[5270]
J'ai reçu ce matin ta chère lettre du 21 juin. Les distances diminuent aussi avec la Nigrizia, car à présent les bateaux à vapeur sur le Nil et les voies ferrées marchent bien. Il y a quelque temps j'ai reçu avec beaucoup de plaisir une lettre de ta Mère Supérieure datée du 9 janvier dernier. J'ai reçu la nouvelle de ta grave maladie à Corosco, à la lisière du grand désert. Les Pieuses Mères de la Nigrizia (il y en avait cinq avec moi) de mon Institut fondé à Vérone, les Missionnaires et moi, nous avons prié pour ta guérison alors que nous voyagions, à dos de chameau par 60 degrés, 17 heures par jour sur le sable enflammé.
Mais comment faire pour répondre à plus de 1.000 lettres venues du monde entier sous le poids de tant de croix et de malheurs dont je vais te parler rapidement maintenant? Tu ne dois pas te préocuper de mon silence, même s'il est long.
[5271]
Tant que tu vivras et que je vivrai, tu dois toujours m'écrire à Khartoum, même quand je suis en visite dans mon immense Vicariat, qui est le diocèse le plus vaste, le plus peuplé, le plus laborieux et le plus difficile de l'univers; tu dois me donner des nouvelles: 1°. de toi-même, 2°. des Mères filles de ma chère Falconeri, 3°. de toutes les autres jeunes Noires avec lesquelles tu es en relation, en m'en indiquant les noms, la tribu, l'âge, le monastère, l'état religieux, etc.
Toi qui es nubienne, sache que la Mission que j'ai fondée parmi les Nouba marche bien, j'y ai envoyé, entre autres, un de mes Missionnaire, un saint Prêtre, qui est en train d'apprendre la langue; il s'agit de l'Abbé Giovanni Losi de Plaisance que j'ai nommé Curé avec l'Abbé Luigi Bonomi de Vérone, qui en est le Supérieur.
Ils travaillent là-bas avec entrain; les hommes et les femmes sont tous nus, mais ils sont bien disposés. Quand j'ai fondé cette Mission en 1875, j'ai ordonné au grand chef de faire vêtir ses femmes. Il m'a dit que c'était impossible, car si elles portaient des vêtements, elles n'auraient pas d'enfants.
[5272]
J'ai alors envoyé au service de cette Mission quelques familles de Noirs convertis dont les femmes sont toujours habillées; et quand quelques-unes de celles-ci ont eu des enfants, le grand chef s'est exclamé: "Agiàb, le Pro-Vicaire avait raison", et maintenant, celles qui trouvent des haillons commencent à s'habiller.
En octobre prochain, j'irai du royaume du Cordofan vers le Djebel Nouba pour la visite pastorale, afin de tout préparer pour y installer les Sœurs de Vérone qui sont provisoirement à Berber.
[5273]
Permets-moi de te raconter rapidement certaines terribles tribulations dont je suis accablé, mais qui me sont toujours chères car elles sont envoyées par Dieu. Je te demande de les faire connaître aux autres Sœurs africaines afin qu'elles prient dans leurs monastères pour moi et pour la conversion de la Nigrizia.
Après mon départ du Caire avec les Missionnaires et les Sœurs à bord d'un des plus grands bateaux à voile d'Egypte, celui-ci a heurté, en face de la belle ville de Minieh en Haute-Egypte, une ancre immergée, qui a fait un trou dans la coque, et en moins d'une heure il s'est rempli d'eau et a coulé presque jusqu'au niveau du bord; nous avons tous débarqué à terre avec l'aide des agents du gouvernement, nous étions effrayés mais sains et saufs, et les dégâts se sont élevés à plus de 10.000 florins pour la perte des provisions, des médicaments, des livres et des denrées alimentaires.
