[3584]
En répondant à votre désir exprimé dans votre chère lettre n° 4 du 15 avril dernier, je m'empresse de rédiger un bref Rapport sur l'état actuel de la Mission qui m'a été confiée.
Ce Rapport, joint à la Relation que vous a déjà transmise le Père Carcereri, mon Vicaire Général, pourra vous donner une idée exacte de l'importance de l'Œuvre que la Divine Providence a voulu me confier. Je crois tout de même opportun de présenter, avant mon Rapport, quelques renseignements généraux concernant la situation de ce champ laborieux et vaste de la Vigne du Seigneur.
[3585]
Le Vicariat Apostolique de l'Afrique Centrale est sans doute le plus vaste et le plus peuplé de l'univers.
Ses frontières sont les suivantes :
Au Nord, il y a le Vicariat d'Egypte et la Préfecture de Tripoli.
A l'Est, il y a la Mer Rouge, les Vicariats d'Abyssinie et des Gallas, et
la Préfecture de Zanzibar.
Au Sud, il y a le 10ème degré de Latitude Sud, où sont situées les prétendues Montagnes de la Lune.
A l'Ouest, il y a la Guinée Méridionale et la Préfecture du Désert du Sahara.
[3586]
Ainsi on voit bien que le Vicariat embrasse un territoire plus grand que l'Europe. Sa population, selon les calculs de mon savant Prédécesseur, le Pro-Vicaire Knoblecher, est de 90 millions d'âmes. (1) A mon humble avis, fondé sur de sérieuses enquêtes et études, la population du Vicariat dépasse les 100 millions d'âmes.
[3587]
Cette immense population n'a connu aucune civilisation, et elle est divisée en grande partie entre des tribus plus au moins indépendantes. Certaines d'entre elles sont nomades.
Toutefois, il ne manque pas de très vastes royaumes et d'empires gouvernés par des souverains absolus, au sens le plus strict du terme. Les tribus, au contraire, ont un semblant de gouvernement, qui est généralement de type patriarcal.
Le chef de famille a une grande autorité ; dans les affaires d'intérêt public, spécialement en temps de guerre, le chef de la tribu, qui est en général le chef de la famille la plus importante et la plus riche, a une autorité absolue reconnue et respectée par tous.
[3588]
Les langues du Vicariat (et non pas les dialectes) sont plus de cent et chacune est différente de l'autre, plus que la langue italienne ne l'est par rapport à la langue allemande. Dans aucune de ces langues on ne trouve les mots "écrire et lire", car on ignore complètement l'écriture. Toutes les normes du régime, les lois et l'histoire sont transmises par la tradition orale. Le défunt Pro-Vicaire Knoblecher a recensé 45 langues différentes parlées dans la partie orientale du Vicariat. J'ai moi-même lu son étude à ce sujet. Or, ces précieux écrits ont disparu.
En 1859, nous avons rédigé un volumineux dictionnaire et un précis de grammaire concernant les langues des Denka et des Bari ; l'année dernière, j'ai commencé à noter de nombreux mots de la langue des Nouba dans le Cordofan.
[3589]
Toutes les langues de l'Afrique Centrale, d'après ce que j'ai pu relever jusqu'à présent, sont monosyllabiques et de nature sémitique. La langue dominante des pays musulmans sujets de la couronne d'Egypte est la langue arabe ; une langue qui, au cours des siècles, a pénétré dans toute la Nubie Inférieure et Supérieure, depuis Assouan jusqu'à Khartoum. Mais les siècles d'oppression musulmane n'ont pas pu faire disparaître la langue originale, dite berbérine, parlée uniquement par les Baràbras.
