du Révérend Abbé Nicola Mazza.
J'ai essayé d'étudier les Instituts des Missions Etrangères et leurs institutions, admirablement organisées en France et en Irlande. J'ai essayé de multiplier mes connaissances partout, et de présenter clairement l'importance de l'œuvre à entreprendre pour obtenir un appui et de l'argent. J'ai été très aidé en cela par Son Eminence le Cardinal Barnabò et par d'autres éminentes personnalités, ecclésiastiques et séculières, et surtout par les encouragements et les paroles prophétiques de notre incomparable Pie IX, paroles qu'il m'adressa au mois de septembre 1864 et qui me touchèrent profondément: " Labora sicut bonus miles Christi pro Africa" (Travaille pour l'Afrique comme un bon soldat du Christ).
[4801]
Bien que confronté à des obstacles presque insurmontables et à d'énormes difficultés contre lesquelles j'ai dû lutter en Europe comme en Afrique, j'avais toutefois toujours confiance dans le Cœur Divin qui souffrit aussi pour la malheureuse Nigrizia. L'espoir du succès final de ma si grande et sublime œuvre ne me quitta pas un instant.
[4802]
En 1865, quand j'ai proposé à la très estimée Société de Cologne pour le secours au pauvres Noirs mon projet pour la stabilité de la Mission en Afrique, il fut approuvé. Cette Société de Cologne, guidée par une grande bienveillance, reconnut l'importance de la réalisation de ce Plan. Cette Société fut la première à promettre une aide constante suite à la magnanime déclaration confirmée par le Révérend Docteur Baudri, Evêque d'Aretuse et Vicaire Général de l'Archevêque de Cologne, déclaration par laquelle la Présidence de ladite Société s'engageait à verser 5.000 francs par an pour la fondation d'une maison pour les Missionnaires sur les côtes de l'Afrique. Ce fut la première étincelle d'une générosité enthousiaste qui ouvrait les sources de la bienfaisance partout en Europe, et surtout dans les principales Associations de Lyon et de Paris.
[4803]
C'est seulement en 1867, avec l'aide de Dieu, que j'ai trouvé un vrai point d'appui pour pouvoir ériger l'édifice de mon Plan sur une base solide. L'Illustre Marquis de Canossa, devenu Evêque de Vérone et maintenant élevé au à la dignité cardinalice, digne descendant de la célèbre Comtesse Mathilde qui a vécu à l'époque mémorable de Grégoire VII, et digne neveu de la Comtesse Madeleine de Canossa, fondatrice des Filles de la Charité, qui l'a élevé pendant les premières années de sa jeunesse, le Marquis de Canossa donc, a accepté qu'un groupe de jeunes Noires lui soit présenté par le pieux Père Oliveri. Son Eminence, touché par une profonde compassion, non seulement donna au Père Oliveri une somme d'argent, mais aussi exerça son influence sur son ami le Vénérable Abbé Mazza, afin qu'il accueille ces fillettes dans son Institut de Cantarane pour qu'elles soient instruites dans la Foi chrétienne et qu'elles deviennent ensuite capables de la diffuser dans leur pays natal sous l'égide des Missionnaires.
Il a soutenu le projet de regrouper les jeunes Noirs dans des Instituts situés sur les côtes africaines, emplacement qui semblait correspondre au but parce qu'en Europe les Noirs mouraient. Le Père Oliveri, un vrai ange de miséricorde, aurait sûrement réalisé plus tard son projet d'envoyer ces messagères apostoliques à l'intérieur de l'Afrique si une vie plus longue lui avait été concédée.
[4804]
Quand j'ai découvert l'immense zèle qui animait Monseigneur di Canossa qui mettait tout en œuvre pour le salut du peuple le plus malheureux de la terre, et quand j'ai su combien cette idée était chère à son cœur, j'ai décidé, de mettre ce Prélat, qui me connaissait depuis ma jeunesse, complètement à contribution pour mon grand Plan;. Je l'ai prié de prêter sa puissante protection à mon œuvre et de la présider lui-même, et je lui ai promis solennellement de consacrer tous mes efforts à cette œuvre jusqu'à ma mort avec la grâce de Dieu; et avec l'aide du Patriarche Saint Joseph de me procurer l'argent et tous les autres moyens nécessaires.
Ce magnanime Evêque, animé par un vrai esprit apostolique, s'est mis à la tête de mon œuvre et en a assumé la présidence, bien qu'il eût considéré les conditions défavorables à ce moment-là et les grandes difficultés auxquelles il devait se heurter, ainsi que l'insuffisance des forces que je pouvais mettre à disposition.
[4805]
Mais il a été encouragé et soutenu par les paroles de Pie IX, du Cardinal Préfet de Propaganda Fide, et par un grand nombre de Princes de l'Eglise qu'il a rencontrés à Rome à l'occasion des fêtes centenaires du glorieux martyre des Princes des Apôtres. C'est donc sous sa providentielle protection qu'en 1867 nous avons fondé à Vérone deux Instituts: un pour la formation des Missionnaires pour la Nigrizia et un second pour le personnel missionnaire féminin appelé Institut des Pieuses Mères de la Nigrizia, dirigé par les Filles de la Charité.
[4806]
Pour apporter de l'aide à ces institutions, j'ai fondé l'Association du Bon Pasteur qui a été enrichie de nombreuses indulgences par le Saint-Père; et parmi ses membres, à Vérone il y a beaucoup de personnes tant ecclésiastiques que laïques, distinguées par leur piété et leur charité. Tout ceci s'est concrétisé tout de suite après que je me suis séparé définitivement de l'Institut Mazza sur les conseils de Son Eminence le Cardinal Préfet et de l'Evêque de Vérone, pour pouvoir ensuite me consacrer à mon œuvre sans être dérangé, et avec l'approbation du Chef de l'Eglise, entreprendre la fondation des Instituts que je voulais tous mettre sous la protection du Saint-Siège.
[4807]
A la tête de l'Institut pour les Missionnaires de la Nigrizia qui devait devenir un Séminaire pour l'Apostolat de l'Afrique Centrale, j'ai proposé l'Abbé Alessandro Dalbosco, homme aux aptitudes exceptionnelles pour cette charge, qui a été mon compagnon dans la Mission d'Afrique Centrale où son nom est encore béni.
[4808]
On n'a pensé à l'autre Institut qu'en 1872 à cause de mon absence d'Europe et suite à des périodes difficiles. Il était de la plus haute importance d'avoir en Afrique, pour les filles aussi, un Institut similaire. A cette fin j'ai dû avant tout entreprendre plusieurs voyages pour obtenir des informations sur les Ordres Religieux féminins qui répondent le mieux à ce but.
Conformément aux désirs du Saint-Siège, Dieu a voulu que j'arrête mon choix sur la méritante Congrégation des Sœurs de Saint Joseph de l'Apparition.
Depuis les Croisades, cette Congrégation a été la première à envoyer des Sœurs européennes en Orient, sur la Terre Promise, à Malte, sur les côtes septentrionales de l'Afrique, en Australie, dans les Indes, en Italie, et elle est très répandue en France.
[4809]
Après avoir réuni de cette manière en Europe des aides pour mon œuvre fondée sur mon Plan, je pouvais aller chercher pour elle une fondation sur les côtes de l'Afrique. Après une longue et mûre réflexion, j'ai arrêté mon choix sur la capitale de l'Egypte car, située entre l'Europe et les zones de chaleur torride, elle possède un climat relativement modéré permettant aux Européens destinés à l'Apostolat en Afrique Centrale un temps de préparation, et parce que le Caire possède, grâce au Nil, une communication parfaitement libre avec les provinces égyptiennes du Soudan. La superficie du Vicariat d'Afrique Centrale est à elle seule cinq fois supérieure à celle de la France.
[4810]
Avec l'accord de Propaganda Fide et de Monseigneur Luigi Ciurcia des Mineurs Franciscains, Archevêque d'Irénopole, Vicaire et Délégué Apostolique d'Egypte, nous avons appareillé de Marseille sur un navire impérial français, munis de la bénédiction du Saint-Père et de l'Evêque de Vérone, au mois de novembre 1867, avec 3 Missionnaires, 3 Sœurs de la Congrégation susnommée, et 16 jeunes filles noires éduquées dans des Instituts d'Europe (parmi elles, 9 étaient des élèves de l'Institut Mazza).
Grâce à l'extraordinaire bonté des Gouverneurs français, nous avons obtenu le voyage gratuit pour 24 personnes de Rome à Marseille et de là, jusqu'à Alexandrie. Après mon arrivée au Caire, la veille du jour consacré à l'Immaculée Conception de Marie, deux Instituts ont été ouverts sous les auspices du Révérend Délégué Apostolique et Archevêque d'Egypte, non loin de la Sainte Grotte où, d'après la tradition, la Sainte Famille aurait passé la plus grande partie de ses sept ans d'exil. J'ai pris la direction de l'Institut des jeunes garçons noirs et Sœur Marie Bertholon celle de l'Institut des jeunes filles noires.
[4811]
Pendant la très difficile fondation de ces deux Instituts, mes collègues de Mission et moi-même avons reçu une aide très efficace, en conseils et en actes, de la part de Monseigneur Luigi Ciurcia qui fut pour moi un vrai père et protecteur, et également du Père Pietro da Taggia, Supérieur et Curé au Vieux Caire, lequel m'a assisté fraternellement par sa grande expérience et avec un zèle extraordinaire; il a tout mis en œuvre pour moi avec un rare dévouement. Cet incomparable fils de Saint François, aimant le sacrifice, travaillait déjà depuis 35 ans pour le soin des âmes dans les Missions d'Egypte et de Syrie où il s'est souvent trouvé dans des situations désespérées, tourmenté par des difficultés de tout genre. Oh! Comme ses encouragements nous étaient bénéfiques, comme ses paroles réconfortantes nous rassuraient!
[4812]
Ainsi , je me souviendrai toujours avec reconnaissance jusqu'à la fin de ma vie des sages conseils et de la protection de Monseigneur Ciurcia, comme de l'affection concrète du Révérend Père Pietro da Taggia, notre aimé Curé, qui vint à ma rencontre avec tant de bonté et de sollicitude; je me souviendrai aussi des fort méritants Frères des Ecoles Chrétiennes au Caire, du Père Pietro et de son successeur le Père Fabiano, et de beaucoup d'autres Franciscains du Caire et d'Alexandrie que je pourrais citer ici. Que Dieu leur donne dans l'éternité la récompense de tout ce qu'ils ont fait pour moi!
[4813]
Pour ce qui concerne l'organisation et les Règles, et leur application dans les Instituts de Vérone et du Caire, je vous ai déjà donné des informations dans les Annales de Cologne, et dans le futur, je vous enverrai également un rapport sur leur développement ultérieur.
[4814]
Pendant mon expédition en Egypte en 1867, j'ai eu comme compagnons, les Ministres des Infirmes de l'Ordre de Saint Camille de Lellis, Stanislao Carcereri et Giuseppe Franceschini. Ceux-ci, suite à la suppression de l'Ordre en Italie, avec un Rescrit de la Congrégation des Evêques daté du 5 juillet 1867, ont obtenu de l'Evêque de Vérone, en sa qualité de Visiteur Apostolique des maisons camilliennes de la Province Lombardie-Vénétie, de pouvoir s'associer pour 5 ans à l'œuvre africaine.
Je dois reconnaître et louer leur activité et leur zèle au sein des Instituts d'Egypte; au point que, pendant les deux voyages en Europe que j'ai été obligé de faire pour les intérêts de notre grande entreprise, j'avais résolu de confier la direction des Instituts du Caire au Père Carcereri jusqu'au mois d'octobre 1871; après quoi lui succéda le Révérend Pasquale Fiore, qui est actuellement mon Représentant Général dans le Vicariat.
[4815]
En 1870, j'ai eu la grande satisfaction de pouvoir présenter au Concile Œcuménique du Vatican mon Postulatum pour les Noirs de l'Afrique Centrale, imprimé dans les Annales de la Société de Cologne, et soussigné par un grand nombre d'évêques des 5 parties du monde. Après avoir reçu l'approbation de la Sacrée Congrégation qui doit examiner les arguments proposés par les Eminents Pères conciliaires, l'Illustre Monseigneur Franchi, archevêque de Thessalonique, à l'époque Secrétaire de la dite Congrégation, et actuellement Préfet de Propaganda Fide le présenta au Saint-Père Pie IX. C'était le 18 juillet, jour de la définition du dogme sur l'infaillibilité du Suprême Pasteur, et j'ai eu la joie et l'honneur d'être présent à la séance solennelle. Puis le Postulatum fut transmis à la Congrégation pour les Missions Apostoliques et les Rites Orientaux.
[4816]
Suite au bon développement des Instituts de préparation et d'acclimatation d'Egypte et de Vérone qui étaient porteurs des meilleurs espoirs, j'ai pu commencer à envoyer les Missionnaires les plus adaptés au Centre de l'Afrique.
J'ai d'abord considéré cette opération sous tous ses aspects et j'ai fait faire aussi par d'autres les études les plus scrupuleuses sur ce sujet. Les expériences de la première période du Vicariat ont en effet montré que les Noirs du Fleuve Blanc étaient complètement pervertis à cause des contacts permanents avec les marchands musulmans ou orientaux, et aussi avec les marchands chrétiens européens, mais surtout avec les barbares Giallaba, marchands de chair humaine. Ces derniers avaient tous les vices; ils savaient aussi que le gouvernement égyptien agit sans lois ni morale, car il envoie des expéditions militaires pour monopoliser tout le commerce, surtout celui des défenses d'éléphants, et il maintient la traite des esclaves d'une façon si soutenue que la population installée sur les deux rives du Nil jusqu'à l'Equateur est par conséquent décimée de la manière la plus horrible.
[4817]
Il apparaissait ainsi clairement que c'était le moment le plus favorable pour pénétrer à l'intérieur et fonder une Mission parmi ces tribus demeurant entre le Fleuve Blanc et le Niger, étant donné que cette région, la plus élevée, offrait une plus grande salubrité par rapport aux zones marécageuses du Fleuve Blanc entre Khartoum et le pays des Bari.
En choisissant pour notre activité apostolique ces territoires situés à l'Ouest du Fleuve Blanc, j'avais aussi une autre raison très importante, c'était que le christianisme n'y avait jamais pénétré et que l'Evangile n'y avait jamais été prêché; de plus, tout le Vicariat était entre les mains du bien méritant Ordre Franciscain dont le siège et le poste de référence étaient à Khartoum et qui pouvait donc étendre son action apostolique dans les régions du Fleuve Blanc et du Fleuve Bleu. Les Franciscains auraient sûrement permis que notre Mission aille vers l'intérieur, à l'Ouest du Fleuve Blanc, pour y installer les Prêtres de mon Institut de Vérone et les Sœurs de Saint Joseph de l'Apparition.
[4818]
A cette fin, j'ai recueilli des informations précises sur le royaume du Cordofan dont je connaissais à fond l'histoire récente, soit avant l'occupation égyptienne sous la domination des Sultans indigènes provenant du Darfour, comme après la prise de possession du cruel Defterdar au nom du grand Mohammed Ali, Vice-Roi d'Egypte, en 1822.
Aucun missionnaire catholique n'avait jamais pénétré dans le Cordofan, et je savais qu'il y avait dans la capitale de ce royaume un afflux continuel venant des cent tribus de l'intérieur: des grands royaumes du Darfour, Waday, Baghermi et Bornou, tous situés à la périphérie du Vicariat apostolique d'Afrique Centrale.
Je me suis donc résolu à fonder une succursale dans la capitale du Cordofan, qui d'après moi devait constituer le centre et le point de départ de l'activité apostolique parmi les tribus des régions centrales du Vicariat, et Khartoum serait resté le point naturel de référence et de départ pour le travail dans les régions orientales et méridionales du Vicariat.
[4819]
Conforté en ceci par l'opinion prudente du Père Carcereri et des Missionnaires de mon Institut d'Egypte qui, au Caire, s'étaient entre-temps habitués à la chaleur africaine, j'ai envoyé le Père Carcereri dans le Cordofan pour une exploration; il s'était lui-même proposé avec un Missionnaire de mon Institut de Vérone. En outre deux frères laïques se joignirent à eux: Domenico Polinari de Montorio et Pietro Bertoli de Venise du même Institut.
Mais le Père Carcereri m'avait demandé plusieurs fois de mettre à ses côtés un religieux, le Père Franceschini, au lieu du Missionnaire de Vérone, et je lui ai volontiers donné mon accord. La petite caravane avait l'argent nécessaire pour le voyage et des vivres pour deux ans. De Dresde, j'ai envoyé par lettre les instructions détaillées et les directives pour le Père Carcereri afin qu'il prenne la voie du désert de Corosco pour Khartoum, qu'il avance avec des chameaux dans le Cordofan, et une fois les principaux points explorés, qu'il installe sa résidence dans la capitale El-Obeïd.
[4820]
Sa mission principale devait être de connaître les conditions du pays, la population et ses principales caractéristiques, le gouvernement du pays et l'influence du climat; je désirais ensuite un rapport détaillé et il devait attendre mes décisions ultérieures ainsi que l'approbation de Propaganda Fide.
Les trois explorateurs étaient partis du Caire le 26 octobre 1871, et en février de l'année suivante le Père Carcereri avait déjà mené à son terme, avec succès, l'expédition projetée. Je reçus son rapport en Europe, rapport qui a été imprimé dans vos Annales, et dont le contenu a été ainsi connu des membres de la Société.
[4821]
Comme le Père Carcereri m'avait communiqué que l'on pouvait acheter à un prix modéré une maison confortable, bien que construite en pisé, je lui ai envoyé du Caire la somme nécessaire à l'achat de cette maison et je lui ai recommandé de ne pas bouger en attendant des décisions ultérieures et de s'occuper en apprenant la langue et, si possible, de gagner au ciel quelques âmes à l'article de la mort, surtout parmi les enfants.
Pendant ce temps, j'étais très occupé à mon Œuvre de Vérone, et j'avais beaucoup à faire pour recueillir en Autriche, en Allemagne, en Pologne et en Russie les sommes nécessaires au maintien des Instituts de Vérone et d'Egypte.