[5274]
J'avais des provisions pour 10 établissements, que j'avais achetées grâce à l'argent recueilli avec tant d'efforts pendant mon voyage en Europe, après mon sacre. Quand nous sommes arrivés en Nubie à la lisière du grand désert, j'ai appris que les chameaux étaient en grande partie morts de faim et d'épuisement, et il y avait là beaucoup de négociants arabes qui attendaient en vain des chameaux depuis six mois pour transporter leurs marchandises. Le grand chef du désert me conseillait de rentrer au Caire (alors que j'étais parti depuis 44 jours), et d'essayer de passer par la voie de la Mer Rouge et de Souakin. Mais comment faire avec tant de personnes et si peu d'argent dans ma poche?
[5275]
J'ai mis en croix mon économe Saint Joseph, et j'ai décidé de partager en deux ma caravane; il fallait 100 chameaux, et je voulais conduire avec moi le personnel par chemin le plus difficile mais moins long du désert de Corosco et de Berber, et envoyer le gros de la caravane des provisions qui restaient et qui ne s'abîmaient pas (comme le fer, la verroterie, etc.) par le chemin plus long mais aussi moins pénible du royaume de Dongola.
J'ai obligé le grand chef, mon vieil ami, à me donner immédiatement 50 chameaux (et j'ai envoyé le plus gros de la caravane par le Nil jusqu'à Wady-Halfa, où on devait prendre 60 chameaux), et j'en ai chargé seulement 40 d'eau (qui est devenue tout de suite putride), de provisions de voyage, de personnes avec leurs bagages respectifs.
Nous sommes entrés le soir du 17 mars dans l'épouvantable désert, à marches forcées, en remplaçant les chameaux qui tombaient et mouraient par les 10 chameaux supplémentaires que j'avais emmenés avec moi.
[5276]
Le désert était couvert de carcasses des chameaux morts et de marchandises abandonnées sur le sable. Je ne peux pas te dire combien nous avons tous souffert à cause de la soif, des 60° de chaleur, de la fatigue. Je ne voudrais pas souffrir un centième de ce que j'ai souffert, pour devenir le plus grand roi de la terre; mais pour sauver la Nigrizia, pour amener les Noirs vers le Christ, nous avons considéré notre souffrance comme une bagatelle; cent fois la mort, et le martyre ne sont encore rien pour le but élevé de sauver la Nigrizia.
Nous sommes arrivés à Berber après 13 jours de voyage, et j'ai baptisé quelques adultes noirs convertis, j'ai arrangé des mariages de concubins, j'ai donné le Sacrement de la Confirmation, puis j'y ai laissé les Sœurs de Vérone et je suis parti pour Khartoum.
[5277]
Mon entrée dans la capitale du Soudan comme premier Evêque de la Nigrizia, a été un véritable triomphe de la Religion. Les Pachas, les Consuls, les muftis, les chrétiens, les hérétiques et les musulmans ont tous participé pour rendre splendide mon triomphe, ou plutôt le triomphe de la Foi. Mais attention! Toute cette poésie au bout de trois jours s'est transformée en prose! L'enthousiasme des fêtes étant passé, je me suis penché sur les différents dossiers.
Dans mon Vicariat j'ai trouvé plus de 40.000 francs de dettes, que j'ignorais totalement. Quelle en était la cause? Elle fut voulue par Dieu.
[5278]
Une épouvantable et effrayante famine ravage le Vicariat depuis un an à cause du manque ou de l'insuffisance des pluies pendant l'année dernière.
Quand le froment coûte trois fois plus que d'ordinaire en Italie, on parle de disette, Ici, ce n'est pas trois fois, mais dix fois, douze fois plus cher que d'ordinaire qu'il faut payer pour le froment, le durra, le lait, les œufs, la viande et tous les articles de première nécessité. Les 8 bœufs qui travaillaient dans mon jardin de Khartoum sont presque tous morts à cause du manque de fourrage, et les deux survivants mangent du blé, il faut les nourrir ainsi, sinon le travail de 27 années partira en fumée, et cette année, les pertes sont grandes.