[3590]
Les peuples du Vicariat sont en général de race éthiopienne, sauf ceux d'origine arabe que je citerai plus loin. Toutes les couleurs de peau y sont représentées : on va de l'abyssinien au pur ébène et noir charbon. Il y a aussi des tribus, comme celle des Dors dans le Centre et des Abugerìds sur les Fleuve Bleu et Blanc, qui ont la peau rouge comme le sang. Il y a aussi des races de toutes les tailles, de la naine à la géante. Tous sont des guerriers, et dès le plus jeune âge, ils sont entraînés au maniement des armes, qui sont en général des lances, des flèches empoisonnées et des bâtons d'ébène bien affilés et bien travaillés.
Ces peuples sont très sobres et ne sont pas, comme on pourrait le croire, très enclins à la luxure, comme généralement le sont ceux d'entre eux qui ont été arrachés de leur terre natale du centre de l'Afrique et sont obligés de vivre dans le milieu corrompu des musulmans. Ils habitent généralement des cabanes rudimentaires, dont la porte d'entrée est semblable à la bouche d'un four ; leur lit est à même le sol, avec quelques peaux d'animal ou bien il dorment sur un lit "l'angarèb". Le climat est en général très chaud.
[3591]
Au Centre de la région, il y a des pluies régulières, six ou sept mois par an. A Berber, à Khartoum, à Dongola et dans le Cordofan, les pluies tombent pendant trois ou quatre mois, c'est-à-dire que pendant les trois ou quatre mois de la saison des pluies, appelée Khàrif, il pleut abondamment huit ou dix fois. Le reste de l'année est calme. C'est pour cette raison que les maisons de la Mission doivent être solides et grandes, car c'est une question de vie ou de mort. Le Vicariat couvre beaucoup de déserts de sable. Par contre dans plus grande partie de l'Afrique Centrale il y a des terres très fertiles ; et si elles étaient arrosées régulièrement et travaillées avec le savoir-faire de l'homme, elles pourraient produire d'immenses richesses.
Les montagnes, présentes en certains endroits, sont petites par rapport à celles d'Europe. Presque tout le territoire du Vicariat s'étale sur d'immenses plaines, riches en prairies fertiles et avec des troupeaux de toutes espèces d'animaux.
Il y a un grand nombre d'éléphants, d'hyènes, de lions, des panthères, des tigres (sic !) d'énormes serpents, et d'autres animaux féroces.
Les routes sont insignifiantes. Les meilleures qui soient pour nous assez confortables restent celles des Giallabas, c'est-à-dire celles où passent les marchands d'esclaves avec leurs innombrables victimes ; ce sont les seules routes praticables par les Missionnaires.
[3592]
La Religion dominante dans le Vicariat est le fétichisme et l'idolâtrie sous toutes ses formes. Mais l'Islam est dominant dans toute la partie septentrionale du Vicariat, dans la Nubie, dans le Waday, dans le Cordofan, dans le royaume du Darfour et dans une partie de l'empire de Bornou. L'Islam est aussi présent dans les tribus arabes nomades issues des migrations du VIIème et XVIème siècles venant d'Arabie et qui petit à petit ont pénétré dans les tribus de l'intérieur.
Toutefois, les fidèles du Coran qui peuplent une si grande partie du Vicariat ne sont pas aussi fanatiques que ceux d'Egypte et d'Asie.
[3593]
Les Coptes hérétiques, établis dans le Vicariat jusqu'à l'époque des conquêtes égyptiennes comme commis aux écritures au service du gouvernement ou comme marchands et aventuriers, sont environ 5.000 et ils ont un siège épiscopal à Khartoum, actuellement vacant à cause des raisons que j'ai exposées dans ma lettre du 20 octobre de l'année dernière à l'Eminent Cardinal Préfet.
[3594]
Les Grecs schismatiques sont aussi présents au nombre de 2.000. Il y a encore un petit nombre de protestants Luthériens et Anglicans, et quelques Israélites attirés par le commerce.
Les catholiques de tous les rites ne sont que 300 dans tout le Vicariat. Mais lorsque les œuvres de l'apostolat catholique seront mieux organisées, je suis profondément convaincu que notre Foi fera des progrès extraordinaires.