[4822]
Ensuite, avec les indispensables instructions et recommandations de l'Evêque de Vérone, je me suis rendu dans la Ville Eternelle pour obtenir l'approbation de mon œuvre par la suprême autorité de l'Eglise, après lui avoir exposé tous mes projets et mes souhaits.
[4823]
Je ne peux pas ici passer sous silence le don de 20.000 francs-or accordé par l'insigne largesse de Leurs Majestés Apostoliques l'Empereur Ferdinand 1er et l'Impératrice Marie-Anne d'Autriche, grâce auquel il m'a été possible d'acheter un bâtiment pour un Institut Missionnaire de la Nigrizia, adjacent au séminaire de l'évêque.
[4824]
Je suis arrivé à Rome le 7 février, et j'ai eu l'honneur d'être accueilli avec une bonté et une faveur particulières par la Sacrée Congrégation de Propaganda Fide et de la même façon par l'Immortel Pie IX.
J'ai transmis au Cardinal Barnabò un rapport avec tous les détails concernant mon activité, en y ajoutant les lettres de créances de l'évêque de Vérone avec le Décret d'érection canonique de l'Institut Missionnaire pour la Nigrizia, une liste de tous les usages et les Règles de ce dernier et des maisons d'Egypte, ainsi que les documents concernant les moyens de subsistance pour le maintien de l'Institut de Vérone.
J'ai présenté aussi une pétition rajoutée par l'Evêque de Vérone, avec toutes les formalités, et celles envoyées par les Sociétés de Cologne et de Vienne, dans lesquelles était adressée en toute soumission une supplique au Saint-Siège pour que soit confier à l'Institut de Vérone pour la Nigrizia une Mission particulière dans les régions de l'Afrique Centrale, indépendante de toute autre juridiction.
[4825]
Le prudent et expert Cardinal Préfet étudia sérieusement le dossier et s'informa au sujet de l'organisation de mes Instituts et des moyens financiers qui étaient à ma disposition, moyens absolument nécessaires pour garantir l'avenir d'un Institut, et sur la possibilité d'atteindre réellement de bons résultats dans une si difficile entreprise. Il me chargea ensuite de présenter à l'Assemblée des Cardinaux de la Congrégation de Propaganda Fide un rapport général sur l'état du Vicariat Apostolique de l'Afrique Centrale, rapport qui fut reçu en février 1872.
Il me chargea aussi de présenter moi-même les moyens que j'estimais, selon mon modeste avis, les mieux indiqués pour y apporter des améliorations. Mes idées furent discutées dans une Congrégation générale de Propaganda Fide par les Eminents prélats qui sont chargés d'examiner les affaires ecclésiastiques d'une si grande partie du monde. Après la distribution aux Eminents Cardinaux de mon "Mémorandum", imprimé par la typographie polyglotte, ils tinrent le 21 mai au Vatican une réunion dont les décisions furent les suivantes:
[4826]
1) Remise de tout le Vicariat Apostolique d'Afrique Centrale au nouvel Institut des Missions de la Nigrizia fondé à Vérone, après renoncement du bien méritant Ordre Séraphique à y continuer son activité.
2) La direction générale des Missions d'Afrique Centrale est mise entre mes mains sous le titre de Pro-Vicaire Apostolique, chargé de facultés extraordinaires pour le ministère apostolique de la nouvelle vigne du Seigneur.
[4827]
Ces décisions, soumises au Suprême Pasteur par Son Excellence Monseigneur Simeoni, alors Secrétaire de Propaganda Fide, ont eu l'approbation de Pie IX le 26 mai.
Maintenant, cet illustre Prélat a été nommé Cardinal Secrétaire d'Etat. Au mois de juin suivant, le Bref pontifical m'a été transmis par Propaganda Fide avec ma nomination à Pro-Vicaire Apostolique.
[4828]
Après avoir réglé mes affaires à Rome et avoir été reçu en audience privée par Sa Sainteté Pie IX, accompagné par le Père Pie Hadrian, Prêtre de l'Ordre Bénédictin de Subiaco, venant de la région du Fleuve Bleu en Nubie supérieure, je me suis rendu à Vienne pour rendre hommage à Sa Majesté Apostolique l'Empereur François Joseph, auguste protecteur de nos Missions d'Afrique Centrale, et j'ai pu jouir d'un accueil aimable, bienveillant et aussi de quelques faveurs.
[4829]
Avec l'aide du très actif Révérend Abbé Antonio Squaranti, Recteur de l'Institut Africain de Vérone et qui est mon Procureur Général, j'ai réglé toutes les affaires en cours, et avec un groupe important d'ouvriers évangéliques, j'ai entrepris le voyage pour l'Egypte.
Nous sommes arrivés dans la capitale, le Caire, le 26 septembre 1872.
J'ai aussitôt envoyé quelques Missionnaires dans le Vicariat, j'ai nommé le Père Stanislao Carcereri Vicaire Général pour une période indéterminée, et je l'ai alors chargé de prendre possession en mon nom de la maison de Khartoum que les Pères Franciscains étaient en train de quitter car ils avaient été rappelés par leur Supérieur.
Je lui ai aussi ordonné de prendre en location une maison convenable pour accueillir les Sœurs noires que je voulais conduire moi-même du Grand Caire au Soudan et qui devaient enseigner comme Institutrices.
[4830]
De fait, j'ai embarqué en janvier 1873 à la tête de plus d'une trentaine de personnes à bord de deux grands bateaux sur le Nil, et nous avons entrepris le voyage vers le Soudan. La petite caravane était composée de Missionnaires, de Sœurs, de Frères laïques, d'Institutrices noires, de Coadjuteurs et d'élèves noirs. J'ai provisoirement installé les Sœurs dans une maison louée jusqu'à ce que nos moyens nous permettent de leur acheter une maison à elles.
[4831]
C'était la première fois que des religieuses piétinaient le sol africain. Depuis l'époque où la Vierge Marie, dans le temple de Jérusalem, la première parmi toutes les filles d'Eve, dressa la glorieuse bannière de la sainte virginité sur la terre et que la candeur de cette sublime vertu se diffusa donc dans l'Eglise, nous avons pu voir s'unir les multitudes des vierges pieuses qui, se soumettant en tous temps à la plus parfaite obéissance, ont été envoyées dans toutes les régions pour y dispenser les bénéfices de la charité chrétienne. Nous voyons aujourd'hui ces héroïnes, surtout les admirables Sœurs de Saint Vincent de Paul, engagées dans presque toutes les Missions catholiques du monde: nous les trouvons en Angleterre, en Amérique, en Allemagne, à Saint Petersbourg, à Constantinople; nous les trouvons en Syrie, en Arménie, en Perse, en Mongolie, en Inde, en Chine, en Australie et sur toutes les côtes de l'Afrique.
[4832]
Même les peuples fanatiques, fidèles du Coran, auprès desquels les femmes sont dans une condition inférieure et deviennent un objet de passion blâmable, ne peuvent pas ne pas avoir de l'estime pour ces religieuses et ne pas les approuver sans une grande vénération; oui! Elles sont dignes d'admiration pour leurs grandes vertus de générosité chrétienne, et il n'est pas rare de voir des Sultans musulmans manifester de tels sentiments.
Seule l'Afrique Centrale n'avait jamais vu de Religieuses Catholiques sur son sol, ni les merveilleux succès de leur œuvre.
[4833]
Par une disposition de Dieu, cette sublime mission a été réservée à la bien méritante Congrégation des Sœurs de Saint Joseph de l'Apparition de Marseille, et les premières Sœurs intrépides qui se sont consacrées à cette œuvre sublime venaient de l'Orient, et elles n'avaient pas de grandes qualités, ni beaucoup de connaissances, ni une santé des plus florissantes. Cependant, une grande pureté de mœurs et un amour ardent émanaient d'elles; elles ne désiraient rien d'autre que d'être des porteuses du salut pour ce peuple le plus misérable de la terre, pour que la sublime affirmation de l'Apôtre saint Paul devienne en elles une vérité lumineuse. Paul écrivait aux Corinthiens. "... Ce qui est faible dans le monde, Dieu l'a choisi pour confondre ce qui est fort; ce qui dans le monde est vil et méprisé, ce qui n'est pas, Dieu l'a choisi pour réduire à rien ce qui est, afin qu'aucune créature ne puisse s'enorgueillir devant Dieu." (1 Cor. 1, 27-28)
[4834]
Parmi les trois premières Sœurs arrivées en Afrique Centrale, deux ont eu une splendide carrière sur terre, et le souvenir de leurs vertus exceptionnelles enthousiasmera certainement celles qui leur succéderont en ce difficile apostolat et sera un encouragement à leur ressembler. Il s'agit des Sœurs Joséphine Tabraui et Madeleine Caracacian.
[4835]
Après 99 jours d'un long et pénible voyage, nous sommes entrés dans la capitale des possessions égyptiennes du Soudan, accueillis solennellement par l'Illustre Consul Austro-Hongrois, par le Pacha de Khartoum, par toute la population catholique, et même par les non-catholiques et les musulmans.
J'ai alors installé les Missionnaires dans les grands locaux d'un magnifique édifice fondé par mon prédécesseur le Dr. Knoblecher grâce aux importants dons des catholiques autrichiens.
Pour les Sœurs missionnaires et les Institutrices noires, j'ai loué pour un an une maison qui avait appartenu au défunt Monsieur Andrea de Bono, originaire de Malte.
[4836]
L'organisation de ces établissements à Khartoum et l'installation de la nouvelle administration pour la Mission m'occupèrent pendant un mois entier; j'avais laissé ici le Père Carcereri comme Supérieur, et j'avais nommé le chanoine Pasquale Fiore de l'Archevêché de Trani et membre de mon Institut de Vérone comme son assistant.
J'ai ensuite quitté Khartoum sur un bateau à vapeur du gouvernement, entièrement mis à ma disposition pour mon usage personnel par Son Excellence Ismaïl Ayoub Pacha, Gouverneur Général. Après avoir navigué sur 127 milles à contre-courant sur le majestueux Fleuve Blanc, nous sommes descendus à Toura-el-Khadra et, avec 28 chameaux, nous avons traversé la brousse de l'Assanieh et la savane brûlées du Cordofan. Nous sommes arrivés le 19 juin à El-Obeïd à la grande joie de tous, et particulièrement du Gouverneur Général du Cordofan qui, la veille, probablement par peur, avait provisoirement interdit la vente des esclaves qui se tenait jusqu'alors régulièrement sur les places publiques de cette ville fort peuplée.
[4837]
Les Sœurs de Saint Joseph de l'Apparition n'étant pas suffisamment nombreuses pour ériger dans le Cordofan un Institut stable pour les élèves, et parce que dans toutes les Missions d'Afrique Centrale l'enseignement et l'éducation des membres féminins de la population devaient être faits par des femmes, j'ai fait venir d'El-Obeïd ma cousine Faustina Stampais, native de Maderno sur le lac de Garde, dans le diocèse de Brescia, qui avait travaillé jusqu'alors à Khartoum.
Avant, elle s'était consacrée avec un zèle extraordinaire à l'Institut des jeunes filles noires du Grand Caire. Je l'ai installée avec deux Institutrices noires dans une maison convenable afin qu'elles dirigent l'instruction des jeunes filles noires qui auraient été rachetées ou qui s'y seraient réfugiées en tant qu'esclaves.
[4838]
Plus tard, après avoir acheté et restauré une grande maison séparée de l'Institut des jeunes garçons noirs par une rue publique, ma cousine s'occupa de l'administration de la maison jusqu'en février 1874, quand l'Institut a été confié aux Sœurs de Saint Joseph de l'Apparition. Ainsi, en peu de temps, avec l'aide des Missionnaires et des Sœurs zélés, j'ai réussi à organiser les deux Instituts du Cordofan qui feront un grand bien au très important apostolat dans la Nigrizia d'Afrique Centrale.
[4839]
Pour l'instant je ne veux pas me perdre dans les détails concernant l'apostolat des Missionnaires et des Sœurs, qui a déjà donné en général des résultats rassurants, que ce soit dans le Cordofan ou à Khartoum.
Je passe aussi sous silence mon activité spécifique, les conditions dans lesquelles j'ai trouvé le pays, et l'horrible plaie de l'esclavage. Tout ceci fera partie d'un rapport particulier que je réserve pour l'avenir. Du reste, j'ai déjà donné, à plusieurs reprises, des informations à ce sujet dans les Annales des Associations de France, d'Allemagne, d'Autriche et d'Italie. Je continuerai donc, comme je l'ai proposé au début, à brosser ici un tableau général de toute l'Œuvre.
[4840]
En 1849, j'avais fait la connaissance à Vérone d'un excellent jeune Noir qui s'appelait Bachit Caenda, au service de la famille des Comtes Miniscalchi, né à Carco, dans la région du Djebel Nouba, très connu dans toute l'Italie, et spécialement apprécié à Propaganda Fide. Pendant des années, l'amitié et l'intérêt pour sa patrie m'ont uni à ce fervent catholique africain.
La très catholique Vérone admirait aussi avec étonnement ce Nouba dont la Foi était ferme et la piété claire, et qui unissait à de si hautes qualités, une grande fermeté de caractère.
A travers lui, je me suis formé une grande opinion des Nouba et j'ai dit au moins cent fois à l'excellent Bachit: "Je n'aurai pas de répit tant que je n'aurai pas planté la croix du Christ dans ta patrie." Pendant les premières années de mon ministère, cela n'a pas été possible parce que l'activité apostolique des Missionnaires d'Afrique Centrale était alors réduite au Fleuve Blanc. Mais quand je suis arrivé dans le Cordofan comme administrateur de ce territoire apostolique et que j'ai eu l'occasion d'entendre parler chaque jour de la terre des Nouba, de la fidélité et du courage des esclaves Nouba qui arrivaient continuellement à El-Obeïd, mon cœur a été pris à nouveau d'un ardent désir de porter la lumière de la Foi parmi eux.
[4841]
Je me suis donné de la peine de mille manières pour connaître ce peuple voisin. J'ai recueilli des informations chez l'un des chefs de la police du Divan, un copte hérétique, dont une de ses femmes était parente du grand Chef des Nouba avec lequel il était familier. La Providence m'a rapidement offert une bonne occasion de connaître cet homme. En effet, un chef nouba de Delen, Saïd Aga, était arrivé à El-Obeïd, et Maximos, l'officier de police, me l'amena à la Mission le matin du 16 juillet 1873 alors que nous sortions de l'église à la fin de l'heure d'adoration au Saint-Sacrement que j'avais introduite dans toutes les chapelles d'Egypte et du Vicariat, et qui se fait tous les mercredis pour obtenir du Cœur adorable de Jésus la conversion de la Nigrizia. J'ai reçu le chef nouba avec grande déférence, je lui ai montré les divers ateliers où l'on exécutait arts et métiers, la petite école des jeunes filles et des jeunes garçons noirs; je lui ai joué un peu d'harmonium, et je l'ai même amené devant l'autel majeur où je lui ai montré la statue de la Madone et d'autres objets.
[4842]
Quand j'ai vu que Saïd-Aga montrait une très vive satisfaction en découvrant toutes ces choses, je lui ai exposé mon souhait de faire la connaissance du grand chef nubien et je ne lui ai pas caché mon intention de fonder une Mission parmi les Nouba. Le bon Saïd-Aga, émerveillé par tout ce qu'il avait vu dans la Mission, n'a pu s'empêcher, dès son retour dans sa patrie, d'en parler à son chef le Cogiour et c'est ainsi que le Cogiour Kakoum a pris la décision de me rendre visite au Cordofan.
[4843]
En effet deux mois après le départ de Saïd-Aga, le matin du mercredi 24 septembre, alors que nous sortions de l'heure d'adoration au Sacré-Cœur de Jésus, j'ai eu la très agréable surprise de voir entrer dans la Mission le grand Chef des Nouba avec une suite de plus d'une vingtaine de personnes, en partie des chefs de moindre importance et des serviteurs.
Je me suis entretenu avec lui et avec sa suite toute la journée; je lui ai longuement parlé de mon projet et je lui ai tout montré. Les ateliers et le son de l'harmonium le laissèrent bouche bée. Il voulait avoir tous les instruments et les outils qu'il voyait: bêches, pioches, rabots, scies, limes, clous, etc. Quand il m'a ensuite vu appuyer avec mes pieds sur le soufflet de l'harmonium alors que mes doigts bougeaient simultanément sur le clavier et que j'en tirais des accords harmonieux et des mélodies, le grand Chef et sa suite furent émerveillés et stupéfaits, et il s'exclama: "Agiaeb! " (merveille): "tu sais tout, tu fais des merveilles."
[4844]
Il s'est rapproché de l'harmonium et, essayant en vain d'en tirer des sons, il s'est exclamé: "Tu es le fils de Dieu, d'un bout de bois, tu sais tirer des sons magnifiques, des sons encore plus beaux que le chant des oiseaux; mes Nouba ne me croiront pas quand je leur parlerai de toutes ces merveilles."
[4845]
Puis je l'ai conduit à l'établissement des jeunes filles noires et je lui ai présenté une jeune Noire éduquée dans l'Institut de Vérone nommée Domitille Bakhita, et d'autres, dont quelques Nubiennes, qui savaient faire de si beaux travaux et si bien écrire que le chef nubien fut saisit d'un étonnement encore plus grand, et il s'est exclamé: "Tu es le plus grand mortel de la terre, personne n'est semblable à toi."
[4846]
Je lui ai dit qu'en Europe il y avait des milliers d'hommes qui en savaient beaucoup plus que moi; qu'il y avait beaucoup d'hommes qui ont les Noirs dans leur cœur et qui donnent de l'argent pour que les Missionnaires aillent chez les Noirs afin de leur enseigner tout ce que les Blancs savent; ils sont chrétiens, et ils vénèrent un Chef glorieux et très sage, qu'ils appellent Pape, suprême Pasteur de tous les chrétiens. "Oui, ce Chef suprême de toute la chrétienté du monde, qui est le Vicaire (l'Ukail) de Dieu sur la terre, vous aime beaucoup et m'a envoyé dans votre pays, pour vous faire du bien, afin que vous connaissiez la vérité et que vous soyez éternellement sauvés." A cela, tous ont répondu: "Agiaeb!" (merveille); et le chef a dit: "Nous sommes ignorants, nous ne savons rien, viens chez nous pour nous enseigner ce que nous devons faire, ce qui est juste d'après toi; et nous et nos femmes, nos enfants, nos esclaves, nos vaches, nos brebis et même la terre et les feuilles des arbres, serons à ton service."