Par exemple, pour nourrir les filles et les garçons des deux instituts de Khartoum, les taràbla ou jardiniers, et les familles pauvres avec des personnes âgées et invalides laissées par mes prédécesseurs, pour les nourrir seulement de durra, il en faut 300 ardeb (sacs) par an, que je payais avant 3 florins environ l'ardeb. Il est actuellement difficile de trouver un ardeb de durra à 35 ou 40 florins. Fais ton calcul avec les autres établissements du Vicariat.
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Quoi de plus? Dans le royaume du Cordofan, la pénurie d'eau est très grande, et depuis six mois, les Sœurs ne lavent pas le linge car l'eau, trouble et saumâtre, pour boire, faire la cuisine et pour se laver coûte plus cher que le vin au Tyrol. Une Sœur se lève à 4 heures du matin avec 4 ou 5 filles, et elles vont aux puits publics qui sont loin (nos puits sont asséchés depuis six mois); elles doivent parfois attendre jusqu'à midi pour avoir une eau trouble et boueuse au prix de 1 florin et demi la bormah, et parfois même 2 florins la bormah (4 litres).
Des centaines, des milliers de villages sont abandonnés par les habitants affamés qui partent à la recherche de nourriture. Je peux dire, en un mot, qu'à cause de la faim ils tombent comme des mouches.
Nous avons répondu aux besoins les plus urgents non seulement des chrétiens, mais aussi des musulmans. Mais aujourd'hui nous avons épuisé toutes nos ressources, et je dois multiplier les dettes pour maintenir les établissements.
[5280]
Il faut aussi ajouter les terribles maladies, le typhus et la variole, qui font mourir les gens comme des mouches. Ici à Khartoum, en une semaine, j'ai perdu sept personnes. Quoi de plus? Mon serviteur, qui venait de Rome, et qui était un ange est mort en quelques heures à cause d'un coup de soleil. L'Abbé Policarpo Genoud est mort aussi en quelques heures le 30 juin dernier; c'était un jeune prêtre de Bolzano, ordonné à Trente en automne 1876. Je suis donc plein de croix, je nage dans l'inquiétude et dans la désolation, et je vois un avenir sombre.
J'ai passé deux mois et demi, malade dans une faiblesse extraordinaire.
Nous buvons toujours de l'eau, et nous ne savons pas ce que c'est que de boire du vin ou de l'eau propre. Je n'ai pas dormi pendant deux mois et demi, pas même 5 minutes par jour. Il fait 32 à 34 degré Réaumur dans notre chambre, et il faut toujours courir ici et là à chaque heure pour le ministère, et surtout pour baptiser, confirmer, etc. Le matin, l'épuisement me permet rarement de dire la Messe. Maintenant je dors peut-être une petite heure par jour, mais je suis toujours fatigué, quand je travaille et quand j'écris en Europe pour avoir des aumônes et des allocations. Bref, c'est en fait un martyre prolongé et très pénible.
[5281]
Mais au milieu de tant de souffrances ma consolation spirituelle est immense pour l'acquisition d'âmes et pour le progrès de l'Œuvre de la conversion de la Nigrizia. Les Œuvres de Dieu doivent naître et croître au pied du Calvaire, et la Croix est le sceau de la sainteté d'une Œuvre, et la Mère même de Dieu a été la reine des martyrs; il faut passer par le martyre, par le sang et par la croix. Et moi, bien qu'épuisé, me fiant totalement au Cœur de Jésus, je suis plus que jamais ferme et inébranlable, le monde dut-il s'écrouler!, dans mon cri de guerre: " Ou la Nigrizia, ou la Mort!", qui m'a permis de fonder et de construire, contre tant d'obstacles et au prix de tant de souffrances, l'Œuvre de la Rédemption de l'Afrique.