Les Prussiens (pardonnez-moi, Eminence, pour cet exemple de modernes persécuteurs de l'Eglise et de la Papauté) ont travaillé cinq mois de suite pour préparer leurs œuvres de stratégie militaire pour assiéger l'inexpugnable ville de Paris. Après cela, en quelques jours de bombardements, ils sont rentrés victorieux dans la superbe capitale de la France. Quand nous aurons préparé les bombes et les mitrailleuses de nos Instituts de Missionnaires et de Sœurs, et que nous aurons organisé les écoles, les crèches, les hôpitaux et les autres œuvres catholiques, nous mettrons alors le feu aux poudres et le géant de l'idolâtrie tombera par la vertu de la Croix, (qui est comme le petit caillou dont parle le livre de Daniel au chap. 2), et Jésus-Christ seul régnera.
[3595]
Il n'y a pas de doute qu'après avoir établi prudemment les œuvres de l'apostolat catholique au sein des tribus intérieures du Vicariat, la prédication de l'Evangile remportera des triomphes significatifs, jusqu'à voir la conversion de populations entières à notre sainte Religion.
L'Islam n'a jamais pu s'enraciner parmi les Noirs d'Afrique Centrale. Les tribus arabes, depuis plusieurs siècles, et le Gouvernement égyptien, depuis 40 ans, ont fait des efforts incroyables pour gagner à Mahomet les tribus des Noirs. Aujourd'hui encore, les Gouverneurs du Soudan égyptien, comme j'ai pu le voir de mes yeux, suivent la politique d'envoyer chez les Noirs les Mufti et les Uléma les plus fanatiques, avec leurs maîtres de religion pour préparer les peuples noirs, avec la prédication du Coran, à se soumettre à la couronne d'Egypte. Mais c'est peine perdue ! Les Noirs ont horreur de l'Islam.
[3596]
Je suis en outre de l'avis que si nous organisons bien nos saintes Missions dans les pays musulmans du Vicariat comme Khartoum, le Cordofan, Berber et Sennar, grâce au culte extérieur, à la vie exemplaire de nos Missionnaires, de nos Sœurs et des membres de la Mission et grâce aussi à nos œuvres de charité, nous verrons, le temps de quelques générations, ces immenses régions dominées par l'Islam, plier la tête devant la Croix. Aujourd'hui la Mission catholique exerce une très grande influence sur le Gouvernement local, sur les populations chrétiennes à tous les niveaux, et aussi sur les populations infidèles.
On peut dire, en toute vérité, que la Mission est la première puissance morale du Soudan. Cela dit, le Chef et ses Missionnaires doivent faire très attention, et être très prudents et circonspects, avec une inébranlable fermeté pour résister aux coups donnés par les forces brutales, surtout en ce qui concerne les excès de l'horrible esclavagisme et de la traite de Noirs qui est une plaie honteuse, dont notre Vicariat est le théâtre.
Le plus grand obstacle à la conversion de ces musulmans est l'oppression brutale du gouvernement ainsi que les sévices et les excès arbitraires des représentants du Gouvernement égyptien.
[3597]
Ce Gouvernement a de telles possessions dans le Vicariat, que si ces dernières étaient bien gouvernées et organisées, elles pourraient en très peu de temps devenir un empire très florissant.
En effet, le Gouvernement égyptien occupe une bonne partie de la région orientale et certains points de la partie centrale du Vicariat. Cet espace s'étale du Tropique du Cancer jusqu'à l'Equateur. Et je ne parle pas de la Nubie Inférieure de Scellal jusqu'à Wady Halfa et une bonne partie du Désert d'Atmur qui est soumise au Gouverneur d'Esne dans la Haute-Egypte.