[4847]
Les 4 jours suivants, il a renouvelé sa visite à la Mission et nous nous sommes accordés pour qu'immédiatement après la fin de la saison des pluies, quelques compagnons et moi fassions une visite chez les Nouba, et après une exploration minutieuse du pays, je fonde probablement une Mission parmi eux dans un endroit convenable. C'est avec espoir et plein de joie pour mon projet qu'ils se sont mis en route pour le retour.
[4848]
Déjà en juillet, lorsque le chef Nouba Saïd-Aga était venu me voir, j'avais informé mes Missionnaires de Khartoum de l'événement et de mon intention de préparer une expédition parmi les Nouba. Le Père Carcereri a été galvanisé par la nouvelle et il m'a demandé plusieurs fois avec insistance de pouvoir m'accompagner, et il s'est même proposé de faire ce voyage d'exploration sans moi et dans ce cas, il aurait alors volontiers différé son voyage en Europe, pour s'accorder avec son Supérieur Général. J'ai bien réfléchi là-dessus et je l'ai invité à venir à El-Obeïd. C'était bien là mon intention de lui faire accomplir le voyage d'exploration ou, dans le cas où c'était moi qui irais, de le laisser à El-Obeïd en tant que Vicaire.
[4849]
Il est arrivé à El-Obeïd le 1er octobre et je me suis finalement décidé de lui laisser accomplir le voyage d'exploration avec un compagnon, le Père Franceschini comme il le souhaitait; mais je lui ai donné un second compagnon, Auguste Wisnewsky, homme très courageux et d'une grande expérience, du diocèse d'Ermeland en Prusse, et depuis 20 ans déjà au service de la Mission.
C'est sans interruption, avec un zèle infatigable, beaucoup de prudence et de constance, qu'il a bien travaillé dans les anciennes Missions du Vicariat, et il avait l'habitude des voyages à l'intérieur de la Nigrizia.
Ils se sont donc préparés tous les trois à accomplir le voyage d'exploration chez les Nouba. Pour une plus grande sécurité, je me suis adressé au Pacha du Cordofan afin d'obtenir une escorte militaire pour nos explorateurs, et cette escorte a été conduite par le susnommé officier de police Maximos. Pourvus de tout le nécessaire, ils ont quitté El-Obeïd le soir du 16 octobre 1873.
[4850]
A mon avis, pour ce voyage il aurait fallu plusieurs mois, mais après un laps de temps très bref, ils étaient déjà de retour, ayant seulement exploré, pendant deux jours, Delen le territoire nubien le plus proche. Ils avaient évidemment parlé avec le grand Chef, le Cogiour Kakoum, qui leur avait montré d'une hauteur les nombreux villages éparpillés au pied des collines situées tout autour, et que le Père Carcereri avait tracés sur une carte géographique publiée à Vérone.
Le 28 du même mois, il était de nouveau à El-Obeïd. Il a pu confirmer tout ce que Saïd-Aga et le grand Chef m'avaient dit lors de leurs visites.
[4851]
Après avoir organisé de la façon la meilleure possible la Mission du Cordofan, je suis retourné dans ma résidence principale de Khartoum en compagnie du Père Carcereri et des Frères laïques Wisnewsky et Domenico Polinari. Pendant ce voyage très pénible, j'ai eu la malchance de me casser le bras gauche, après avoir laissé derrière nous une difficile traversée de huit jours de désert.
Le jour dédié à Sainte Catherine d'Alexandrie, mon chameau s'est effarouché à cause d'une hyène, et la bête, certainement très peureuse et timide, comme poursuivie, s'est mise à courir à bride abattue en tournant comme une folle dans le désert, et me flanqua violemment par terre, jusqu'à faire couler du sang de ma bouche; j'ai perdu connaissance et j'étais comme mort.
[4852]
Quand j'ai repris connaissance 24 heures après, j'étais sous une tente érigée par Wisnewsky et Domenico qui ont aussi bandé mon bras avec des mouchoirs humidifiés maintenus par un lacet, ensuite j'ai dû remonter sur le chameau, et j'ai remercié en moi-même la Providence qui pleine de miséricorde dans cet accident, me fit trouver au moins de l'eau comme unique remède.
Les quatre jours que j'ai dû passer sur le chameau ont été très pénibles parce que la bête marchait très irrégulièrement et avec lourdeur, et elle se tournait continuellement de tous les côtés pour se défendre des mouches, de sorte que les douleurs dont je souffrais devenaient très violentes, et exténué, je suis arrivé à Ondourman, située en face du delta du Fleuve Blanc et du Fleuve Bleu.
J'ai voyagé jusqu'à la Mission sur un bateau à vapeur mis à ma disposition par la bonté du Gouverneur Général. Deux médecins et chirurgiens arabes ont soigné mon bras et j'ai dû le porter en écharpe pendant trois mois durant lesquels j'ai très peu dormi, étant donné que je ne pouvais pas me coucher. Pendant cette période, je n'ai pas pu célébrer la Sainte Messe.
[4853]
Le 11 décembre, tout de suite après le départ du Père Carcereri pour l'Europe, quatre Sœurs de Saint Joseph de l'Apparition nouvellement arrivées m'ont rejoint, accompagnées par l'Abbé Giovanni Losi de mon Institut de Vérone et par plusieurs Frères laïques blancs et noirs.
J'ai été ainsi contraint de construire un édifice plus grand, parce que la maison prise autrefois en location avec le legs d'Andrea de Bono, dit Latif Effendi, a été réclamée par les héritiers pour y accueillir le Vice-Consul de Prusse, Monsieur Rosset, mais aussi parce qu'elle était trop petite.
Le nouvel édifice mesure 112 mètres de long et je l'ai fait construire sur de solides fondations de briques et de pierre, grâce aux aumônes reçues en partie par les Sociétés bienfaitrices d'Europe, en partie grâce à la magnificence de Sa Majesté Apostolique l'Empereur François-Joseph 1er et de Son Altesse Impériale son épouse l'Impératrice Marie-Anne d'Autriche, et aussi de Son Altesse impériale le défunt archiduc d'Autriche-Este François V, Duc de Modène.
J'ai destiné cette maison à tout le personnel féminin des œuvres missionnaires de Khartoum.
[4854]
Alors que je travaillais avec mes collègues sur le terrain de la Mission, le Père Carcereri signait en mon nom une Convention de cinq ans avec le Révérend Père Camillo Guardi, Vicaire Général des Ministres des Infirmes. Dans cet accord il était établi que les Religieux camilliens, pour ce qui concerne la juridiction et la cure des âmes, seraient dépendants du Pro-Vicaire d'Afrique Centrale, tout comme les Prêtres d'un diocèse le sont de leur Evêque. Il était stipulé aussi qu'une maison serait fondée à Berber avec un Supérieur qui assumerait les devoirs d'un Curé vis-à-vis des catholiques disséminés dans la province de Souakin sur la Mer Rouge et dans la province de Taca, non loin de la frontière septentrionale d'Abyssinie, ainsi que des habitants catholiques de l'ancien royaume de Dongola, à l'Ouest du Nil, en Nubie Supérieure. Les deux parties ont soussigné cet accord, et les contractants s'engageaient à exécuter tous les droits et devoirs pendant une période de cinq ans, après laquelle une nouvelle Convention devrait être établie sur la base des expériences apostoliques en faveur des Noirs.
[4855]
Pendant ce temps, lors de l'Assemblée Générale au Vatican le 14 août 1874, la Sacrée Congrégation de Propaganda Fide s'est occupée à fond des affaires du Vicariat d'Afrique Centrale, pour donner à sa direction un système qui promette solidité et durée au Vicariat afin d'en permettre un plus grand développement.
Le Cardinal Franchi, Préfet de Propaganda Fide, et les autres Eminents Cardinaux m'ont autorisé, par écrit, à fonder une nouvelle Mission au Djebel Nouba avec les moyens qui étaient à ma disposition afin que ses malheureux habitants se convertissent au christianisme. Ils ont daigné me donner des instructions pleines de sagesse pratique et de bonnes directives pour le bien de ce si difficile et pénible Vicariat; ils m'ont surtout donné des normes de conduite face à l'horrible fléau de l'esclavage et de l'épouvantable situation des Noirs qui en découle.
[4856]
Ils ont enfin fixé les normes à suivre dans la formation des Noirs pour le sacerdoce, ainsi que la façon de combattre les mauvaises tendances qui dominent au sein de ces populations et les mœurs mauvaises et vicieuses des chrétiens du Vicariat.
Le Cardinal Préfet a conclu ses directives avec quelques paroles d'éloge à mon égard, que je rapporte ici avec gêne et que je ne veux répéter que pour que les bienfaiteurs de notre grande Œuvre soient au courant de mes efforts et de ceux de mes compagnons pour la christianisation de la malheureuse Nigrizia, et aussi de tout ce qui a déjà été réalisé par la grâce de Dieu; pour que l'amour et le zèle envers notre Œuvre s'accroissent chez tous ceux qui nous ont toujours aidés généreusement, et pour qu'ils nous fassent parvenir des moyens toujours plus abondants pour ces Missions très importantes. Puissent ces paroles du Cardinal Franchi propager dans toute l'Allemagne catholique ce que se propose la bien méritante Société de Cologne pour le rachat des esclaves et l'éducation des pauvres Noirs. La lettre se termine ainsi:
[4857]
"Du reste, j'ai le plaisir de vous annoncer que mes Eminents Collègues vous ont félicité pour le dynamisme avec lequel vous avez commencé la difficile entreprise d'évangélisation de ces peuples, et ils vous incitent à continuer sans vous effrayer des obstacles que vous rencontrerez, mais en comptant sur l'aide de Dieu qui ne vous manquera sûrement pas.
Alessandro Cardinal Franchi
Préfet"
[4858]
Quand le document officiel de la Congrégation de Propaganda Fide est arrivé à Khartoum, document dans lequel on m'accordait l'autorisation de fonder une Mission au Djebel Nouba, j'ai envoyé une petite caravane dans le Cordofan, équipée de tout le nécessaire pour commencer immédiatement cette œuvre.
J'ai ordonné au Supérieur d'El-Obeïd, l'Abbé Salvatore de Barletta, de se joindre à la nouvelle expédition parmi les Nouba.
En même temps, je me suis acquitté des obligations fixées avec le Père Général des Ministres des Infirmes, je suis allé à Berber et j'ai acheté une des plus belles et des plus confortables maisons de la ville, en payant en espèces; j'y ai alors installé le Père Franceschini avec un Frère laïque de mon Institut et je les ai chargés de commencer les réparations nécessaires pour loger convenablement une communauté religieuse.
[4859]
J'étais de retour à Khartoum depuis peu quand est arrivée une caravane de 16 personnes de mon Institut. C'étaient des Missionnaires, des Religieux de Saint Camille de Lellis et des Sœurs qui avaient pris la voie de Wadi Halfa et Dongola sous la direction du Père Carcereri, et qui avaient fait le voyage du Caire à Khartoum en 103 jours.
[4860]
J'ai tout de suite envoyé quelques Prêtres et Frères laïques dans le Cordofan et j'ai ordonné le départ pour le Djebel Nouba, en nommant à la tête de la Mission l'Abbé Luigi Bonomi, un éminent et laborieux membre de mon Institut de Vérone.
[4861]
La Supérieure Emilie Naubonnet est arrivée à Khartoum en Avril 1875, accompagnée d'une Sœur jeune et pieuse, après être passée par la Mer Rouge et le désert de Souakim. Cette brave Supérieure, native de Pau en France, a pris la direction du principal Institut des Sœurs de Saint Joseph de l'Apparition, à Khartoum. Toutes les maisons qui sont et seront fondées en Afrique Centrale par cette Congrégation religieuse et leurs Sœurs dépendront de sa juridiction.
La miséricordieuse grâce de Dieu nous a envoyé cette femme extraordinaire comme une faveur très spéciale, parce que l'action des communautés féminines est indispensable dans un Vicariat si grand et si difficile, et elle constitue un des principaux moyens de réussite, tant pour l'enseignement que pour toutes les œuvres de charité; et en même temps cette action apostolique soutient dans leur vocation les Sœurs destinées aux Missions de l'Afrique Centrale.
[4862]
De plus, les Missionnaires ont besoin de l'aide du travail féminin dans un pays où règnent des mœurs primitives. La Mère Naubonnet est un vétéran des Missions d'Orient, et elle a été une des premières Sœurs qui s'y sont installées depuis les Croisades. Elle a été Supérieure pendant neuf ans à Chypre, et pendant plus de 20 ans en Syrie où elle a fondé des maisons à Saïda, à Deil-El-Uamar et à Beyrouth. Pendant l'horrible massacre de 1860 en Syrie, elle a fait des miracles de charité et aidé des milliers de malheureux. Elle a recueilli avec un zèle plein d'amour les pauvres orphelins dont les familles avaient trouvé la mort sous les couteaux des cruels Drusi, elle a abrité les enfants dans le bâtiment qu'elle avait fondé sur les anciennes ruines de Sidon. J'ai été très content qu'une telle femme prodigue le grand trésor de ses expériences pour le bien des peuples malheureux d'Afrique Centrale. Après avoir laissé derrière elle 30 ans de travail ininterrompu en Orient, cette éminente femme à répondu avec humilité et obéissance à l'appel qui lui est parvenu; elle a franchi la Mer Rouge, le Nil, les landes désertes, et elle est arrivée en Afrique Centrale où elle trouve un nouveau champ de travail pour son esprit de sacrifice, pour sa constance dans le travail difficile et pour sa perspicacité.
[4863]
Les Religieux de Saint Camille étant installés à Berber sous la direction du Père Carcereri, et la Mission de Khartoum étant confiée au chanoine Pasquale Fiore, je suis parti sur un bateau à vapeur du Gouvernement avec une importante caravane de Missionnaires et de Sœurs pour visiter le Cordofan et le Djebel Nouba. Nous sommes arrivés à El-Obeïd avec trente chameaux le jour de la fête de l'Assomption de Marie. J'ai administré le sacrement du Baptême à 16 adultes qui avaient été préparés par les Missionnaires et les Sœurs, et le sacrement de la Confirmation à plusieurs catholiques. Mes missionnaires et moi-même avons accompli plusieurs fois ces cérémonies réconfortantes dans les principales Missions du Vicariat, et cela avait déjà été publié dans les Annales françaises, allemandes et italiennes. J'ai entrepris le voyage pour le Djebel Nouba le 15 septembre avec les Missionnaires et les Sœurs, prenant avec nous 12 chameaux.
[4864]
Nous voyagions depuis 5 jours, au milieu d'un bois de Shingiokaen, quand nous avons rencontré une canaille arabe Baggara à cheval, de la race des Omour; je lui ai offert un turban, c'est-à-dire un long et large morceau de soie qu'il a enroulé autour de sa tête pour se protéger des rayons brûlants du soleil, et je l'ai chargé d'annoncer au grand Chef et aux Missionnaires notre arrivée prochaine parmi les Nouba. L'arabe, s'attendant à un autre pourboire, a éperonné son cheval et parti pour Delen.
A notre agréable surprise, le Chef est venu à notre rencontre à cheval à une demi-journée de voyage de Delen, suivi de lanciers et de plus d'une cinquantaine de Nouba, en partie armés de fusils, et remplis de joie à cause de notre arrivée.
Dès que le Chef m'a vu, il est descendu de son cheval et s'est approché de mon chameau, m'a serré la main, s'est incliné plusieurs fois devant moi et il m'a dit dans le dialecte arabe du Cordofan: "Dieu t'a envoyé chez nous, tout est à ta disposition, nos familles, nos fils, nos vaches, nos brebis, nos chèvres, nos cabanes et nos champs. Tu es notre père, nous sommes tes fils; nous ferons tout ce que tu nous ordonneras de faire et nous serons heureux."
[4865]
J'ai accueilli tant de gentillesse avec amabilité et j'ai répondu que j'étais venu justement pour être leur père, et que s'ils se montraient de vrais fils, s'ils suivaient les instructions des Missionnaires et des Sœurs et s'ils exécutaient volontiers nos ordres, ils deviendraient heureux, d'abord sur la terre et ensuite, un jour, au ciel. J'ai ensuite fait comprendre au Chef religieux et séculier qu'il devait précéder par son bon exemple ses sujets en acceptant docilement tout ce que nous leur enseignerions au nom de Dieu; cela dit, aidé par le Cogiour Kakoum, je suis descendu de chameau.
[4866]
La nuit a été un enchantement, la lune argentée resplendissait dans le ciel et une myriade d'étoiles scintillaient; nous avons posé nos matelas à même le sol, nous avons préparé le dîner, et sur une couverture étendue par terre nous avons mangé avec joie et nous avons bu l'eau que les Nouba nous avaient apportée.
Ces bons Nouba ont veillé à côté de nous pendant toute la nuit et ils ont allumé des grands feux pour effrayer les bêtes féroces et pour se réchauffer un peu.
Le grand Chef se croyait le plus riche roi de la terre parce qu'il possédait une simple couverture militaire que je lui avais donnée et avec laquelle il se protégeait la nuit; en effet, quand je lui ai demandé à l'aube s'il avait bien dormi, il m'a répondu avec un air de grande satisfaction: "Comment est-il possible de ne pas bien dormir sous la protection de Dieu et d'une si belle couverture? " (elle coûte environ 5 francs en Europe). "Je porte avec moi ton cadeau sur mon cheval, et avec cette couverture je me couvrirai toujours la nuit dans mon habitation."