[5282]
Oui, le monde s'écroulera, mais moi, tant que le Cœur de Jésus m'aidera par sa grâce, je resterai à mon poste, ferme et inébranlable, et je mourrai sur le champ de bataille.
Pour accroître ma souffrance, un bon Missionnaire, l'Abbé Stefano Vanni des Pouilles, prétextant une maladie ancienne qui s'était réveillée, m'a demandé et a obtenu le rapatriement, et il connaissait déjà bien l'arabe (mais en fait, il avait dit à son compagnon qu'il en avait assez de la Mission)
[5283]
Quoi de plus? Mon Vicaire Général, qui a dirigé le Vicariat pendant mon dernier voyage en Europe, las des souffrances (il a beaucoup souffert, et il m'a laissé, mais non par sa faute, beaucoup de dettes), est parti la semaine dernière pour l'Europe, et je crains que deux autres Missionnaires ne me demandent de partir à l'automne prochain. Trois Sœurs françaises de Saint Joseph, qui ont beaucoup souffert, seront rapatriées. L'Afrique Centrale est la plus ardue et la plus laborieuse Mission de l'univers. Avant tous les autres Missionnaires, les Jésuites avaient essayé d'évangéliser l'Afrique Centrale, (et qu'on soit d'accord ou non, les Jésuites sont les premiers et les plus dignes Missionnaires de l'Eglise Catholique ) et puis ils ont quitté cette région.
[5284]
Les bons Pères Franciscains, qui ont toujours de remarquables et saints sujets, ont aussi essayé, et ils ont dû abandonner. Et maintenant, pourquoi le plus petit et le plus insignifiant des Instituts, le mien, qui est microscopique et que j'ai installé à Vérone, a-t-il pu renforcer l'Apostolat d'Afrique Centrale et étendre ses tentes, mieux que ce que mes prédécesseurs ont pu faire ?
Parce que, en accord avec Pie IX, j'ai solennellement consacré le Vicariat au Sacré-Cœur de Jésus, à Notre Dame du Sacré-Cœur, et à Saint Joseph; parce que dans tous les sanctuaires du monde que j'ai visités, et en presque tous les plus fervents monastères et Instituts d'Europe, on prie ardemment pour la conversion de la Nigrizia, parce que j'ai été le premier à faire participer à l'apostolat de l'Afrique Centrale le tout-puissant ministère de la femme de l'Evangile, et de la Sœur de la charité, qui est le bouclier, la force et la garantie du ministère du Missionnaire.
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Mais c'est surtout la prière, parce que Jésus-Christ est un honnête homme, il tient sa parole, et il a dit:" petite et accipietis, pulsate et aperietur" (demandez et vous recevrez ", "frappez, et on vous ouvrira 2): ceci a plus de valeur que tous les traités des souverains et des puissants de la terre.
Toi, qui a été appelée à servir et à te sanctifier dans le sanctuaire d'un monastère, tu peux être une vraie Missionnaire et apôtre de ta patrie l'Afrique si tu pries toujours et si tu fais prier, tu susciteras et tu solliciteras dans les autres monastères les prières les plus ferventes et les plus assidues pour la conversion et la Rédemption de plus de cent millions de tes frères Noirs que le Saint-Siège a confiés à mes soins.
[5286]
Tu ne dois pas seulement prier et faire prier, mais tu dois faire bouger les monastères où il y a des jeunes Noires que tu connais et aussi quelques excellents bienfaiteurs dont le très catholique, le très pieux et très généreux Tyrol abonde, afin qu'ils accordent à l'Afrique Centrale l'obole de leur charité, les aumônes, quelles soient peu ou nombreuses, peuvent être envoyées au célèbre Révérend Professeur Mitterrutzner, Directeur du Lycée Episcopal de Brixen, qui est depuis presque 30 ans un bienfaiteur assidu de l'Afrique, un vrai père et ami fidèle et éternel de la Nigrizia.