Les possessions de Son Altesse le Khédive, dans le Vicariat, sont partagées en 14 Muderìes ou vastes provinces. Chaque Muderìe est gouvernée par un Mudir, qui est toujours un Pacha ou un Bey, et elles sont occupées par 30.000 soldats égyptiens armés de fusils et de canons. Ces 14 provinces sont rassemblées sous la dépendance de trois Hoccondars, ou Gouverneurs Généraux qui ont d'importants pouvoirs et qui résident à Taka, à Khartoum et à Gondocoro.
[3598]
L'actuel Hoccondar ou Gouverneur général du département Oriental ou de la Mer Rouge, est Son Excellence Munzinger Pachau un Suisse catholique.
Ce département embrasse les Provinces de Taka, de Souakin, de Cadaref et de Ghalabat, toutes dans mon Vicariat. En outre la ville de Massaua qui appartient au Vicariat d'Abyssinie, fait aussi partie de ce département, et se trouve également sous la domination du Vice-Roi d'Egypte.
[3599]
Son Excellence Ismaïl Pacha Ayub, de nationalité turque et mauvais musulman (bien que très généreux et courtois avec moi) est l'Hoccondar ou Gouverneur Général des Provinces de Khartoum, de Sennar, de Fazoglo, de Berber, de Dongola, du Cordofan, de Faschioda (une grande tribu de Schilluk sur la rive gauche du Fleuve Blanc) et de Schiakka sur le Bahar-el-Ghazal, au 9ème degré de Latitude Nord.
[3600]
Son Excellence le Colonel Gordon, un Britannique anglican et un chevalier distingué qui a dompté les rebelles de la Chine, est le Gouverneur Général du Fleuve Blanc et de l'Equateur. Il a sous sa juridiction les provinces de Gondocoro et de Fatico et il est chargé par le Khédive d'établir le Gouvernement égyptien dans les régions riches et très peuplées situées autour des sources du Nil.
[3601]
L'action des premiers Missionnaires, depuis l'érection du Vicariat en 1846 jusqu'en 1861, groupe dont moi aussi je faisais partie, s'est étendue vers la partie Orientale du Vicariat, où ont été fondées les 4 Missions de Schellal au Tropique du Cancer, de Khartoum entre le 15ème et le 16ème degré, de la Sainte Croix entre le 6ème et le 7ème, et celle de Gondocoro entre le 4ème et le 5ème degré de Latitude Nord sur le Fleuve Blanc.
Depuis 1861 jusqu'à 1872 sous l'administration franciscaine, toutes les Missions ont été abandonnées, sauf celle de Khartoum.
L'Œuvre de l'Institut des Missions de la Nigrizia de Vérone, pendant les deux années de son administration, a fait progresser l'activité missionnaire dans le Centre du Vicariat en fondant la Mission du Cordofan, et en accomplissant efficacement l'exploration des régions des Nouba.
[3602]
Le climat de Khartoum n'est plus aussi meurtrier qu'il y a quelques années quand il avait fait mourir 30 missionnaires et lorsque moi-même j'avais été plusieurs fois au bord de la tombe. Les plantations et d'autres causes ont amélioré l'atmosphère de cette capitale destinée à devenir un grand centre commercial et politique, surtout quand la voie ferrée du Soudan sera terminée. Cette voie, en effet, abolira la barrière du Grand Désert qui rend aujourd'hui si pénibles et si difficiles les communications entre l'Afrique Centrale et l'Egypte.
Aujourd'hui, on peut vivre à Khartoum presque comme au Grand Caire.
Le climat du Cordofan, ainsi que celui des pays des Nouba et des sources du Nil à l'Equateur est vraiment salubre, et ici nous ne tarderons pas à établir notre sainte Religion. Dieu a bien voulu, dans son infinie miséricorde, enlever l'obstacle majeur de la Rédemption de ces peuples : le climat meurtrier.
Cela avec l'événement non négligeable de l'ouverture des voies de communication d'Afrique Centrale, est un nouveau signe indiquant clairement que l'heure de la Nigrizia a sonné.