[4867]
Je suis ensuite monté sur le cheval du Chef, mais un serviteur a dû le conduire, parce que depuis le jour où le chameau m'a flanqué par terre et que mon bras gauche s'est cassé, je n'aime plus du tout chevaucher. A midi, nous sommes arrivés devant l'enceinte de la Mission parmi les applaudissements de satisfaction et de jubilation du peuple et des sous-Cogiours (prêtres), j'ai été reçu avec une immense joie par le Supérieur et par les autres compagnons de la Mission.
L'accueil que j'ai reçu chez les Nubiens et chez leur chef a été plein d'exquise gentillesse. J'ai aussi reçu la visite de plusieurs "Gnouma", un peuple primitif très valeureux qui vit complètement nu: les hommes sont robustes, trapus et très féroces. Ils tuent sans pitié les Giallaba musulmans qui veulent faire d'eux des esclaves lors de leurs razzias. Des habitants des collines limitrophes sont également venus me voir, et j'ai le solide espoir de pouvoir faire beaucoup de bien dans ces régions, beaucoup plus qu'il n'est possible au sein des populations contaminées par les erreurs de l'Islam. Il faut cependant ici aussi travailler contre de nombreuses superstitions, parmi lesquelles tiennent la première place des cérémonies et rites très étranges concernant un esprit appelé "Okourou". Celui-ci exerce sur eux une influence très grande. Avant de commencer le travail apostolique de la prédication de l'Evangile il est nécessaire de bien apprendre la langue des Nouba, parce qu'ici l'arabe ne suffit pas.
[4868]
Sans perdre de temps, je me suis consacré à l'étude de cette langue, grâce à l'aide de l'éminent Abbé Luigi Bonomi qui avait déjà appris beaucoup de mots pendant les six mois passés parmi les Nouba avec l'Abbé Gennaro Martini.
J'ai pu communiquer avec le grand Chef grâce à l'arabe du Cordofan car cette langue lui était très familière; le Chef était doué aussi d'une intelligence extraordinaire et il s'efforçait de m'introduire dans la connaissance de sa langue.
[4869]
Les lecteurs qui ont entendu parler de coups de fusils pour fêter mon arrivée penseront sûrement que les Nouba ont atteint un niveau de civilisation tel qu'il leur permet de se servir d'armes à feu, comme nous en avons en Europe.
Mais il n'en est pas ainsi. Les Giallaba, les marchands de chair humaine, armés de lances et de flèches empoisonnées, quittaient souvent le Cordofan et faisaient des razzias dans les régions montagneuses du Djebel Nouba, dans les plaines des Giangués, des Shillouk, des Fertits et d'autres tribus, et ils attaquaient les pauvres Noirs pour en faire des esclaves, ils leur attachaient les pieds, ils leur mettaient une corde au cou et un joug attaché à une grosse poutre, pour les amener nus sur les marchés aux esclaves d'El-Obeïd, de Dongola et de Khartoum, d'où ils seraient ensuite amenés et vendus en Egypte, dans les pays de la Mer Rouge et en Syrie.
[4870]
Mais avec la progression de la civilisation, en Egypte on a commencé à utiliser les fusils à baguette, et plusieurs marchands syriens, turcs, et européens ont introduit au Soudan soit le fusil Remington, soit le Chassepot avec de bonnes munitions; et les Giallaba ont abandonné l'arc, les flèches et les lances, et ont chassé les Noirs avec la poudre et le plomb. Les Nouba, peuple courageux et guerrier, cachés dans les montagnes, pouvaient souvent se défendre très bien contre les assaillants et il n'était pas rare qu'ils réussissent aussi à s'emparer de leurs armes et munitions.
Depuis cette époque, ils se sont faits respecter de leurs assaillants, et ils sont maintenant encore plus en mesure de les tenir à l'écart de leur territoire. C'est pour cela que dès qu'ils m'ont vu, ils voulaient que je leur donne des balles et de la poudre, parce qu'ils n'en avaient plus, ils avaient seulement des petites pierres qu'ils trouvaient en grande quantité dans les montagnes de granit, et avec lesquelles ils se tiraient d'embarras.
[4871]
Je dois maintenant attirer l'attention sur la tâche très difficile à laquelle le Missionnaire doit faire face en Afrique Centrale où vivent tant de peuples ayant des langues différentes. On compte plus de cent langues, qui sont d'origine sémitique, la plupart monosyllabiques. L'écriture n'existe pas, ces langues expriment les idées les plus indispensables et se limitent à très peu de paroles dont ces peuples primitifs ont besoin pour leur raisonnement de faible portée. Il est donc très difficile de leur faire comprendre le caractère sublime de notre sainte religion.
Outre l'arabe divisé en nombreux dialectes africains et parlé par la population musulmane dans les possessions égyptiennes du Vicariat, il existe plus de cent langues différentes mentionnées ci-dessus et qui sont demeurées inconnues aux chercheurs européens, et il n'existe ni dictionnaire, ni une grammaire, ni un livre qui en parle. Il manque même les mots les plus simples comme "lire", "écrire", "apprendre", "articuler".
[4872]
Alors que les Missionnaires destinés aux Indes, à la Perse, à la Chine, à la Mongolie, à l'Amérique, à l'Australie peuvent déjà apprendre les langues de ces peuples en Europe, dans des maisons de formation avec l'aide de dictionnaires, de grammaires et de livres, le pauvre Missionnaire de l'Afrique Centrale, par des efforts incroyables, doit tout tirer de la bouche des indigènes qui, dans le meilleur des cas, s'ils ont été esclaves chez des musulmans, comprennent un peu l'arabe.
Le Missionnaire de la Nigrizia n'est pas seulement exposé à toutes les privations et à un climat brûlant, mais il doit aussi, comme nous le voyons, lutter contre les fatigues inouïes de l'apprentissage des langues et de la recherche linguistique et il est contraint de compiler des dictionnaires, des grammaires, il doit comprendre les verbes avec leurs conjugaisons, et les déclinaisons des mots. Tout ceci ne s'accomplit pas avec l'aide d'habiles maîtres et de livres qui donnent des conseils utiles, mais il faut le faire comme un quelconque indigène, qui ne sait rien et ne comprend rien, qui n'a aucune une idée de la grammaire et qui ne connaît que quelques mots d'arabe. Tous ceux qui ont l'expérience de l'apprentissage d'une langue, peuvent bien comprendre l'ampleur des difficultés que je viens d'exposer.
[4873]
J'ai moi-même fait cette expérience entre 1858 et 1859 quand je me suis trouvé dans la tribu des Kich, dans la Mission de la Sainte Croix entre le 6ème et le 7ème degré de Lat. Nord, avec mes compagnons Joseph Lanz du Tyrol, Giovanni Beltrami et Angelo Melotto, et nous avons été les premiers à rédiger avec une patience constante le premier dictionnaire, la première grammaire, et le premier catéchisme catholique en langue denka. L'abbé Bartholomé Mozgan, natif de Laibach, fondateur de cette Mission, avait seulement écrit avant nous un certain nombre de mots et laissé le manuscrit à Lanz son successeur. Nous l'avons utilisé pour notre étude, et deux élèves qui connaissaient un peu l'arabe nous ont aussi aidés. Les résultats de nos recherches ont été transmis à Miterrutzner, Recteur du collège épiscopal de Brixen et Secrétaire de l'Evêque Fessler pendant le Concile Œcuménique du Vatican. Cet homme éminent, qui est le meilleur spécialiste de l'Afrique Centrale, est un des plus importants et des plus actifs membres du Comité de la Société de Marie.
[4874]
Deux jeunes Noirs de la tribu des Denka et des Bari l'ont aidé pour la compilation d'un dictionnaire, d'une grammaire et pour la traduction des Evangiles des dimanches et des jours de fête en langue Bari-Denka avec en parallèle la traduction allemande, dont l'édition avec des notes en latin et en italien a vu le jour à Brixen en 1864. Ce travail se distingue par sa grande précision et pour la grande profondeur de l'étude.
Miterrutzner, qui a un grand talent pour les langues et de vastes connaissances en philologie, a été d'une très grande utilité pour les Missionnaires qui travaillèrent dans les territoires de ces tribus; nous devons le progrès de l'œuvre sainte des Missions à son aide et à sa sollicitude. C'est lui qui a recueilli aussi des dons parmi les bons catholiques tyroliens et bavarois, pour nous et pour notre œuvre, et a envoyé en Afrique Gostner, Überbacher, Lanz et beaucoup d'autres Missionnaires éminents et très actifs.
[4875]
L'infatigable Beltrame a fait imprimer plus tard, en italien, une grammaire très claire de la langue Denka, et actuellement c'est la Société Géographique Italienne qui s'occupe de l'édition de son dictionnaire Bari-Denka, pour l'enrichissement de la science, et particulièrement pour l'usage des futurs Missionnaires du Fleuve Blanc.
Comme pour le Denka et le Bari, comme pour toutes les langues encore inconnues d'Afrique, et pour la langue des peuples nubiens que nous parlons, les signes graphiques font défaut et, suivant le conseil de nombreuses autorités, j'ai décidé d'adopter les signes graphiques latins, comme l'ont fait Mitterrutzner et beaucoup d'autres, cela est particulièrement important pour les Missionnaires de l'Eglise Catholique qui se rendent dans ces pays.
En ce qui concerne la prononciation de cet idiome africain, pour la rapprocher le plus possible du latin, j'ai décidé de suivre partiellement le système établi par Lepsius et par l'éminent et docte philologue le comte Miniscalchi-Evizzo de Vérone, qui l'avait proposé à l'Institut de Venise.
[4876]
Quant à la terminologie théologique de l'Eglise Catholique, pour exprimer dans les langues africaines les Saints Sacrements, les articles de la Foi, l'Eucharistie, la transsubstantiation, la Sainte Messe, etc., j'ai décidé de retenir les termes de l'Eglise en latin et d'en donner ensuite l'explication aux peuples d'Afrique Centrale dans leur idiome, en faisant suivre une transcription aussi claire que possible des matières catéchistiques dans leur langue.
C'est un système prudent et d'une grande importance que nous pratiquons et qui sera clair à tous ceux qui connaissent l'histoire des hérésies des premiers siècles de l'Eglise de Jésus-Christ.
[4877]
Avec l'Abbé Luigi Bonomi, je me suis donc mis à étudier avec la plus grande application la langue des Nouba, peuple très intéressant et intelligent chez qui je demeurais. Tous deux, nous avons parcouru les alentours pour apprendre des indigènes eux-mêmes la nature de leurs superstitions religieuses, leurs coutumes, leurs habitudes, leur habileté artistique, encore infantile, et leurs traditions.
Quelques brefs aperçus des Missionnaires Martini et Bonomi sur les résultats de nos recherches ont été publiés. Une description plus détaillée suivra quand nous aurons encore mieux étudié la langue du pays. J'ai la ferme intention de ne rien publier tant que je n'aurai pas fait moi-même les recherches les plus approfondies.
[4878]
Je veux reporter ici le Rapport officiel du 8 octobre 1875 que j'ai envoyé à la Sacrée Congrégation de Propaganda Fide sur la première Mission parmi les Nouba à Delen......(voir: "Rapport annuel... du 8 octobre 1875". §§ 3903-3943)
[4879]
Comme je l'ai fait remarquer dès le début, puisque toutes les œuvres de Dieu ont leur origine au pied du calvaire, la Mission parmi les Nouba a dû aussi parcourir ce douloureux chemin et porter les signes de la Croix.
Pendant que je rédigeais mon dernier rapport à la Sacrée Congrégation de Propaganda Fide, l'Abbé Gennaro Martini a été frappé par des fièvres intermittentes, et deux jours après, ce fut aussi le tour des Pères Camilliens Franceschini et Chiarelli. Domenico Polinari en souffrait depuis quelque temps déjà. Sœur Germaine Assouad d'Alep, Supérieure de l'Institut des jeunes filles noires, qui avait déjà été assaillie par de violentes attaques nerveuses, allait si mal que l'on a eu peur de la perdre. Tous les Africains qui étaient dans la Mission sont tombés malades les uns après les autres. J'ai été aussi atteint d'une fièvre violente, et l'Abbé Luigi Bonomi est tombé malade le même jour, alors qu'il avait toujours joui d'une excellente santé depuis son départ d'Europe, et son état était critique.
[4880]
L'amour miséricordieux du Tout-Puissant n'avait épargné que Auguste Wisnewsky et Sœur Madeleine Caracassian qui pouvaient au moins aider les autres. Mais au bout de quelques jours, la Sœur est tombée malade et le bon Wisnewsky a commencé lui aussi à se sentir mal, ce qui fait qu'à la fin tous les membres de la Mission parmi les Nouba étaient visités par la maladie, et notre établissement s'était transformé en hôpital.
Je ne puis décrire par des mots combien mon âme a souffert parce que, à cette époque, toute la responsabilité pesait sur moi, et j'ai été pris d'un grand découragement.
La fièvre s'est manifestée chez tout le monde par intermittence, et ceux qui un jour gémissaient sous la violence de la fièvre allaient un peu mieux le lendemain et pouvaient aider les autres qui étaient pris d'une attaque de fièvre.
L'Abbé Bonomi allait si mal que je doutais de sa guérison. Dans une telle peur, je me suis accroché aux remèdes que j'ai toujours considérés dans mon expérience de vingt ans comme les meilleurs contre ces attaques de fièvres, c'est-à-dire le changement d'air, d'après l'affirmation d'Hippocrate: " Fuge caelum in quo aegrotasti" (Fuis le ciel où tu es tombé malade).
[4881]
Puisque c'était moi qui avait conduit ici les membres des diverses Congrégations religieuses, j'ai senti peser sur moi une grande responsabilité vis-à-vis de ces derniers; ceci m'a décidé, vu aussi ma maladie, à changer d'air parce que je sentais que dans cet état d'urgence un autre remède ne pouvait nous apporter aucun avantage, et j'étais sûr que cela devait être la volonté de Dieu.
Mon plan était de nous retirer de Delen pendant un certain temps. Mais comment le mettre à exécution? Faire ce voyage aurait été néfaste pour tous, car nous n'avions à notre disposition ni chameaux, ni chevaux, ni ânes, (il n'y en avait que quatre ou cinq dans toute la région), et en plus, pour une vingtaine de jours, nous n'avions qu'une petite provision de sel pour assaisonner la nourriture et un peu de bouillon, unique aliment pour les malades fiévreux. La plupart des nôtres n'étaient pas encore habitués à monter des vaches ou des taureaux selon les habitudes du pays.
[4882]
Ah! Ces journées ont été une dure épreuve pour moi, et mon esprit était vraiment trop tourmenté pour discerner le mieux dans cette pénible situation qui devait encore empirer avec l'arrivée d'un message du Gouverneur du Cordofan qui m'écrivait de Birch, à trois jours de voyage de Delen, m'annonçant que je devais fermer temporairement la Mission de Delen car il ne pouvait pas garantir notre vie contre les menaces de la tribu voisine des nomades Baggaras.
En même temps, le Moudir avait envoyé 20 chameaux pour notre transport.
En outre, le messager avait raconté à la Supérieure, malade, qu'il y avait à Birch et dans les alentours, auprès du Gouverneur, un millier de soldats avec quatre canons, et que le Gouverneur avait l'intention d'attaquer les villages du Chef Kakoum, parce qu'il n'avait pas voulu payer le tribut. A cette annonce, la Supérieure est venue me voir immédiatement et elle m'a supplié d'ordonner le départ sur-le-champ, autrement nous serions nous aussi tous massacrés par les soldats musulmans, toujours très cruels en de telles circonstances.
[4883]
En voyant cette dangereuse situation, j'ai fait appeler le Cogiour Kakoum et je l'ai invité à payer le tribut qu'il devait, comme il avait fait les années précédentes, mais il m'a expliqué que c'était parfaitement impossible pour le moment, et que je pouvais écrire au Gouverneur en le priant d'attendre jusqu'à la prochaine récolte et qu'alors tout serait payé. J'ai aussitôt envoyé au Gouverneur un messager avec une lettre dans laquelle je l'informais de tout cela.
[4884]
Cette nouvelle circonstance a encore accru notre anxiété et, après avoir prié avec ferveur le divin Cœur de Jésus, et Notre Dame du Sacré-Cœur et tous nos Saints protecteurs, j'ai réuni les quatre Missionnaires dans ma cabane pour connaître leur avis. Ils étaient tous d'accord pour l'abandon provisoire de la Mission, et s'ils recouvraient la santé, ils s'engageaient à y revenir. L'Abbé Bonomi a ajouté que s'il n'était pas allé aussi mal, il serait resté dans la Mission malgré toutes les dépêches du Gouverneur, mais il se soumettait pleinement à mes décisions.
[4885]
Les Sœurs étaient du même avis, et en considérant aussi que les médicaments nous parvenaient moins facilement, j'ai été convaincu qu'il fallait exécuter mon plan en nous retirant à Shingiokaen où nous resterions jusqu'au moment où nous pourrions nous rétablir. Là, en outre, par la bonté du Gouverneur, il nous serait possible de nous procurer le sel qui nous faisait défaut et d'autres choses nécessaires.
Je me doutais aussi que le Gouverneur, par cette dépêche, n'avait d'autre but que notre éloignement des Nouba par intérêt pour l'ignominieuse traite des esclaves, parce que j'avais reçu des informations sûres affirmant que le chef des Baggaras avait déclaré au Gouverneur ne pas pouvoir exercer la traite des esclaves et payer ainsi le tribut annuel imposé par le Gouverneur du Cordofan, tant que nous étions parmi les Nouba.
[4886]
Sans perdre de temps, des caisses ont été chargées sur les chameaux, et toute la Mission, y compris les cabanes et tout ce qui s'y trouvait, a été mise sous la protection du Chef Kakoum; après quoi, notre départ a eu lieu le matin du 30 octobre. Etre un des derniers à monter sur le chameau lors de ces voyages à travers les forêts et les zones désertiques enflammées d'Afrique a toujours été mon habitude, pour pouvoir veiller sur le chargement et avoir tout le personnel à l'œil, pour que personne ne soit à la traîne, et pour que je puisse voir si tout allait bien. Dans les forêts impraticables, les chameaux avec leur chargement n'avancent jamais de façon ordonnée, ils s'éloignent les uns des autres souvent sur une distance d'un ou deux miles et les groupes de la caravane ne s'en aperçoivent même pas.