[5287]
L'Afrique Centrale sortira bientôt de l'actuelle désolation. Pourrai-je me remettre de tant de souffrances et de misères? Pourrai-je relever la tête devant une telle désolation? Oh! Ma chère fille, les Cœurs de Jésus et de Marie savent distribuer les tribulations nécessaires, mais ils donnent en même temps les remèdes appropriés.
Il y a beaucoup de livres sterling, de napoléons en or et de florins dans la barbe du Père Eternel et de mon Saint Joseph. C'est donc le jour de la fête de Saint Joseph de cette année, le 12 mai, que je me suis présenté après la Messe, de plein droit et avec assurance à Saint Joseph (car l'économe doit obéir au Patron), et je lui ai dit en toute franchise: " Mon cher économe, je suis dans un très grand embarras; j'ai plein de dettes, et je dois continuer à nourrir et à maintenir mes 13 établissements que j'ai fondés entre Vérone et Djebel Nouba. Si tu ne me fais pas obtenir un équilibre budgétaire d'ici un an, c'est-à-dire si tu ne payes pas toutes mes dettes et si tu ne soutiens pas toutes mes œuvres, pour que je puisse planter la croix de Jésus, ton fils putatif, aux sources du Nil, à l'Equateur sur les lacs Nyanza, je m'adresserai alors à ton épouse..., et tu verras qu'elle fera ce que toi tu n'as pas fait".
[5288]
Imagines-tu, ma fille, que Saint Joseph, mon économe, me tourne le dos et ne réalise pas mes souhaits? Il est impossible qu'il refuse parce qu'il est le roi des honnêtes hommes, et il s'agit de la gloire de son Jésus, son fils putatif, qui est à peine connu dans cette partie de ce Vicariat. Il s'agit de libérer des chaînes et de la mort éternelle le dixième de tout le genre humain. Saint Joseph m'a toujours bien traité, avec respect et soumission, comme un bon fermier vis à vis de son patron; je suis donc sûr d'obtenir la balance des comptes d'ici un an, pas celle déjà promise cent fois et jamais atteinte par les ministres Lanza, Shella, Minghetti, Cairoli et tous les autres écornifleurs italiens, mais une vraie et réelle balance des comptes du Vicariat, digne de Saint Joseph.
[5289]
Je pourrai maintenant te parler des conversions obtenues par Dieu, des âmes sauvées, parmi lesquelles j'ai baptisé deux adultes musulmans (ce qui est extrêmement rare dans les Missions d'Orient) qui ont fait un catéchuménat de 4 ans; j'ai aussi recueilli l'abjuration d'un riche commerçant hérétique, etc.
Je veux te raconter brièvement, parmi beaucoup d'autres cas, la grande aventure de trois femmes esclaves abyssines qui, après avoir mené une vie au milieu des faux plaisirs du monde comme concubines d'un riche négociant, comme des voleuses qui ont eu de la chance, en deux jours seulement de pénitence forcée ou spontanée, se sont emparées du Paradis, grâce à la Mission, et surtout grâce à nos Sœurs de Saint Joseph de l'Apparition. Je te raconte cette histoire en deux mots.
[5290]
A Cadaref, une de mes provinces frontalières avec l'Abyssinie, un riche négociant grec de Smyrne, sujet autrichien, a acheté une très belle esclave abyssine et il l'a amenée chez lui comme concubine. Elle avait environ 17 ans.
Au bout de quelques mois, il en a acheté une autre et il l'a mise avec la première comme concubine aussi. Finalement, il en a acheté une troisième, âgée de 16 ans, et il a eu avec cette dernière en quatre ans trois enfants, qui sont encore vivants. Les enfants des autres sont tous morts. Ce négociant est mort l'an dernier à Cadaref. Le Consul autrichien de Khartoum a reçu l'ordre de Vienne de liquider tous ses biens, et de faire parvenir l'argent à Smyrne à sa famille légitime; pendant ce temps, ces trois pauvres et jeunes concubines âgées de 20 à 24 ans et les trois enfants n'avaient que les provisions qui étaient déjà dans la maison, et quelques bijoux en or offerts par leur patron.