[3603]
Il y a encore un obstacle très grave qui met directement à l'épreuve l'apostolat catholique, il s'agit de l'esclavage le plus cruel, qui est en plein essor et qui fait chaque année des milliers de victimes. C'est la traite horrible des Noirs qui se fait en plein jour par de nombreux criminels soutenus secrètement par le Gouvernement égyptien et exercée même par ses agents et ses Gouverneurs.
Mais Dieu suscitera des moyens extraordinaires pour nous débarrasser d'ici peu de cette honte et notre sainte Mission, qui ne recule devant aucun obstacle, y contribuera aussi avec sa force et son influence morale.
C'est la Mission du Christ même qui est venu libérer les esclaves, rendre à chaque homme sa liberté, pour les constituer tous frères et fils d'un même Père qui est aux cieux. La lutte de la Mission contre l'esclavage et la traite de Noirs profitera beaucoup à l'Eglise Catholique pour la conquête de l'Afrique Centrale.
[3604]
Après ces notions générales que j'ai jugé opportun de porter à la connaissance de Votre Eminence, je vous parle maintenant, en bref, de la situation actuelle de cet important Vicariat. A vrai dire, les moyens employés jusqu'à présent pour arriver à ce que nous avons réalisé sont vraiment modestes ; c'est un réconfort pour nous, car telle est la règle de la Providence Divine qui nous rappelle que seul Dieu est l'auteur de tout bien.
[3605]
Le fruit le plus important que l'Apostolat catholique pourra obtenir dans le Vicariat, c'est la conversion des Noirs des tribus idolâtres de l'intérieur. Nous pouvons aussi gagner des âmes même dans les pays musulmans, où nous sommes actuellement. Et où une grande partie de la population est formée d'esclaves idolâtres qui gémissent sous le joug des familles musulmanes.
[3606]
Pour réussir à organiser les œuvres catholiques dans les pays idolâtres de l'intérieur afin de convertir les populations à la Foi, il est extrêmement important que les établissements érigés parmi ces tribus aient un centre d'appui et qu'ils se rapportent, pour ainsi dire, aux Maisons Mères, c'est-à-dire aux Missions déjà établies dans un territoire sûr, sous un gouvernement régulier et où se trouvent aussi les Consulats des puissances européennes afin d'en protéger l'existence et la stabilité.
Ces Missions fondamentales sont celles qui sont établies dans les villes très importantes de Khartoum et El-Obeïd, la première ayant 48.000 habitants, et la deuxième 100.000. Ces deux villes se prêtent admirablement à ce but.
[3607]
Khartoum est le centre de communication, et la base des opérations pour porter graduellement la Foi parmi les grandes tribus et les vastes royaumes qui constituent la partie orientale du Vicariat jusqu'au-delà des sources du Nil, au 10ème degré de Latitude Sud.
El-Obeïd est le centre de communication et la base des opérations pour planter l'étendard de la Croix dans les immenses tribus et empires qui forment les parties centrale et occidentale du Vicariat.
[3608]
C'est pour cela que dès que j'ai pris possession du Vicariat en tant que Pro-Vicaire Apostolique, j'ai pris un soin particulier pour renforcer et consolider les deux Missions principales de Khartoum et d'El-Obeïd, ce à quoi j'ai plusieurs fois fait allusion en écrivant à la Sacrée-Congrégation. Pour le moment, j'ai mis de côté le grand problème de sauver les âmes, car j'ai jugé qu'avant tout, il était plus important de bien mettre en place les œuvres d'apostolat. Voici donc ce qui existe déjà et ce que je pense faire avec ces deux importants établissements.
[3609]
A Khartoum, dans le département des garçons il y a la plus grandiose construction (en pierre) du Soudan. Elle est longue de 126 mètres, donc plus que le palais de Propaganda Fide à Rome. Il y a aussi un jardin qui s'étale jusqu'aux rives du Nil Bleu.