Le départ des chameaux a été ordonné le matin du 30 octobre, en fonction de ce qu'ils portaient, bagages ou personnes, et cette opération a duré jusqu'à sept heures, et c'est seulement à ce moment-là que je suis monté sur ma bête avec l'homme de main que le Gouverneur avait envoyé pour m'escorter. A sept heures, la caravane était déjà en route et elle devait traverser 14 heures de forêt où vivaient des lions et d'autres bêtes féroces.
[4887]
Nous étions en route depuis à peine une heure quand le Père Franceschini s'est senti mal à cause d'une attaque de fièvre si épouvantable qu'il a dû descendre, et les Sœurs et moi nous nous sommes vite approchés de lui pour le secourir. Allongé sur l'herbe pendant une bonne demi-heure, il s'est à nouveau senti capable de remonter sur le chameau. J'ai alors ordonné aux Sœurs, à Auguste et à l'homme de main de rester à côté de lui. Nous avancions avec difficulté, mais déjà au bout d'une heure de chevauchée fatigante, le Père Franceschini a déclaré qu'il n'en pouvait plus, ayant des grandes difficultés respiratoires. Nous l'avons porté vacillant sous un arbre, nous lui avons mouillé les tempes avec de l'eau et nous avons tout fait pour le soulager. Mais puisque la fièvre continuait à monter, il resentait d'horribles douleurs d'estomac, l'eau que nous portions dans deux petites gourdes commençait à manquer et les vivres et les matelas se trouvaient dans la partie de la caravane qui était séparée de nous, j'ai alors immédiatement envoyé deux guides avec des chameaux à toute vitesse pour dire à l'Abbé Luigi et au Père Alfonso de faire revenir tout de suite en arrière les chameaux qui portaient les vivres, les matelas, etc., parce qu'il ne nous était pas possible, pour le moment, de continuer le voyage. Par chance, je portais avec moi les Saintes Huiles pour toute éventualité, et j'en remercie beaucoup le Seigneur.
[4888]
L'état du Père Franceschini empirait beaucoup, et nous n'avions plus d'eau sous la main pour lui mouiller le front et pour lui frictionner la poitrine. Nous ressentions avec douleur l'impuissance dans laquelle nous nous trouvions et nous ne voyions pas d'issue de secours, ni aucun moyen pour sortir de ce tourment.
Après trois heures d'indicibles souffrances le Père Franceschini, étendu par terre sur une couverture, s'est endormi profondément et il a transpiré pendant une bonne heure. Quand il s'est réveillé, il se sentait beaucoup mieux; que le Seigneur en soit remercié! Il était déjà 14 heures et ceux qui devaient nous porter les matelas, l'eau et les vivres n'étaient pas encore revenus; une soif ardente nous consumait et nous n'avions même pas une bouchée de nourriture pour calmer notre faim; nous étions tous étendus par terre. Etant donné que le Père Franceschini se sentait un peu soulagé, que je le savais jeune, courageux et énergique, je lui ai proposé d'essayer de remonter sur le chameau pour rejoindre la caravane. Nous avons ainsi continué notre voyage sous une canicule devenue terrible, dont nous avons beaucoup souffert.
[4889]
Après quatre heures de marche pénible nous avons reconnu de loin une de ces mares d'eau sale et noire dans lesquelles les vaches, les chèvres et les moutons entrent selon leur besoin pour se désaltérer. Ici nos chameaux se sont abreuvés, et même si l'eau était nauséabonde et mauvaise, nous avons nous aussi étanché notre soif ardente, et cela nous a fait du bien comme le meilleur des repos.
Le soir était tombé et l'on pouvait entendre le rugissement des lions. Pendant deux heures, nous avons dû traverser une broussaille touffue et nos burnous et turbans, les voiles et les habits des Sœurs ont été complètement lacérés par les plantes épineuses.
Jugeant dangereux de continuer dans l'obscurité de la nuit, parce que le rugissement des lions se faisait plus fort d'heure en heure et parce que nous ressentions une grande fatigue, j'ai décidé de faire une halte, même si j'étais en désaccord avec Auguste, l'homme de main, et avec les chameliers qui soutenaient que si nous restions là, nous serions la proie des lions.
[4890]
J'ai donc ordonné qu'ils descendent immédiatement et j'ai offert trois thalers megidi (14 francs) aux chameliers et à l'homme de main, de continuer alors le voyage pour rejoindre le reste de la caravane qui devait attendre notre arrivée. Et ils devraient ensuite revenir rapidement pour nous apporter les matelas et tout le nécessaire. Mais ils ont résolument refusé en objectant qu'il était tout simplement impossible de se risquer au milieu de la brousse, parce qu'ils seraient certainement dévorés par des lions. J'ai donc fait allumer un grand feu qui devait durer toute la nuit pour tenir les lions à l'écart; et nous avons étendu nos caparaçons par terre et nous nous sommes couchés dessus.
[4891]
Tourmentés par la faim et par la soif, nous avons passé une nuit horrible; les souffrances de mon esprit ont été grandes! En effet, j'étais vraiment sans nouvelles du reste de la caravane et je craignais qu'elle se soit perdue ou qu'elle soit revenue sur ses pas. Nous étions tous plus ou moins terrassés par la fièvre, nous jeûnions depuis si longtemps, nous ne savions pas où nous nous étions arrêtés et si nous étions loin du but de notre voyage.
Par chance, l'homme de main avait encore dans sa poche un petit bout de viande crue d'un mouton tué trois jours auparavant, mais il y en avait à peine 5 ou 6 onces dont la moitié était déjà pourrie. En fouillant dans ma musette de voyage, j'ai trouvé une petite boîte avec un morceau de viande salée d'environ 8 onces, que j'avais achetée à Khartoum. Comme nous étions contents de cette découverte.
En l'absence de récipient pour cuire ce peu de viande, nous avons mis les deux petits morceaux dans la doka (morceau de fer creux dans lequel les Arabes du Soudan préparent leur pain) et après quelques minutes sur le feu, nous nous sommes partagé la viande qui, en moins de temps que j'emploie pour cette description, avait déjà disparu.
[4892]
Combien nous avons loué le Seigneur qui s'était miséricordieusement souvenu de nous au milieu des rugissements des lions, au cœur des forêts!
A l'aube, exténués par la faim et par la soif, engourdis par le froid et épuisés par la fatigue, nous avons continué notre voyage, et après huit heures de chevauchée, nous sommes arrivés à Shingiokaen, et nous avons retrouvé le reste de la caravane abritée dans les cabanes des indigènes, où elle était arrivée quelques heures avant nous. Nous avons alors résolu l'énigme et nous avons appris les détails de l'histoire. Les chameliers qui avaient été envoyés quand nous nous étions réfugiés sous l'arbre avec le Père Franceschini, au lieu de dire à la caravane de s'arrêter comme je le leur avais ordonné, ont incité nos compagnons à poursuivre et ils ont dit que j'avais donné l'ordre de continuer et que nous les suivrions par un chemin plus court.
[4893]
Plusieurs heures plus tard, ne nous voyant pas arriver, l'Abbé Bonomi a ordonné aux chameliers de s'arrêter et il s'apprêtait à nous envoyer de l'eau et des provisions. Mais mes deux chameliers se sont obstinés dans leur première affirmation et n'ont pas voulu revenir en arrière. Ils se sont donc vu contraints de poursuivre le voyage sans savoir où nous étions, souffrant pour nous de la même anxiété dont nous souffrions pour eux.
Nous sommes restés quelques jours à Shingiokaen pour nous reposer; mon plan était que les malades restent plus longtemps et qu'ils retournent ensuite à Delen; mais étant donné que leur état n'était pas très bon, je les ai envoyés dans notre Mission du Cordofan.
De plus, tous les habitants de Shingiokaen avaient fui et emmené avec eux leurs troupeaux pour qu'ils ne tombent pas dans les mains des troupes du Moudir qui, outre le tribut, auraient pris possession de leurs bêtes, de leurs provisions, de leurs esclaves, et les habitants auraient aussi été contraints de nourrir la soldatesque. Nous n'avons donc trouvé ni viande, ni beurre, ni rien d'autre pour nourrir convenablement nos malades, et c'est la raison pour laquelle j'ai décidé de continuer le voyage vers Berket-Koli où se trouvait le Moudir et ses gens, car nous pourrions nous procurer le nécessaire par son intermédiaire.
[4894]
Afin que les lecteurs comprennent encore mieux la nécessité de ma décision, permettez-moi d'ajouter ce qui suit:
Depuis longtemps déjà le Gouverneur du Cordofan, ayant l'intention de conquérir les tribus voisines et les territoires habités par diverses tribus arabes nomades, a levé sur ces populations des impôts annuels, que ce soit en argent, en bétail, en blé ou en esclaves. Comme certains résistaient et refusaient de payer de tels tributs, le Gouvernement avait pris l'habitude d'envoyer chaque année dans ces régions quelques hauts officiels avec un certain nombre de troupes, pour extorquer ces tributs de force; en de telles circonstances souvent étaient donnés des coups de bâton et de fouet. Mais ces troupes, comme nous l'avons déjà montré, se rendent aussi coupables de vols de toutes sortes, elles pillent et détruisent les cabanes des pauvres indigènes.
[4895]
Alors que j'étais à une journée de voyage de Shingiokaen, j'ai entendu que Birket aussi avait été abandonnée par la population pour la même raison, et que le Moudir et ses soldats étaient allés sur les montagnes de Teghata, mais laissant en arrière un officier et quelques soldats qu'il mettait à ma disposition.
Hélas! La fièvre ne cessait pas parmi les Missionnaires et les Sœurs, et la moindre aide faisant défaut, j'ai résolu de conduire la caravane à El-Obeïd, où les malades pouvaient avoir chez nous tout le confort, ainsi que les médicaments convenables, il fallait espérer que tous allaient se remettre en bonne santé.
Ce voyage a repris avec anxiété parce qu'il était très difficile de déplacer des malades à dos des chameaux, sous un soleil brûlant le jour et avec un grand froid la nuit; et il en a toujours été ainsi à travers l'interminable désert.
[4896]
Nous espérons que tout est écrit dans le grand livre de Celui à qui nous avons consacré toute notre vie, une vie pleine de dangers et de souffrances, pour atteindre l'unique et sublime but d'arracher les âmes au pouvoir de l'ennemi.
C'est ainsi qu'après 18 jours de voyage, après avoir quitté les Nouba, nous avons rejoint notre résidence d'El-Obeïd, épuisés, mais encore vivants.
Si nous avons échappé à tant de dangers, nous le devons à la grâce divine.
Nous avons été accueillis avec une joie indescriptible par les nôtres qui vivaient dans une immense angoisse à cause de nous. Par une disposition de Dieu, il arriva que le brave Docteur Pfunt, médecin et naturaliste, était présent dans cette capitale. J'ai confié mes malades à cet excellent homme, et après de très violentes attaques répétées de fièvre qui prenaient les formes les plus variées, après avoir pris beaucoup de médicaments, tous, sans exception, ont recouvré la santé avec l'aide de Dieu, car Dieu n'abandonne jamais celui qui a confiance en lui.
[4897]
Si j'ai réussi à sauver la vie de tous mes compagnons de la Mission dangereuse du Djebel Nouba, je le dois à l'inépuisable bonté de Dieu.
[4898]
Dans la capitale du Cordofan, j'ai trouvé d'importantes dépêches qui rendaient nécessaire mon départ immédiat pour Khartoum et pour l'Egypte.
Sans tarder, je suis parti dès que je pris toutes les mesures qui s'imposaient, avec mes compagnons et avec le Gouverneur. J'ai chargé l'Abbé Bonomi de reprendre avec quelques compagnons la Mission du Djebel Nouba, dès que sa santé le lui permettrait. Sœur Germaine et Auguste étaient avec moi.
Après avoir traversé les immenses plaines et la dense brousse de caoutchoucs, à Tura-El-Khadra nous sommes montés sur un bateau avec le Général américain Colston, bateau qui avait été envoyé à sa rencontre, et nous sommes ainsi arrivés à Khartoum sans encombre et en bonne santé.
[4899]
Avant de quitter la capitale des possessions égyptiennes du Soudan, mon devoir est de donner quelques informations sur une petite partie de l'apostolat d'Afrique Centrale, concernant quelques milliers de coptes chrétiens hérétiques qui vivent en Nubie, et qui sont les sujets du Siège Episcopal de Khartoum. Cette petite étincelle du christianisme, qui se souvient de son époque glorieuse, et qui s'est maintenue jusqu'à nos jours au milieu des ténèbres de l'Islam et du paganisme, mérite une mention, soit dans l'intérêt de l'histoire ecclésiastique, soit pour son rapport avec la Mission d'Afrique Centrale.
[4900]
La Nubie, comme je l'ai déjà dit, constitue une partie des immenses régions éthiopiennes qui embrassent presque tous les pays de l'Afrique, qui s'étendent entre les deux tropiques, la Mer Rouge, et l'Océan Indien jusqu'au Niger et à la Guinée. Les anciens divisaient l'Ethiopie en plusieurs parties dont la division la plus connue est celle de Ptolémée: l'Ile de Méroé, l'Ethiopie au-dessous de l'Egypte, et l'Ethiopie intérieure. L'Ile de Méroé comprend les zones entre le Nil, et au-delà du désert, et le Fleuve Bleu, et ce territoire, d'après certains, s'étendait sans frontières à droite du Fleuve Blanc. La Nubie, l'actuelle Abyssinie et les territoires des Galla, que Ptolémée indiquait comme la Troglodyte des anciens, territoire qu'ils prenaient pour l'Inde, formaient l'Ethiopie placée sous l'Egypte.
[4901]
L'Ethiopie intérieure embrassait tous les territoires entre le Sud du Niger et le Sud-Ouest de l'Abyssinie et les territoires au-delà de la ligne de l'Equateur. Certains historiens anciens, pour l'Ethiopie en général, considéraient une moitié de l'Afrique, en la divisant en Afrique haute et en Afrique basse, consistant en un royaume grand et sans frontières, que les Arabes, les Turcs et les populations voisines ont ensuite à nouveau réduit à un peu moins de la moitié.
L'Abyssinie, la Nubie et une partie de la Guinée, constituaient la haute Ethiopie. Les Ethiopiens, qui étaient autrefois une grande et puissante nation, ont étendu leur domination jusqu'à la Syrie; mais le grand Sesostris, roi d'Egypte, les a soumis. Pendant l'antiquité, l'Ethiopie était célèbre pour les guerres que ses habitants menaient contre les Egyptiens, et aussi pour la richesse de son commerce.
Ce pays produisait du cuivre, du fer et d'autres minéraux, et sa richesse en pierres précieuses, surtout en émeraudes, était immense.
[4902]
L'Abbé Tergi de Lauria nous fait une description de l'Ethiopie et de ses provinces. Il dit que le grand royaume de la haute et de la basse Ethiopie était formé de 40 royaumes, qu'il énumère, et qu'il était habité par des chrétiens hérétiques et des Noirs idolâtres.
Il nous présente un portrait des nombreuses langues, des conditions morales et des caractéristiques de ces peuples, qui obéissaient à un unique monarque, dit "Négus", lequel se vantait de descendre du Roi David par son fils Salomon et la reine de Saba. Il raconte que ce monarque a eu, à un moment donné, 72 rois tributaires, et il parle de l'Ethiopie inférieure avec ses provinces, et leurs capitales de la célèbre Ile de Méroé, de la ville de la reine Candacé et de la chronologie de tous les princes d'Ethiopie, de la reine de Saba jusqu'à l'Empereur Fasilidès, en 1660, persécuteur des catholiques.
La tradition dit que cette Reine a construit et agrandit la villa de Saba dont quelques ruines émergent encore dans le village de Saba, sur la rive droite du Fleuve Bleu, à trois heures de Khartoum.
[4903]
Rinaldi dit que les Ethiopiens avaient accepté la circoncision des Juifs, que leurs sages, avant que l'eunuque de la reine Candacé (qui a été le premier païen à se faire baptiser), se soit converti au christianisme, adoraient un Dieu immortel, principe de toute chose, et un Dieu mortel sans nom.
Il ajoute que l'Ethiopie, à part l'Abyssinie, était inconnue des anciens Romains, et que cette partie de l'Ethiopie avait été découverte par les Romains au temps de l'empire de Constantin le Grand. On trouve encore des traces du pouvoir romain antérieur à la naissance du Christ dans quelques localités de la Nubie inférieure, surtout dans l'île de Philae. L'Evangile s'est propagé par deux voies en Ethiopie.
La première a été celle de l'eunuque de la reine Candacé, dont parlent les Actes des Apôtres. La Reine résidait à Axoum, capitale du royaume du Goggiam, non loin du Fleuve Bleu où, suite à une inspiration divine, elle a fait construire un magnifique temple à cinq nefs en honneur de Dieu et de Sainte Marie de Sion. Après avoir reçu le baptême de Saint Philippe, l'eunuque a prêché l'Evangile dans les provinces situées sur la Mer Rouge, et il est allé en Ethiopie, où il a converti un grand nombre d'infidèles à la religion de Jésus-Christ.
[4904]
L'autre voie, est celle que nous connaissons, de Saint Matthieu qui a annoncé l'Evangile en Ethiopie inférieure, toutefois certains soutiennent que c'est Saint Marc qui a prêché le christianisme dans la Nubie inférieure.
Pour éclairer ce peuple au début du IVème siècle sous l'empire de Constance et de Maximilien, la divine Providence a aussi utilisé un autre moyen très efficace. Mérope, un philosophe de Tyr, a entrepris un voyage vers l'Inde, c'est-à-dire vers l'Ethiopie située sous l'Egypte, avec deux garçons versés dans plusieurs langues: l'un s'appelait Edesio, l'autre Frumenzio. Mais les Ethiopiens se sont alors soulevés contre les Romains. Mérope a été tué et les deux jeunes ont été amenés devant le Roi des Ethiopiens, qui s'est pris d'affection pour eux, et leur a accordé des postes d'honneur à la cour royale quand ils sont devenus adultes. Le roi avait une telle estime pour eux qu'après sa mort, on leur a confié le gouvernement et la responsabilité de la formation de l'héritier au trône.