[5291]
Elles étaient toutes les trois musulmanes. Elles subsistèrent pendant quelque temps; mais comme la famine sévissait, elles consommèrent en peu de temps les provisions et l'or qu'elles possédaient. Elles sont alors venues à Khartoum pour réclamer l'aide du Consul Autrichien. Elles ont voyagé pendant 13 jours, et le Consul leur a répondu qu'il avait envoyé tout l'argent à Smyrne suite aux ordres de ses supérieurs. Il leur a suggéré de se présenter à la Mission catholique pour avoir un logement. La mère des trois enfants a répondu: "Uaikh, nous n'irons jamais chez ces chiens de chrétiens..."
Le Bon Jésus les attendait justement à la Mission, pour accomplir une vengeance digne du Rédempteur du monde; la Vierge Marie les attendait chez nous justement pour se venger des nombreuses insultes (chiens de chrétiens), ce fut une vengeance digne du titre de Mère et refuge de Pécheurs.
[5292]
Ces trois jeunes concubines, le garçon de 1 an et les deux filles de 3 et 5 ans, ont erré pendant plusieurs jours et plusieurs nuits dans Khartoum. Mais la faim sévissait et elles ne trouvaient pas d'aide efficace de la part des musulmans. Elles se sont donc présentées à la Mission, recommandées par le Consul, et elles ont obtenu 8 piastres khorda (15 sous autrichiens) par jour, et deux pièces dans le pavillon des réfugiées; on ne pouvait pas faire plus, compte tenu de la détresse de la Mission. Elles ont alors été prises en charge par notre bonne Sœur arabe de Saint Joseph, Sœur Germaine d'Alep, véritable Missionnaire et apôtre remarquable, que j'ai nommée Supérieure du Cordofan, que j'ai moi-même conduite au Djebel Nouba et qui est maintenant ici à Khartoum. Bref, en moins d'un mois, Sœur Germaine a convaincu les concubines de devenir catholiques, et elle leur a appris les principales vérités de la Foi; et alors qu'elle était en train de les instruire, une de ces concubines a été victime de la variole à la mi-juin dernier, et elle a été assistée par les autres. Elle m'a appelé pour recevoir le Baptême.
[5293]
Dès qu'elle fut baptisée, je lui ai administré la Confirmation, et toute joyeuse elle désirait aller au Paradis; elle est morte le 16 juin (il y a 40 jours) et est partie au Paradis. Elle était encore malade quand celle qui était la mère des trois enfants, pour l'avoir assistée fut frappée à son tour par la variole; elle m'a appelé, m'a confié le petit garçon, en me priant d'être un père pour lui, et elle a confié les deux filles à Sœur Germaine en la priant d'être leur mère; elle a demandé et reçu le Baptême, elle est morte toute contente deux jours après l'autre, et elle est partie pour le Paradis. Cette jeune mère pouvait avoir environ 22 ans, elle avait un corps et un esprit très sains, le caractère et le jugement d'un homme; par ses manières et sa façon de raisonner elle égalait, à mon avis, une dame européenne. Elle est venue plusieurs fois me voir pour que je plaide sa cause, son amant lui ayant promis monts et merveilles pour ses enfants.
[5294]
Après le Baptême, elle était joyeuse et contente de mourir, sûre que la Mission serait plus qu'une mère pour ses enfants. Avant sa mort, la troisième concubine est tombée malade, atteinte par la variole, et après avoir été baptisée et confirmée, elle est morte au bout de trois jours pleine de consolations.