C'est l'œuvre de mon prédécesseur le Pro-Vicaire Knoblecher, qui a dépensé presqu'un million de francs pour cette construction. C'est la résidence du Pro-Vicaire Apostolique et des Missionnaires ; s'y trouvent les locaux pour les ateliers et des magasins pour le dépôt des provisions et des objets nécessaires pour toutes les Missions du Vicariat Apostolique. Il y a aussi une très belle chapelle qui fait fonction d'église paroissiale pour les catholiques de cette capitale.
[3610]
A côté de ce colossal édifice j'ai commencé depuis janvier de cette année la construction en briques rouges d'un établissement parfaitement semblable à l'établissement masculin, pour les Œuvres féminines. Il sera identique (sauf les arcades) au précédent par ses dimensions et son architecture. Le quart de la construction a déjà été achevé grâce aux 50 ouvriers qui y travaillent chaque jour. En juillet prochain les Sœurs s'installeront dans la partie déjà construite, ainsi que l'orphelinat féminin, et, en partie, l'école. L'ensemble du bâtiment sera fini, je l'espère d'ici un an ; pour cela, j'ai bénéficié non seulement des aumônes des Sociétés bienfaitrices d'Europe mais aussi de celles de mes bienfaiteurs personnels, dont, au premier rang, l'Empereur Ferdinand Ier et l'Impératrice Marie Anne Pie d'Autriche, sœur de la vénérable Reine Marie Christine de Naples, et son neveu le Duc de Modène.
[3611]
Les deux établissements des Missionnaires et des Sœurs seront séparés par une très belle et grande église entourée d'arbres et d'une vaste esplanade elle aussi entourée d'arbres.
Pour cette Œuvre j'ai prévu une partie du matériel, et j'ai déjà négocié et payé en partie un million de briques rouges. J'ai eu pour cela de solides promesses pour des aides importantes. J'espère pouvoir achever ce temple dans quatre ans.
J'ai besoin de quelques spécialistes, que je ferai venir d'Europe pour creuser les fondations et tailler les pierres. D'ici peu, outre l'église qui deviendra vraiment nécessaire après la réalisation de la voie ferrée du Soudan, nous aurons ainsi deux grands établissements masculin et féminin, (ce qui est très utile dans ces pays matérialistes, pour garder le prestige de la Mission) avec un grand jardin potager qui fournira une bonne partie des légumes nécessaires à la Mission. En outre il y aura des locaux pour les écoles, le pensionnat, l'orphelinat et les infirmeries pour les garçons et les filles, avec des lieux d'accueil pour les esclaves.
[3612]
Tout cela est en train de se faire aussi à El-Obeïd, mais dans des proportions plus réduites et moins chères, car là-bas il n'y a ni ciment ni pierres.
Il y a à El-Obeïd une maison suffisamment grande pour les Missionnaires avec des locaux pour les écoles, les ateliers, et aussi un petit jardin.
Il y a aussi une chapelle qui fait fonction de Paroisse et des locaux séparés où j'ai ouvert un collège pour les petits Africains. Parmi eux seront choisis ceux qui se distinguent par leur piété et leur intelligence et qui pourraient être appelés à la carrière ecclésiastique. Ce collège en est encore à ses premiers pas, mais il est prometteur. Il y a déjà quatre jeunes que j'espère former comme Missionnaires indigènes.
Il y a aussi une pièce destinée à accueillir les esclaves malades rejetés par leurs patrons à cause de leur manque de santé. Trois sont morts après avoir reçu l'instruction chrétienne et le sacrement du Baptême.
[3613]
Séparé par la route impériale, appelée Derb-el-Sultaníe, il y a l'Institut des Sœurs avec l'Orphelinat et l'accueil pour les femmes esclaves et une chapelle privée. Cet établissement qui est capable d'accueillir 70 personnes, sera agrandi après la saison des pluies, ou Kharìf, au mois d'octobre prochain et il sera entouré d'une grande muraille de sable rouge (à présent il est entouré d'une haie d'épines). Je suis en train de préparer aussi pour El-Obeïd tout le matériel (du bois et du sable) pour agrandir la chapelle. J'espère terminer le tout fin 1875.