[4905]
A sa majorité, Edesio est retourné à Tyr, où il a été ordonné prêtre; et Frumenzio, à son retour à Alexandrie, a informé Saint Athanase de la condition de l'Ethiopie; ce dernier l'a alors consacré évêque, et l'a renvoyé chez les Ethiopiens pour qu'il s'occupe de leur conversion. Il y a merveilleusement réussi à l'époque du gouvernement d'Abraha.
[4906]
Frumenzio, avec l'aide d'un clerc accordé par Saint Athanase, a érigé son siège épiscopal à Axoum, qui était la capitale du royaume.
Depuis cette époque, l'Ethiopie a été gouvernée par de nombreux évêques, dépendants du métropolite respectif, et elle a été sous la juridiction des patriarches d'Alexandrie. La vie monastique a alors été également accueillie en Ethiopie grâce aux célèbres anachorètes et aux moines de Thébaïde et d'Egypte.
Les vestiges de plusieurs monastères érigés en de nombreux endroits du territoire selon les règles de Saint Antoine et de Saint Basile nous l'attestent, tout comme les rapports des écrivains ecclésiastiques. Jusqu'à la moitié du Vème siècle, le christianisme en Ethiopie s'est maintenu dans son intégrité.
[4907]
Mais en 449, Dioscore, Patriarche d'Alexandrie, est tombé dans l'hérésie d'Euticus, Archimandrite de Constantinople.
Dioscore était un homme ambitieux et violent; il jouissait cependant d'un grand prestige dans ce grand Patriarcat. Il a voulu traiter l'affaire d'Euticus devant l'assemblée d'Ephèse, et a réussi à attirer dans l'erreur presque tous les évêques, ses sujets.
C'est ainsi qu'a eu lieu l'hérésie d'Euticus qui a détaché la célèbre Eglise d'Alexandrie de l'unité catholique, et toute l'Ethiopie, qui faisait partie de ce vaste Patriarcat, s'est aussi pervertie peu à peu. Bien que cernés de toute part par des populations barbares, les habitants de ce grand royaume ont toujours joui de la miséricordieuse bonté du Tout-Puissant qui a répandu sur eux, dans l'Ancien et dans le Nouveau Testament, les magnifiques rayons de la sainte et vraie religion. Mais attirés par les ténèbres de l'hérésie, privés d'évêques fidèles au Saint-Siège et de toute aide, ils ont perdu la pureté de la Foi, et ils sont devenus les malheureuses victimes de fausses doctrines. Ils sont donc restés sous l'égide des évêques hérétiques que le Patriarcat leur avait envoyés.
[4908]
La revue "L'Orient Chrétien" rapporte les noms et l'histoire de 40 métropoles d'Ethiopie. D'après le 52ème canon arabe, les Ethiopiens ne peuvent choisir un Patriarche parmi leurs hommes parce qu'ils dépendent de la juridiction du Patriarche d'Alexandrie, et c'est à ce siège que revient la nomination et la consécration du métropolite Katholikos pour l'Ethiopie, qui est dépendant, et qui n'a pas le droit de nommer d'autres évêques métropolitains comme peut le faire le patriarche d'Alexandrie; bien qu'il jouisse d'un honneur égal, il n'a cependant pas les mêmes pouvoirs.
En pratique, le métropolite Katholikos est le Patriarche des Abyssiniens, mais il est seulement Vicaire du Patriarche d'Alexandrie, bien qu'il ait un plus grand nombre de sujets.
[4909]
Les Ethiopiens ont toujours conservé une haute opinion du glorieux siège patriarcal d'Alexandrie, qui leur a toujours envoyé des évêques, et ils lui restèrent toujours fidèles; ils n'ont jamais permis que leur Métropolite élise plus de 7 Evêques, par peur que l'Eglise éthiopienne n'arrive à avoir 12 Evêques, nombre exigé par les Orientaux pour avoir un Patriarche, afin de ne pas ébranler le joug de l'Eglise alexandrine et ne pas élire un Patriarche qui soit indépendant d'elle. Aujourd'hui cette crainte est devenue faible, parce qu'il n'existe que deux sièges épiscopaux, dont les titulaires reçoivent leur mandat du Patriarche d'Alexandrie: celui d'Abyssinie, avec une juridiction très étendue, et celui de Khartoum, avec une juridiction sur environ deux mille coptes, qui appartiennent en grande partie au diocèse d'Esna, et qui vivent éparpillés sur de vastes territoires coloniaux égyptiens qui appartiennent à notre Vicariat.
[4910]
Les divergences religieuses des chrétiens dissidents d'Ethiopie sont les suivantes: la circoncision, la purification, la célébration du samedi, le jeûne jusqu'au soir, l'abstention des viandes de porc et des poissons sans écailles dans certaines régions, le divorce et la polygamie, qui est cependant assez rare. Ils rejettent le purgatoire et croient que l'Esprit Saint procède seulement du Père et que la nature humaine du Christ est identique à la nature divine. Ils n'admettent qu'une seule volonté dans le Christ, ils répètent le Baptême et affirment que les âmes des justes jouissent de la vision de Dieu seulement à la fin du monde. Ils ne reconnaissent pas le Saint Viatique et ils ne font pas de différence entre péchés de pensées et de désirs contraires aux dix commandements de Dieu. Ils croient aussi que l'âme n'est pas créée par Dieu, mais qu'elle provient de la matière. Ils rejettent le Concile Œcuménique de Chalcédoine, dans lequel Dioscore a été condamné, et ils ne reconnaissent pas le primat de l'Eglise Catholique apostolique romaine, ni le Pape comme Vicaire du Christ. Quand ils administrent le Baptême, ils marquent souvent une partie du visage au fer rouge. L'Eglise catholique a fait plusieurs tentatives pour les reconduire sur le droit chemin de la Foi, mais elle n'a obtenu qu'un maigre résultat.
[4911]
Les Papes romains ont été animés d'une grande sollicitude vis-à-vis du salut spirituel des Ethiopiens, et ce sont notamment: Alexandre III en 1177, Innocent IV en 1243, Alexandre IV en 1254, Urbain IV en 1261, Clément IV en 1265, Innocent V en 1276, Nicolas III en 1277, Nicolas IV en 1288, Benoît IX en 1303, Clément V en 1305, Jean XXII en 1316. Ils se sont efforcés d'arracher les Ethiopiens à la marée de l'hérésie et de l'Islam, qui en avaient, hélas!, emporté un grand nombre.
Suite à une supplique du roi d'Ethiopie, Alexandre III a concédé à cette nation une église à Rome et à Jérusalem, pour faire éduquer ses sujets dans la religion catholique. Il a concédé aux Ethiopiens l'église et le cloître de Saint Stéphane des Maures derrière la basilique du Vatican; et Innocent II a confié cette mission à l'Ordre des Prédicateurs.
[4912]
Eugène IV a été le premier Pape à vouloir l'union des coptes d'Ethiopie et d'Egypte avec le Saint-Siège Apostolique, lors du Concile Œcuménique de Florence, et il y a amicalement invité le Patriarche Jean, parce que ce dernier avait envoyé au Suprême Pasteur l'Abbé André du Couvent de Saint Antoine en Egypte. Jean s'est présenté devant le Pape comme Légat du Patriarche des coptes et du roi d'Ethiopie, en compagnie d'un diacre, de trois députés du roi Zéreiacob, de l'Empereur Constantin d'Ethiopie et de l'Abbé Nicodème, Légat des Ethiopiens résidant à Jérusalem. En 1442, Eugène IV a eu la paternelle consolation de réunir à l'Eglise catholique les Jacobites ou Coptes; à ce sujet il a émané une Instruction et un Décret.
[4913]
Pendant que l'hérésie luthérienne poursuivait son œuvre dévastatrice dans l'Allemagne catholique, David, roi des Ethiopiens, s'est allié au Portugal contre le Patriarche d'Alexandrie, et il a envoyé Francesco Alvarez chez le Pape Clément VII avec des lettres patentes dans lesquelles il le reconnaissait comme le Chef suprême de l'Eglise Universelle et le priait d'inviter les princes chrétiens à le défendre contre les musulmans. Le Pape a daigné couronner l'Eglise éthiopienne de la dignité primatiale, nommant Giovanni Bermodez à cette charge.
[4914]
Le roi Claude, se voyant toujours menacé par les Turcs, a cherché de l'aide auprès de Jean III, roi du Portugal, en conséquence de quoi, en accord avec le Pape et avec Saint Ignace de Loyola, 12 Jésuites ont été envoyés avec le Père Jean Nunez, un Portugais élu Patriarche, et les Pères Andrea Oviedo et Merchiore Cornaro ont été ajoutés en qualité de coadjuteurs. Ceci n'a pas duré longtemps et le roi Claude a montré une grande indignation à cause de cela. Le Patriarche n'a pas été admis en Ethiopie et Monseigneur Oviedo a subi la persécution dans son siège épiscopale, ce qui a bloqué toute avancée de la religion.
[4915]
Quand Claude a été tué en 1559 et que Neva lui a succédé, ce dernier s'est montré si hostile à l'Eglise Romaine qu'il a fait enchaîner Oviedo, cherchant sa mort. Mais quand le roi Neva mourut en 1562, son fils Sarezza Denghal lui a succédé sur le trône, et celui-ci avait des sentiments plus bienveillants envers les catholiques qui ont obtenu la possibilité de pratiquer leur religion.
Mais les Ethiopiens ont toujours persisté dans leurs anciennes erreurs. Après le Concile de Trente, Pie IV a prié Sarezza de lui envoyer des Légats, et il a envoyé le Jésuite Père Christophe chez le Patriarche d'Alexandrie, mais en vain.
Pie IV alors écrivit à Sébastien, roi du Portugal, et à son oncle, le Cardinal Henri, qui est devenu par la suite roi, d'entrer en relation avec le roi d'Ethiopie. Mais étant donné que ce roi et la population s'y opposaient, le Pape ordonna à Oviedo d'aller au Japon. On ne l'a pas laissé sortir d'Ethiopie, et il a perdu misérablement sa vie dans le Tigré, où ses compagnons sont morts également.
[4916]
Le Père Supi est mort en Ethiopie en 1597, et ses confrères, en essayant de pénétrer dans le pays, ont été tués par les Turcs qui avaient pris possession de la côte de la Mer Rouge.
Le Père Paez a réussi à ouvrir une voie en 1603, et le roi Zadanguel, plein sympathie pour le Saint-Siège, l'a chargé d'écrire au Pape qu'il pouvait élire un Patriarche, mais l'Abuna ou Métropolite hérétique s'est insurgé et a soulevé une rébellion contre le roi, qui y perdit la vie.
Son successeur Sousneo, pour complaire aux Portugais, a protégé les Jésuites, et a appelé le Père Paez à sa cour. Il a aussi écrit au Pape qu'il pouvait lui envoyer des Missionnaires, et pendant ce temps, son frère Zela se déclarait publiquement catholique, et un décret ordonna d'épouser la doctrine catholique. Il a fait des reproches au Patriarche hérétique, aux moines et aux prêtres qui avaient conspiré contre sa vie, et renonçant à ses premières erreurs, il a renvoyé ses concubines et a déclaré formellement ne reconnaître que le Saint-Siège et ne vouloir obéir qu'au Pape. Grégoire XV, informé de ceci, a nommé Patriarche d'Ethiopie Alphonse Mendez de la Compagnie de Jésus, et ce dernier, très bien accueilli par Sousneo, a reçu de la famille impériale de nombreuses preuves de fidélité et de dévotion envers le Saint-Siège. Mais des troubles étant survenus à la suite de tout cela, à cause des Ethiopiens fidèles aux traditions anciennes, le roi a été si faible qu'il a accepté à nouveau le schisme d'Alexandrie en déclarant que l'Eglise alexandrine était la même que la romaine.
[4917]
Tous les notables se sont montrés hostiles aux Pères Jésuites, et après la mort de Susneo, tous les Européens ont été expulsés d'Ethiopie. Pour succéder à Mendez, on a nommé comme Patriarche Apollinaire d'Alméide, qui a été ensuite tué en 1638; et Pierre II, roi du Portugal a nommé le Père Luigi da Silva comme Primat. Bien que tous les efforts et la sollicitude d'Innocent X pour l'Ethiopie se soient avérés inutiles, Urbain VIII a obtenu du Patriarche des Coptes, Matthieu, une lettre de soumission, et sous Alexandre VII, on nourrissait l'espoir de voir revenir le Patriarche d'Alexandrie soumis au Saint-Siège, puisque grâce à l'activité du Père Salemma Mineur Réformé, il avait envoyé une profession de Foi selon les principes de l'Eglise Catholique. Mais demeuraient alors encore la peur des Turcs, l'habituelle inconstance et certains sentiments d'aversion des Coptes et des Ethiopiens qui adhéraient avec ténacité au schisme, et c'est ainsi que la joie de les voir adhérer à la vraie doctrine de Jésus s'est évanouie.
[4918]
Innocent XII a donné 50.000 écus pour les Missions en Ethiopie, et il a nommé Missionnaires les Pères Mineurs Réformés de Saint Pierre de Montorio à Rome, dont le supérieur était le susnommé Salemma qui, avec des lettres apostoliques et des dons, s'est rendu en Egypte et a invité le Patriarche d'Alexandrie à se joindre à l'unité catholique. Alors qu'il acceptait les lettres et les dons, ce dernier a déclaré vouloir l'unité, cependant pour le moment il ne pouvait pas la ratifier à cause de la guerre éclatée en Egypte et de la discorde des notables du pays.
La Sacrée Congrégation de Propaganda Fide s'est pour cela limitée à n'envoyer des Missionnaires qu'au Caire. Clément XI a pris toutes les dispositions possibles pour ramener l'Ethiopie à la vraie Foi, et il a fait inviter le roi Dodemanut à travailler pour la réconciliation souhaitée; à cette fin, il a envoyé le Père Joseph des Mineurs Réformés de Saint François et l'a vivement recommandé à l'Archevêque d'Ethiopie et à l'Abbé Général des moines de Saint Antoine.
[4919]
A diverses reprises, le Saint-Siège a essayé d'envoyer des hommes de cet Ordre dans ces contrées, des Capucins et des Carmes; mais ils n'ont pas été bien accueillis, et beaucoup d'entre eux ont été tués par les Turcs et par les mêmes Ethiopiens. L'Ethiopie est restée sans apôtres chrétiens pendant un demi-siècle jusqu'à ce que soit fondée la Mission d'Abyssinie par Grégoire XVI, dont le but était l'apostolat parmi les Ethiopiens, ceci grâce aux sollicitations de mon très cher ami l'éminent Monsieur Antoine d'Abbadie, qui avec son frère a sillonné ce pays dans tous les sens pendant de nombreuses années.
La Mission a été confiée aux Lazaristes; en 1846, le Vicariat des Galla a été confié aux Capucins, et le Vicariat Apostolique d'Afrique Centrale a été établi comme je l'ai déjà dit.
[4920]
Le siège épiscopal des Coptes de Khartoum est actuellement vacant, et il est provisoirement administré par un Goumous (archiprêtre) s'appelant "Abuna Hanna" avec lequel la Mission catholique a de bonnes relations. Les Coptes exercent le commerce et sont engagés dans le Divan du Gouvernement où ils ont souvent la fonction de copistes. Ils vivent dispersés sur tout le territoire des possessions égyptiennes au Soudan, de Souakin jusqu'au Darfour, de Taca à Dongola, de Khartoum jusqu'au pays des Bari. Ils sont plus nombreux à Khartoum, à Dongola, dans le Cordofan, à Souakin, à Berber et à Kassala; le chef suprême de l'Eglise copte dissidente envoie quelquefois des prêtres sur tous ces lieux pour l'administration des sacrements.
[4921]
Les Coptes, en contact avec les musulmans depuis des siècles, ont naturellement adopté certaines de leurs coutumes. Malgré la persécution séculière de la part des adeptes de l'Islam qui ont décimé systématiquement la nation copte, l'hérésie d'Euticus a survécu chez eux. Comme le mariage des simples prêtres est autorisé dans les Eglises séparées d'Orient, les évêques sont recrutés parmi les moines, qui seuls observent le célibat. Bien que les moines coptes, au fond, soient très versés dans les Ecritures Saintes et surtout dans le Saint Evangile, la prière et l'obéissance laissent cependant beaucoup à désirer dans les monastères, or ce sont deux valeurs essentielles qui caractérisent l'état religieux. Mais les sublimes traditions des premiers ermites et des cénobites n'ont pas été complètement oubliées chez les Coptes dissidents. Malgré le grand nombre de monastères que l'on voit sur les rives du Nil et dans la Thébaïde, on n'en retient que trois pour y choisir un évêque: les monastères de Saint Antoine, de Saint Paul et de Saint Macaire.
[4922]
C'est un signe de grande dévotion que les Coptes manifestent aux trois grands saints, lesquels ont montré de façon très claire la victoire de l'esprit sur la chair dans le désert de Thébaïde. Les monastères de Saint Antoine et de Saint Paul se trouvent sur la Mer Rouge, dans le désert qui s'étend presque en face du Sinaï, à droite du Nil. Le monastère de Saint Macaire est situé sur la rive droite du Nil, tout de suite après le delta. Seul le monastère de Saint Antoine a le droit d'occuper le siège du Patriarche, lequel, une fois en possession de sa charge, n'exerce aucun pouvoir sur les prêtres en ce qui concerne leurs fonctions, car cela incombe à la juridiction épiscopale.
[4923]
Le Vicariat d'Afrique Centrale jouit de la haute protection de Sa Majesté François-Joseph 1er, Empereur d'Autriche-Hongrie, représenté par un Consul à Khartoum, et la Mission est en bonne harmonie avec les autorités locales, dont elle a obtenu de précieuses faveurs, et à ce sujet il faut se souvenir de l'exonération des impôts. Ma première intention, dès que je suis entré en possession du Vicariat, a été de donner rapidement de bons moyens pour consolider les principales Missions de Khartoum et du Cordofan, points d'appui sûrs et centres de communication pour pouvoir étendre le travail apostolique dans les endroits les plus importants du Vicariat.