Ainsi, ces trois demoiselles, ex-concubines, après avoir joui pendant quelques années du monde (car leur patron les traitait très bien) et s'être bien amusées, par la grâce du Bon Jésus et de la Vierge, et grâce à l'œuvre d'une jeune de 32 ans, Sœur Germaine Assuad, s'emparèrent du Paradis en seulement 5 jours de maladie, laissant 3 enfants à ma charge, avec l'ordre absolu d'en faire des chrétiens.
[5295]
Je te laisse méditer sur les voies admirables dont se sert la Providence pour sauver les âmes les plus délaissées de ta chère Afrique, médite cela, toi qui es toujours heureuse de penser à Dieu dans les enceintes sacrées du monastère.
Je peux dire que Dieu s'est servi de cette circonstance pour implanter à Cadaref (où il n'y a jamais eu de Prêtre catholique, excepté l'Abbé Gennaro Martini que nous avions envoyé là-bas en septembre 1876) une nouvelle Mission; en effet, la semaine dernière j'y ai expédié mon susnommé missionnaire, l'Abbé Martini de Turin pour explorer toute la province de Cadaref, qui est plus grande que tout le Tyrol.
Quand il m'aura envoyé un rapport détaillé, j'irai moi-même y implanter la nouvelle Mission avec l'Abbé Squaranti.
[5296]
Je m'arrête ici car tu dois être fatiguée comme je le suis car j'ai écrit cette longue lettre d'un seul trait. Mais souviens-toi que je veux que l'on prie beaucoup pour la conversion de ton Afrique, pour laquelle j'ai consacré mon esprit, mon cœur, mon sang et ma vie. Je désire être victime de son salut. C'est la partie du monde la plus abandonnée et délaissée. De nombreux Prêtres, bons, pieux, saints, et extrêmement cultivés, du Tyrol italien et allemand, ont souffert et sont morts ici; envoyés par l'incomparable Apôtre, ami et protecteur de l'Afrique Centrale, le bienfaiteur et bien méritant Professeur Mitterrutzner de Brixen; et je propose à mes Missionnaires l'exemple de ces saints Prêtres tyroliens, avec lesquels j'ai moi-même vécu, comme des modèles de constance, de fermeté et de zèle apostolique.
Nous ne sommes même pas dignes d'embrasser les pieds de Gostner, de Lanz, d'Überbacher, de Pirchner et d'autres. Mais cela suffit.
[5297]
Je suis très heureux de voir que la Vierge Marie, qui a inspiré aux Sept Saints de fonder l'Institut des Servites, t'ait admise à faire partie de ce cortège élu de Vierges épouses du Christ. Je remercie tes pieuses Mères de t'avoir admise, mais toi, dans la parfaite observance de la Règle de ton saint Institut, tu dois toujours être l'apôtre active et zélée de la Nigrizia, et toujours lever les bras vers le ciel comme Moïse, pour implorer la conversion de l'Afrique et les grâces nécessaires pour moi, premier Evêque de cet immense diocèse, pour mes Missionnaires et pour mes Sœurs de France, ou de Vérone.
[5298]
Je te remercie beaucoup pour les vœux que tu m'as adressés dans ta lettre pour la fête de saint Daniel, prophète dans la fosse aux lions (et moi aussi je suis au milieu des lions, j'en ai même envoyé un hier au consul autrichien au Caire avec un léopard!), fête célébrée par l'Eglise le 21 juillet. Ce jour a été un jour de grande fête ici dans la Mission, et j'en ai reçu tout le personnel ainsi que la visite des Pachas, des Consuls, des grands du Soudan et de beaucoup d'autres personnes. En fait, je suis passé pour Arlequin faux prince.
[5299]
Présente mes hommages et mes bénédictions à la Supérieure, à toutes les Mères, au Révérend Doyen, à la Sœur de Charité Caroline Rose, à tous ceux que je connais et aux jeunes Africaines qui correspondent avec toi.
Ton affectionné dans le Seigneur
+Daniel Comboni
Evêque de Claudiopoli
et Vicaire Apostolique de l'Afrique Centrale