[3614]
Je n'ai pas ouvert les écoles publiques masculines de Khartoum et d'El-Obeïd et je n'ai pas trouvé prudent de céder aux instances de nombreuses personnes, même non-catholiques, à cause du manque d'enseignants.
L'école des filles de Khartoum est ouverte ; mais j'ai dû limiter l'inscription des élèves, car tous les locaux ne sont pas encore prêts.
Même à El-Obeïd nous avons ouvert une petite école publique pour les filles chez les Sœurs, mais là aussi j'ai ordonné d'avancer lentement car nous n'avons pas suffisamment de Sœurs et d'Institutrices noires. J'emploie ces dernières plutôt pour l'enseignement du catéchisme aux 17 catéchumènes actuellement présents dans la Mission. Chaque pas doit être mesuré, car une fois que nous en avons fait un, nous ne pouvons plus reculer.
[3615]
A Khartoum il y a 74 personnes, y compris les Missionnaires et les Sœurs, qui vivent complètement à la charge de la Mission. Il y en a 58 à El-Obeïd.
Du moment que l'œuvre que j'ai entre les mains est une œuvre qui appartient totalement à Dieu, c'est avec Lui qu'il faut traiter chaque affaire, petite ou grande, concernant la Mission. Il est donc essentiel que parmi les membres de la Mission règnent vraiment la piété et l'esprit d'oraison.
[3616]
Grâce au Sacré-Cœur de Jésus, l'Esprit du Seigneur règne réellement ici. Après le réveil à 4 heures ou à 5 heures en hiver, chaque matin les Missionnaires font en commun trois quarts d'heure de méditation en plus des prières communautaires. Le soir, ils se rassemblent dans la chapelle pour réciter le chapelet, faire l'examen de conscience, etc. L'Office Divin, la lecture spirituelle, la visite au Très Saint-Sacrement sont faits en privé. Il en va de même pour les laïcs, les Sœurs et les Institutrices noires des deux missions.
Chaque mercredi matin il y a une heure d'adoration du Très Saint-Sacrement, pro conversione Nigritiae, qui se termine avec la Bénédiction par le saint Ciboire. J'ai moi-même institué cette heure d'adoration depuis 1868 dans nos Instituts du Caire, jointe à l'exercice de la Garde d'Honneur du Sacré-Cœur.
[3617]
Chaque vendredi matin les deux Instituts récitent en commun le chapelet du Sacré-Cœur et à 4 heures de l'après-midi, il y a dans l'église, toujours en commun, le Chemin de Croix. Chaque premier vendredi du mois, il y a la récollection et l'Adoration du Très Saint-Sacrement en l'honneur du Sacré-Cœur de Jésus. Ce jour-là nous renouvelons la consécration du Vicariat au Sacré-Cœur de Jésus protecteur de la Nigrizia.
Tout le mois de mars est consacré aux célébrations publiques dans l'église en l'honneur de Saint Joseph, et le mois de mai en l'honneur de la Vierge Immaculée, Reine de la Nigrizia. Chaque fois avec un sermon et la bénédiction avec le saint Ciboire, en plus des neuvaines et des triduum de préparation pour les fêtes principales de Notre Seigneur, de la Vierge Marie et des Saints Protecteurs du Vicariat.
Ces pratiques de piété faites en commun, soutiennent bien la vie spirituelle des membres de la Mission en les fortifiant et en les rendant capables de supporter joyeusement les souffrances, les voyages difficiles et dangereux et les croix qui ne manquent pas dans un travail apostolique si pénible et si difficile.