[4924]
La Mission de Khartoum est la base des opérations et le point de communication pour apporter la vraie Foi et la vraie civilisation dans chacun de ces royaumes et de ces tribus qui forment la partie orientale du Vicariat, frontalière avec le Vicariat d'Abyssinie et les tribus des Galla, jusqu'au Fleuve Blanc, au delà de l'Equateur et des sources du Nil. La Mission du Cordofan a le même rôle dans les vastes royaumes et tribus qui constituent les parties centrale et occidentale du Vicariat. La Mission a rencontré dans cette région des obstacles qui n'étaient pas des moindres avec les autorités locales en ce qui concerne les inconvénients de l'esclavage et l'abominable traite des esclaves.
[4925]
J'ai l'intention d'écrire un rapport spécial à ce sujet, parce que cela mérite un développement approfondi. Cependant une étincelle d'espoir scintille déjà par rapport à cette importante question sur laquelle l'humanité doit s'engager avec une très forte participation.
Le Vice-Roi d'Egypte a nommé dernièrement le colonel Gordon Gouverneur Général des possessions égyptiennes au Soudan; Gordon est un excellent officier anglais ayant le grade de Ferik-Pacha. Il s'était distingué pendant la guerre de Chine contre les rebelles et il montre les meilleures intentions en vue de l'abolition de l'esclavage. Ce très habile personnage aux sentiments généreux est en même temps un homme intrépide et courageux. Je crois fermement qu'il portera un coup mortel à la traite des esclaves. Il faut toutefois toujours craindre que les populations du Soudan, les marchands arabes et les Gouverneurs musulmans lui fassent obstacle, parce qu'ils tirent un grand bénéfice du commerce des esclaves qui constitue la plus importante source de revenus pour les autorités locales.
[4926]
Pour éliminer ce fléau de l'humanité, cette criante injustice, il n'y a qu'un moyen: établir la Foi catholique dans ces contrées et y prêcher l'Evangile de Jésus- Christ, qui enseigne l'égalité de tous, esclaves et hommes libres, et qui a porté la liberté des fils de Dieu sur la terre pour tous. Seule la religion catholique peut aider cet illustre Anglais dans cette œuvre humanitaire et bannir ce fléau séculaire chez ces peuples malheureux. L'éminent général Gordon trouvera dans la Mission catholique une aide excellente et un soutien effectif pour la réalisation de sa tâche sublime.
[4927]
Le magnanime Roi des Belges, poussé par des raisons humanitaires, a récemment pris la noble initiative d'user de toute l'influence de la science et de toutes les forces de la civilisation moderne pour que la honte de l'esclavage et de la traite des esclaves soit extirpée de la terre africaine, et il apportera aussi une aide efficace à l'action apostolique des prêcheurs de l'Evangile, surtout en Afrique Centrale où se trouve le centre du commerce des esclaves. Que cet éminent monarque catholique soit loué; dans son noble cœur résonne le cri de douleur de ces malheureux peuples africains qui, en gémissant, tendent les bras à l'Eglise catholique et invoquent la civilisation des peuples d'Europe, afin qu'ils les secourent dans cette calamité séculaire qui les opprime.
[4928]
Cet auguste monarque belge a réussi à faire bouger de leur léthargie les Puissances d'Europe et d'Amérique (l'Angleterre a toujours été une très louable exception car elle a déployé d'immenses moyens et des forces à cette fin), et il les a mises en marche pour accomplir cette grande œuvre. A notre époque moderne, où nous rencontrons tant de ruines, cette vive étincelle remplira d'enthousiasme les cœurs qui étaient restés jusqu'à présent insensibles, et dans lesquels le sens de la justice et de la charité n'avait pas encore été éveillé. La conduite du magnanime roi Léopold II convient tout à fait à sa haute mission de prince catholique et il aura la gloire impérissable d'avoir réalisé pendant son règne une des plus nobles œuvres humanitaires des siècles chrétiens, qui répandra ses bénédictions et ses bienfaits sur la partie la plus abandonnée de la terre.
[4929]
La Mission de l'Afrique Centrale, la plus peuplée et la plus vaste du globe, aura la noble satisfaction d'avoir coopéré à cette grande œuvre qui manifeste le véritable progrès et qui a été inspirée par une grande sagesse, dictée par la charité chrétienne, et qui porte à la gloire la plus sublime ceux qui ont suivi l'invitation de l'auguste monarque.
[4930]
Le 19 décembre 1875, je suis parti avec mon Secrétaire, l'Abbé Paolo Rossi de Legnago et quelques autres Missionnaires, quittant ma résidence principale après avoir administré le Baptême à quelques adultes des deux sexes préparés par les Missionnaires et les Sœurs. Je suis passé par la Mission de Berber et nous avons parcouru les sables enflammés du désert avec dix chameaux et nous avons franchi les montagnes arides appartenant au territoire éthiopien qui sépare le Nil de la Mer Rouge. Sur cette route, on rencontre des forêts pétrifiées et on peut admirer les roches granitiques et les albâtres orientaux. Après 40 jours d'un voyage très pénible, nous avons fait une halte à Souakim, et sur les rives riantes de l'Erythréon (la Mer Rouge des anciens), peut-être pour la première fois depuis 13 siècles, le sacrifice de la Sainte Messe à été célébré selon le rite catholique.
Après avoir rendu visite aux chrétiens de tous les rites, je suis arrivé, quatre jours après sur un bateau à vapeur du gouvernement égyptien, dans le port de Suez, où nous avons été amicalement reçus par les Révérends Frères Mineurs Réformés, et deux jours après, nous sommes arrivés au Caire en excellente santé.
[4931]
Je ne peux ici passer sous silence les grandes attentions et faveurs que la Mission d'Afrique Centrale a obtenues de la part de l'illustre commandant Ceschini. Il est l'agent diplomatique et le Consul général de Sa Majesté Apostolique l'Empereur d'Autriche-Hongrie à la cour du Khédive d'Egypte. Grâce à lui, après de vaines tentatives faites précédemment, le Khédive nous a offert un terrain pour la construction de deux maisons au Caire où installer les établissements pour la préparation et l'acclimatation des Missionnaires et des Sœurs qui doivent travailler dans l'apostolat de l'Afrique Centrale.
[4932]
Grâce à la générosité du Vice-Roi d'Egypte, nous avons obtenu gratuitement un terrain à bâtir d'une valeur de 43.000 francs, situé dans le quartier Ismaïlia, un des meilleurs du Caire. J'ai fait construire des édifices de deux étages et depuis juillet de l'an dernier, j'y ai installé les Missionnaires de l'Institut de Vérone et les Sœurs de Saint Joseph de l'Apparition qui étaient logées au Vieux Caire depuis 1867 dans deux maisons en location. Je crois et j'espère que mes bienfaiteurs d'Europe m'aideront à continuer la construction de ces maisons, parce que cela va de pair avec le maintien de la vie et de l'énergie des ouvriers évangéliques destinés au climat torride de l'Afrique Centrale.
[4933]
En obéissant à l'invitation de l'Eminent Cardinal préfet de Propaganda Fide, j'ai quitté cette terre sanctifiée par l'exil de la Sainte Famille, et je me suis rendu à Rome en avril 1876. Pendant mon absence du Vicariat, les Missionnaires de l'Institut de Vérone, conformément à mon Plan pour la Régénération de l'Afrique, se sont occupés de la formation des filles et des garçons noirs auxquels j'ai attribué des habitations situées à une journée et demie de voyage du Cordofan, pour qu'ils ne soient pas au contact des musulmans, et pour qu'ils ne perdent pas la Foi à cause de ces derniers. Des Noirs convertis, issus des Instituts d'El-Obeïd, se sont installés dans la plaine de Malbès qui est pourvue en eau et dont les terres sont cultivables.
[4934]
La plaine de Malbès, outre l'absence des musulmans, offre aussi aux convertis l'avantage de pouvoir pratiquer l'agriculture et le commerce afin de pouvoir subvenir à leurs besoins vitaux; nous y envoyons nos malades de la mission du Cordofan pour qu'ils guérissent en séjournant à la campagne. Cette colonie deviendra par la suite un village, un bourg, une ville habitée uniquement par des catholiques, sous la direction des Missionnaires et des Sœurs pour ce qui concerne le salut éternel des âmes. Partout où domine l'Islam, on procédera avec ce système et ainsi, la mission catholique réussira, avec le temps, à arborer l'étendard de la Croix, et la loi de l'Evangile régnera sur les nombreuses tribus d'Afrique Centrale sur lesquelles l'ombre de la mort continue à peser depuis de nombreux siècles.
[4935]
Après avoir évoqué ces données historiques sur le Vicariat et sur l'œuvre de la Régénération de la Nigrizia, je donnerai un aperçu de la réalisation, des difficultés, et des espoirs du travail apostolique dans le Vicariat.
[4936]
Quand le Missionnaire a terminé sa formation dans l'Institut de Vérone, il est envoyé dans l'Institut d'acclimatation du Caire, et c'est seulement après, qu'il poursuit son chemin vers l'intérieur pour Khartoum, afin de prodiguer toute son énergie au bénéfice de la malheureuse Nigrizia, dans une mission qui lui aura été confiée; où que ce soit, il doit commencer par lutter contre de graves difficultés qui ne lui seront jamais épargnées. Surtout les différentes religions qu'il rencontre rendent son travail difficile. Je devrais ici mentionner toutes les erreurs du schisme copte et de l'Islam qui est présent dans les deux Nubies, dans les petits et grands royaumes du Cordofan, du Darfour, Waday, Baghermi, Bornou et dans toutes les tribus nomades arabes qui occupent un très vaste territoire.
[4937]
Il y a au contraire d'autres parties du Vicariat qui sont indemnes de cette corruption, surtout au centre où règne le paganisme. Cependant, pour ne pas fatiguer mes lecteurs en répétant une chose déjà vue en long et en large, bien que ces descriptions soient très en deçà de la vérité, je veux seulement apporter ici quelques remarques.
[4938]
Mahomet pour attirer vers lui les esprits et les cœurs des musulmans a utilisé un art si rusé que la force humaine réussit à grand-peine à anéantir les funestes suggestions de sa doctrine. L'Orient, qui déjà dans sa façon de vivre flatte les sens et où le contraste des passions est très prononcé, a été rapidement la proie de Mahomet. Le Prophète ne propose rien de nouveau en ce qui concerne la Foi, mais il séduit le peuple avec une quantité monstrueuse de propositions de foi, les plus ordinaires et les plus générales avec un culte superficiel qui suit en même temps les instincts et les passions les plus basses.
[4939]
Le Coran légitime une vie débridée et voit dans la femme, qui n'est pas sanctifiée par la religion, un pur instrument d'immoralité, et il la considère surtout comme un accessoire domestique. Dans les harems, le Coran fait devenir bestial tout sentiment humain, et il fait échouer dans l'homme toute pensée noble et toute vertu. L'intellect s'obscurcit et ne peut rien comprendre de sublime, l'âme est avilie et ne peut plus se lancer vers la perfection de la Religion Catholique.
[4940]
Même si la civilisation chrétienne est de plus en plus présente, et même si l'Islam découvre les mœurs européennes, quelles conquêtes et quels progrès peut-on faire vis-à-vis des musulmans? Réussira-t-on à faire sortir le musulman de sa paresse et à lui faire abandonner ses inclinations bestiales et antisociales? Mais ceci n'est-il pas contraire aux ordres exprès du Coran?
En vérité, la civilisation européenne aurait fait beaucoup si les musulmans se laissaient convaincre d'abandonner leurs cabanes et leurs campements à ciel ouvert, pour se construire de meilleures habitations. Mais on ne réussira jamais à ennoblir l'homme, à le faire penser, sentir, agir avec une dignité d'homme! L'intérêt commun pourrait s'éveiller, mais on ne réussira jamais à influencer l'âme, on ne pourra jamais faire jaillir un sentiment de justice. L'amour et le respect du prochain ne seront jamais le lien qui unira la société musulmane.
[4941]
La civilisation européenne aura obtenu énormément quand elle pourra se dire qu'elle a fait naître chez les musulmans l'idée de développer une réforme des principes se basant sur le Coran, parce que le Coran empêche toute nouveauté, toute instruction plus approfondie; mais il permet au contraire de satisfaire les convoitises et les passions les plus bestiales, il permet aussi à ses fidèles d'exercer la plus grande violence contre les infidèles.
La société humaine, comme nous la concevons, au vrai sens du terme, ne peut pas s'entendre avec le Coran; le vrai progrès, la vraie civilisation et le Coran ne peuvent pas coexister. L'un détruit l'autre. Aucune force humaine ne peut donc vaincre le Coran, et le protestantisme n'a pas réussi quand il lui a déclaré la guerre sur les rives du Nil, car seules deux conversions avaient été enregistrées à Esna en échange d'une certaine somme d'argent, et les protestants ont été contraints d'abandonner ces régions.
Les rigides fidèles du Coran, les fanatiques adorateurs de Mahomet, condamnent tous les discours sur la religion et ils déclarent saints ceux qui se laissent piétiner par le cheval blanc du grand prêtre, sur lequel il avance vers la mosquée lors du retour du grand pèlerinage à la Mecque. Saint est celui qui, suite à de continuelles invocations religieuses envers Mahomet, tombe malade ou devient fou. Tous accourent immédiatement pour secourir un tel héros qui sera honoré, sollicité pour des conseils; à sa mort, un monument lui sera érigé. La Nubie, vue sous cet aspect, offre un triste spectacle.
[4942]
Si une éducation plus approfondie et tout discours religieux sont interdits, comment des nouveautés bénéfiques et de nouvelles doctrines religieuses peuvent-elles s'enraciner? Il est impossible d'obtenir l'abandon du Coran qui est suivi avec fanatisme et rigueur si on ne peut pas d'abord éclaircir ses fondements. Sans renoncer au Coran, une éducation supérieure n'est pas concevable, et qui oserait commencer si le Gouvernement même interdit toute tentative de conversion?
[4943]
Celui qui voudrait accéder à une éducation supérieure, serait blâmé de tous et rejeté par les siens. Platon croyait que seul le puissant flambeau de la connaissance était une merveilleuse force capable d'éclairer les ténèbres du paganisme et de relever l'humanité déchue. Ainsi pour renouveler l'esprit et le cœur dégradé par l'Islam, une force vraiment prodigieuse et une doctrine surnaturelle sont nécessaires, et nous les trouvons dans la Grâce de Dieu. Les forces humaines en sont incapables; seule l'Eglise catholique peut triompher ici et le Seigneur qui, par sa puissance secoue les cèdres du Liban et ébranle les colonnes du firmament, pourrait apporter, par la Foi, la lumière à une si grande erreur spirituelle.
[4944]
C'est Lui qui jadis a transformé les bois et les temples des idoles en des lieux saints consacrés à sa vraie religion, c'est Lui seul qui pourrait élever la Croix sur les ruines des mosquées. Et c'est seulement de cette façon que les musulmans, conduits sur le chemin du salut, pourraient s'approprier aussi tous les avantages de la civilisation chrétienne. Même si le Seigneur, dans ses desseins insondables, voulait se servir de moyens purement humains pour ses œuvres, qui ne verrait dans les prescriptions fanatiques du Coran le plus grand obstacle pour aboutir au succès? Il s'agit, en plus, de substituer à la religion musulmane une religion que tant de personnes abhorrent, et pour lesquelles le seul nom de chrétien résonne comme l'insulte et l'offense les plus grandes.
[4945]
Changeraient-ils leur complaisante religion pour la religion catholique qui exige le renoncement à soi-même, la mortification de la chair et le sacrifice? C'est très difficile et presque impossible de faire comprendre aux musulmans le caractère sublime de la religion catholique, la sainteté de sa doctrine, la beauté de sa liturgie, parce qu'ils ne sont pas en mesure de saisir ces réalités sublimes, étant donné qu'ils se trouvent dans un état moral pitoyable à cause de la corruption approuvée par leurs lois.
[4946]
Mais le Missionnaire met sa confiance dans la miséricorde de Dieu et, prêt pour la lutte, il se rend sur ces terres de labeur guidé par l'espoir que Dieu ne l'abandonnera jamais. Alors qu'un vent favorable souffle sur le bateau, le voyage commence.
[4947]
Quelle scène! De nouvelles merveilles du Nil s'étendent toujours devant le Missionnaire. Sur la rive droite se dressent les montagnes du Mokatan, dans le désert de Nubie, et à gauche du Nil on voit les collines libyennes qui courent le long du fleuve, mais qui en sont séparées par une plaine par endroit cultivée, et par ailleurs recouverte d'un désert de sable. On a toujours devant les yeux les plus beaux panoramas. Ici une île avec des prés verdoyants où un berger noir veille sur son troupeau de chèvres, non loin d'une petite cabane que l'on distingue à peine au milieu des nombreux dattiers qui l'entourent. Ici une forêt de palmiers et des arbres Dong qui exhibent avec fierté leurs fruits.
Maintenant les bords se rapprochent et montrent aux voyageurs les beautés des environs, les rives se divisent à nouveau et on se trouve brusquement sur un lac. Des roches nues et rugueuses le ferment et l'entourent de gorges, alors que des vents viennent précipiter le fleuve avec violence sur ce promontoire rocheux. A la fin de cette journée pleine de tableaux forts variés, nous apercevons là-bas au loin les limites des eaux agitées du fleuve changées en la plus vive couleur de la braise par le coucher du soleil. Nous croyons nous trouver dans une mer de splendeur et de flamme.
[4948]
Mais au milieu de tous ces merveilleux enchantements de la nature, les pensées du Missionnaire s'éloignent souvent et se remplissent de considérations amères quand la voix rauque du muezzin se fait entendre au crépuscule, appelant à la prière les disciples de Mahomet du haut du minaret. Et la tristesse l'envahit quand il pense à la malheureuse condition de ces pauvres âmes. Dans le profond silence qui entoure les rives, d'où apparaissent ici et là des cabanes, le Missionnaire pense au silence qui précède la tempête et il lui semble que ces malheureux dorment d'un sommeil cruel pour se réveiller seulement avec l'éclair de la colère divine. Et il doit tout garder à l'intérieur de lui-même. Le vent propice souffle, les marins dorment sous la mâture. La lune répand sa pâle lumière sur la plaine, brisée de temps en temps par des amas rocheux qui font frémir.
[4949]
Et c'est dans ces moments qu'alors qu'il pleure sur le christianisme qui était autrefois ici florissant et dont on admire maintenant les ruines, le Missionnaire, plongé dans une profonde prière, dans cette solitude infinie, semble entendre la voix du Divin Pasteur cherchant la brebis noire égarée, alors sa confiance se ranime et il espère fermement que les obstacles soulevés par l'Islam contre la conversion de ses disciples tomberont, que la puissance du mal ne recouvrira plus pendant longtemps la Nigrizia, et qu'une si grande multitude d'infidèles lui donnera les meilleures perspectives pour son travail, surtout dans ces régions qui ne sont pas encore contaminées par la corruption musulmane. Les cataractes interrompent maintenant le voyage parce que le Nil, arrêté dans son cours par des masses rocheuses, se précipite avec vacarme entre les rochers et se brise en un courant tortueux écumant. Passer à travers ces roches brisées au milieu du Nil et le long des rives est dangereux pour la vie des navigateurs, et en voyant les bateaux coulés qui émergent partiellement de l'eau, on sait que quand l'eau se déchaîne, elle remporte souvent de tristes victoires. Il y a aussi une autre route, mais le désert, avec ses étendues infinies, a aussi ses grands inconvénients.
[4950]
Le Missionnaire doit toujours se souvenir des douze pêcheurs d'un obscur village de Judée qui, après avoir contemplé le sommet du Golgotha, se sont dispersés dans le monde; fortifiés dans la Foi du Sauveur Divin et sûrs de la victoire, ils ont éprouvé de grandes joies dans leurs douleurs et dans leurs souffrances. C'est pourquoi le Missionnaire d'Afrique Centrale ne reculera pas non plus, même si sa vie est pénible et pleine de renoncements. S'il est prudent et s'il utilise les moyens que l'expérience lui fournit, son travail donnera les meilleurs fruits, au bénéfice des cent millions d'âmes qui sont sous la domination du malin depuis tant de siècles.
[4951]
Si on considère les distances, la précarité des moyens de transports que l'on doit utiliser, le manque de vent propice pendant les voyages sur les fleuves, l'indolence des marins, le voyage dans ces pays est extrêmement long et souvent dangereux. Quand le vent est défavorable, le Missionnaire est contraint de passer les nuits sur la rive solitaire, où il trouve rarement un arbuste pour se protéger. Il arrive aussi qu'il doive passer ainsi beaucoup de jours et beaucoup de nuits. Il doit ensuite supporter pendant des semaines et des mois l'indolence des chameliers dans le désert. Il doit être prêt à endurer d'énormes sacrifices quand il traverse à dos de chameau le désert infini, quand il franchit les montagnes granitiques ou les immenses forêts de l'intérieur.
Le Missionnaire doit alors s'attendre à rencontrer des bêtes féroces, à voir le chameau se cabrer, à avoir peut-être aussi des blessures, ou même à être frappé par quelques maladies. Dans tous les cas, il doit continuer le voyage dans ces conditions, rompu par des douleurs sans rien pour les soulager; rester en arrière le ferait mourir de soif; et puis les chameliers, responsables de sa vie, ne lui permettraient jamais, pour aucun motif, de rester à la traîne.
[4952]
Dans le désert infini, le soleil frappe le Missionnaire de ses rayons enflammés; s'asseoir sur le dos du chameau du matin au soir l'éreinte et épuise son énergie; et quand il met pied à terre le soir, il ne peut pas encore penser au repos, parce qu'il doit errer seul, dans la plaine déserte, pour recueillir des plantes sèches et des arbustes, et se préparer un modeste dîner; il est très fréquent qu'il n'ait rien d'autre que du pain et des oignons avec un peu d'eau dans sa gourde, qui est de toute façon toujours chaude, insalubre et croupissante, mais elle constitue cependant l'unique boisson désaltérante du voyageur dans le désert. Puis il se repose sur le sable et il est très heureux quand un rocher le protège du vent. Tous ces inconvénients du voyage n'abattent pas le Missionnaire parce que sa vie n'est guère meilleure dans les missions; même si les maladies ne le tourmentent pas, il est le plus souvent opprimé par la fatigue et les nombreuses difficultés contre lesquelles il doit combattre, et les nombreuses désillusions qu'il doit subir remplissent son âme de tristesse.
[4953]
Le Missionnaire rencontre un grand obstacle dans le libre exercice de sa vocation apostolique: la plaie de l'esclavage. Je peux dire que c'est la plus grande de toutes. Ces chasses à l'homme sanguinaires se répètent continuellement; des troupes d'hommes armés se ruent sur les villages des montagnes de l'intérieur, et les pauvres villageois qui sont attaqués sont contraints de défendre leurs familles et ils sont souvent tués sur place par la férocité de ces inhumains; ces ravisseurs d'hommes sont restés jusqu'à présent impunis dans les pays pacifiques de la malheureuse Nigrizia.
On rencontre souvent des caravanes d'esclaves qui doivent soutenir des marches écrasantes sous un soleil cuisant, sur le sable qui brûle, tourmentés par la faim et la soif! En outre, ces malheureux sont soumis à la "sceva", c'est-à-dire attachés par le cou avec un joug. Et ces pauvres Chamites sont poussés sans pitié par un Giallaba cruel. Les esclaves marquent souvent le chemin du sang qui coule de leurs pieds enflés.
[4954]
Beaucoup d'entre eux n'arrivent pas à destination, et leurs dépouilles servent de repas aux hyènes. Si, pendant ces razzias qui détruisent le bonheur de familles entières, une mère et son fils sont enlevés, l'esclavagiste ne permet pas à la mère d'aider son cher enfant pendant le voyage. Par amour, elle adapte son pas sur celui de son enfant qui résiste encore, mais le Giallaba l'arrache de sa mère et le transperce avec une cruauté bestiale après l'avoir jeté sur le sable. Le cœur de la pauvre mère saigne et elle voudrait mourir avec son enfant, mais elle sent déjà le fouet et le bâton sur son échine, et elle doit continuer son voyage, sans rien dire.
[4955]
Combien de milliers de pauvres Noirs, affamés et exténués par la misère ne voit-on pas sur les marchés aux esclaves! Là, on peut comprendre combien l'esclavage est honteux pour l'humanité! Certains pensent que l'esclavage est un moyen de civilisation, mais comment peut-on justifier la violation des droits naturels les plus saints? Ce comportement est vraiment honteux et cette cruauté briserait un cœur de pierre! On fait ici commerce de l'humanité avec de l'argent, et c'est uniquement l'intérêt le plus bas et le plus dégradant qui prévaut. Tout le monde sait que le destin qui attend les esclaves achetés sur le marché pour être conduit dans la maison d'un propriétaire, est moins cruel si ce dernier est un païen plutôt qu'un musulman. Le propriétaire a un droit de vie et de mort sur les esclaves qui doivent lui donner le peu qu'ils gagnent. Certains sont contraints par leur maître de voler des sacs du blé d'autrui qui sont gardés par d'autres esclaves, non loin de chez eux.
[4956]
Ils voient rougeoyer de leur sang le fouet du volé, s'ils sont découverts, ou celui de leur propriétaire s'ils ne portent pas la quantité de blé exigée. L'esclave ne trouve jamais d'aide; il meurt seul, il est abandonné à lui-même, et à sa mort, personne ne vient verser une larme de compassion. C'est ainsi que s'achève sa vie pleine de renoncements et de tourments; sa dépouille est enterrée dans le sable où elle devient rapidement la proie des chiens et des bêtes féroces. Or, malgré tout cela, si on voulait considérer l'esclavage comme un moyen de civilisation, pourquoi permet-on aux esclaves de passer souvent des journées entières dans l'oisiveté?
[4957]
Pourquoi leur interdit-on d'avoir des rapports avec le Missionnaire qui leur enseignerait la religion catholique et tout ce qui est utile? Mais le fait est que, si un esclave réussit à s'enfuir parce qu'il ne peut pas supporter les mauvais traitements et se réfugie dans la mission, son propriétaire utilise tous les moyens possibles pour le récupérer, même la force; mais cela ne lui sert à rien une fois que l'esclave est dans la mission. Et tout ceci est possible parce que l'esclave, étant dans une mission pour un cours d'instruction, ne peut plus être vendu, car il reçoit de la mission un certificat de liberté, avec la signature de notre protecteur le Consul. La cupidité la plus honteuse est l'unique raison pour laquelle l'esclavage subsiste encore, et c'est un grand obstacle à l'exercice du ministère apostolique, non seulement parmi les musulmans, mais aussi à Khartoum et à El-Obeïd, où nous avons des missions.
[4958]
Le travail missionnaire est difficile dans la région de Khartoum, car nous avons dû fonder les missions à une distance de 12 à 15 jours de voyage entre elles, parce que des villes de cinquante à cent mille habitants se trouvent à cette distance, sinon on trouve des villages isolés avec peu de familles qui se sont installées sur les montagnes dénudées du désert.
Il faut aussi combattre ici l'apathie naturelle des indigènes qui, selon les préceptes de l'Islam, doivent rester dans l'ignorance, et la corruption peut donc s'étendre en toute quiétude.
[4959]
Mais tout cela ne réussit pas à démoraliser le Prêtre ou le laïque catholique; au contraire, il est profondément ému en voyant une population si nombreuse croupir dans la misère. Pour cela, il doit se sentir poussé à tout mettre en œuvre pour atteindre l'idéal sublime qu'il s'est proposé.
[4960]
La Croix est le sceau de toutes les œuvres rédemptrices de Dieu, et donc même si la régénération de ces peuples est ardue, la victoire que nous remporterons sera d'autant plus belle. Et puisque rien n'est impossible, ces difficultés ne nous abattront nullement, mais l'amour envers les rachetés deviendra toujours plus vif et ainsi notre intérêt pour eux grandira.
[4961]
Quand nous disposerons des moyens nécessaires qui nous permettront l'accès dans les familles afin d'en gagner l'affection et l'estime, le Missionnaire trouvera ainsi un terrain fertile qu'il pourra cultiver fructueusement.
[4962]
Bien que le Missionnaire catholique voie que son œuvre est stérile chez les musulmans, qu'il cherche à convertir par tous les moyens, il a cependant l'occasion de faire beaucoup de bien parmi les Européens qui vivent dispersés avec leurs familles à Berber, Khartoum, El-Obeïd et dans les provinces dépendantes. Leur nombre augmentera sûrement à cause du commerce qui se développe toujours davantage, et grâce aux ouvriers qui sont amenés ici. Chez eux, on a déjà empêché beaucoup de mal, et on a fait beaucoup de bien. Le Missionnaire trouve là aussi un vaste terrain pour dispenser des biens spirituels. Il obtient beaucoup, avec des visites, des admonestations, des menaces, et il assure un incomparable accueil à l'hôpital de la mission aux malheureux qui tombent malades.
[4963]
Grâce à l'influence des Missionnaires, on a vu se conclure des mariages légitimes au lieu de concubinages, et les concubines noires et abyssines ont appris la doctrine catholique à travers l'œuvre des Sœurs. La vie chrétienne a été ranimée dans beaucoup de familles où elle s'était assoupie. Et c'est avec satisfaction que l'on voit beaucoup de ceux que la cupidité de leur mère patrie - catholique!- a poussés dans ces lointaines régions africaines, revenir aux sacrements de la religion et, unis dans une fraternelle égalité avec les Noirs néophytes, assister aux célébrations liturgiques et se désaltérer aux sources du salut que le Pasteur céleste leur rend accessibles.
[4964]
Mais l'action apostolique ne se limite pas uniquement au bien de la population européenne qui vit parmi les musulmans, elle s'étend aussi aux Grecs schismatiques et aux Coptes qui sont nombreux ici. Même si on n'a atteint aucun bon résultat auprès d'eux, nous espérons cependant beaucoup pour l'avenir, surtout dans les régions où ils ne sont pas suivis par leurs prêtres; ils ont pourtant une foi authentique, ce qui fait que le Missionnaire catholique jouit de prestige et d'estime auprès d'eux. Il faudra bien faire un peu de conquête pour la Croix chez les Grecs schismatiques.
[4965]
Les esclaves qui sont au service des familles musulmanes, qui dépassent largement en nombre la population et qui sont issus des tribus païennes, sont cependant plus enclins à abandonner l'Islam qu'ils ont souvent embrassé, contraints par leur condition. Le Missionnaire trouve chez ces esclaves un terrain de travail donnant l'espoir de meilleurs résultats que chez les musulmans et chez les schismatiques.
[4966]
Les adultes retourneraient certainement à l'inconstance s'ils venaient à être à nouveau en contact avec leurs propriétaires musulmans, et le Missionnaire qui les accueille dans la Religion Catholique doit veiller attentivement à ce qu'ils restent dans la mission, à ce qu'ils entrent au service d'une famille catholique, ou bien à ce qu'ils s'unissent par le mariage avec une des jeunes femmes noires devenues catholiques, formées dans nos instituts, et ainsi à ce qu'ils puissent continuer à exercer le métier qu'ils ont appris chez nous. Ceux qui se réfugient dans la mission sont considérés comme des fils adoptifs et reçoivent tout ce qui est nécessaire à leur éducation morale et à leur confort matériel. Nous leur apprenons à lire et à écrire, à faire des travaux manuels utiles, sans susciter en eux d'autres exigences. De plus, nous les laissons vivre dans leurs coutumes, dans la mesure où elles sont compatibles avec les traditions et la religion chrétiennes. Nous fondons nos plus grands espoirs sur cette jeunesse qui constitue un réconfort pour le cœur du Missionnaire et qu'il entoure de soins affectueux.
[4967]
Grâce à ces descriptions, vous comprendrez bien que les dépenses pour cette œuvre apostolique soient considérables; ceci est un point qui doit beaucoup contribuer à couronner de succès notre œuvre sur cette terre.
[4968]
a) Considérables sont les dépenses pour une méthode missionnaire qui est la seule possible dans ces régions, et qui est l'unique donnant des résultats. On ne trouve pas ici de bâtiments convenables et nous sommes toujours contraints de construire pour installer tout le personnel de la mission avec les jeunes filles et les garçons noirs. Pendant leur formation, nous devons penser à la nourriture et à l'habillement, et la mission doit fournir un endroit pour les installer, comme je l'ai déjà dit. On se convaincra facilement que les dépenses globales s'élèvent quand les conversions augmentent.
[4969]
b) Il y a des dépenses puisque les missions sont isolées, l'eau fait souvent défaut et dans les petites villes, nous devons tout importer de l'Europe et du Caire au Soudan.
[4970]
c) Les dépenses ne concernent pas seulement les Instituts de Vérone et du Caire, mais aussi les incessantes expéditions, les transports, les pertes par négligence, les énormes distances, l'évolution de la valeur monétaire dans les différents pays. Je me réjouis cependant du fait que même dans les régions musulmanes du Vicariat, notre œuvre missionnaire n'est pas impossible comme pourraient le croire certains qui savent que parmi les musulmans le Missionnaire est vraiment peu favorisé; mais il y a quand même des obstacles à surmonter. Si le Missionnaire prend les précautions conseillées par l'expérience, même le climat ne lui sera pas fatal.
[4971]
On remarquera que nous avons pensé sérieusement à tout ce qui est nécessaire. Nous avons fondé deux grands établissements pour le Noviciat à Vérone et deux au Caire, sans compter la maison de Schellal. Nous avons bâti une grande maison à Berber, deux à Khartoum et une à El-Obeïd et à Malbés; nous venons de commencer deux constructions au Djebel Nouba et tout cela sur des terrains à nous.
[4972]
Que Dieu soit remercié de tout, et que nos généreux bienfaiteurs puissent avoir une éternelle récompense pour nous avoir aidés dans notre sublime travail avec leurs aumônes abondantes et leurs ferventes prières, même s'ils n'ont pas pu contribuer autrement à notre œuvre pour le triomphe de l'Eglise Catholique. Le tableau historique que j'ai brossé pour vous et dans lequel j'ai laissé tomber beaucoup d'autres aspects, témoigne que cette œuvre est née au pied de la Croix, et en porte le sceau adorable; pour cela cette œuvre devient une œuvre de Dieu.
[4973]
Le Sauveur du monde a accompli ses merveilleuses conquêtes d'âmes par la force de cette Croix qui a abattu le paganisme, a renversé les temples païens, a ébranlé les forces de l'enfer et, d'après le Pape Saint Léon, est devenue l'autel non d'un seul temple, mais l'autel du monde entier. Cette Croix a pris son envol du haut du Golgotha, a rempli l'univers de sa force, et est adorée dans les temples. Elle jouit de la plus grande vénération dans les villes royales, elle est respectée comme signe distinctif sur les bannières et vénérée sur les majestueux mâts des navires. Elle consacre le front des prêtres et la couronne des monarques. Sur la poitrine des héros elle donne du courage. Terre, mer et ciel reconnaissent la Croix et on lui rend honneur en tout lieu.
[4974]
L'œuvre de la Rédemption est née et a grandi parmi les douleurs et les épines et pour cela elle présente un développement admirable et un futur rassurant et heureux. La Croix a la force de transformer l'Afrique Centrale en terre de bénédiction et de salut. D'elle jaillit une force qui est douce et qui ne tue pas, qui transforme et coule sur les âmes comme une rosée rénovatrice; d'elle jaillit une grande puissance parce que le Nazaréen, élevé sur l'arbre de la Croix, une main tendue à l'Orient et l'autre à l'Occident, a rassemblé tous ses élus du monde entier au sein de l'Eglise; et de ses mains percées, a ébranlé, comme un autre Samson, les colonnes du temple où l'on adorait depuis tant de siècles les forces du mal.
[4975]
Sur ces ruines, Jésus planta sa Croix merveilleuse qui attire tout vers elle: "Si exaltatus fuero a terra, omnia traham ad me ipsum" ("et moi, une fois élevé de terre, j'attirerai tous les hommes à moi." Jn.12, 32)
Daniel Comboni
Texte original en allemand.