[3618]
Jusqu'au 15 mai dernier, il y a eu 73 baptêmes d'adultes ; il faut aussi remarquer la solide conversion d'un riche marchand albanais, qui a abjuré devant moi le schisme Grec et qui est devenu un bienfaiteur de la Mission, ainsi que la conversion d'un autre riche marchand Grec schismatique d'El-Obeïd, qui a abjuré avec sa femme devant le Père Carcereri. Cela dit, ces conversions sont encore insignifiantes, car le moment n'est pas encore arrivé de mettre le feu aux poudres des canons et d'utiliser les mitrailleuses, que nous sommes en train de préparer dans les Missions du Vicariat.
Le personnel masculin et féminin est encore très modeste, mais j'ai des raisons d'espérer que nous recevrons bientôt des renforts.
[3619]
Etablissements masculins
1°. Abbé Daniel Comboni né à Limone, au Diocèse de Brescia le 15 mars 1831, membre de l'Institut des Missions pour la Nigrizia de Vérone, Pro-Vicaire Apostolique.
2°. Père Stanislao Carcereri, de Vérone de la Congrégation des Ministres des Infirmes, âgé de 34 ans, Vicaire Général.
3°. Abbé Pasquale Chanoine Fiore, membre de l'Institut de Vérone, âgé de 33 ans. Supérieur et Curé de la Mission de Khartoum, confesseur ordinaire des Sœurs.
4°. Abbé Salvatore Mauro, de la ville de Barletta, membre de l'Institut de Vérone, âgé de 39 ans. Supérieur et Curé de la Mission d'El-Obeïd, confesseur extraordinaire des Sœurs.
5°. Abbé Giovanni Losi, de Piacenza, membre de l'Institut de Vérone, âgé de 35 ans, Confesseur Ordinaire des Sœurs d'El-Obeïd.
6°. Père Giuseppe Franceschini âgé de 28 ans, membre de la Congrégation des Ministres des Infirmes, Chancelier de ma Curie.
7°. Abbé Stefano Vanni de l'Institut de Vérone, âgé de 39 ans, un très pieux et excellent Missionnaire.
8°. Abbé Vincenzo Jermolinski, polonais, âgé de 29 ans. Un pieux et savant Missionnaire.
9°. Joseph Khuri, âgé de 23 ans, un pieux Maronite de Tripoli en Syrie, bien instruit. Il est enseignant de langue arabe et il aspire à l'état ecclésiastique dans l'Institut de Khartoum.
[3620]
Il y a aussi 5 enseignants d'arts et métiers, bons et distingués, trois sont à Khartoum et deux à El-Obeïd ; ce sont des personnes dont la conduite est irréprochable. Parmi les 17 élèves Noirs, il y en a 4 qui aspirent à l'état clérical.
En ce qui concerne les élèves et l'Institut du Caire régi par le bon et pieux Abbé Bartolomeo Rolleri, Missionnaire de l'Institut de Vérone, vous aurez davantage de renseignements par l'intermédiaire du Père Carcereri.
[3621]
Quant à l'Institut féminin régi par les Sœurs de Saint Joseph de l'Apparition, il y a quatre Sœurs à Khartoum et trois à El-Obeïd, assistées par une cousine à moi, qui est déjà une Sœur expérimentée. Avec elle, à cause du manque de Sœurs, nous avons ouvert la maison féminine du Cordofan. Les trois Sœurs de Saint Joseph sont assistées aussi par neuf Institutrices noires. Pour les nécessités des deux Missions principales il nous faudrait au moins 24 Sœurs de Saint Joseph ; elles sont, à mon avis, d'excellentes Missionnaires et très utiles pour les Missions étrangères. Hélas ! c'est une Congrégation qui n'a pas beaucoup de sujets. Sachant cela depuis quelques années, j'ai pensé fonder à Vérone l'Institut des Pieuses Mères de la Nigrizia en le dotant de quelques revenus dans le but de me préparer des Missionnaires pour l'Afrique Centrale. Actuellement, elles donnent des cours et dirigent un pensionnat pour les filles de grandes familles déchues. Il y a beaucoup de novices qui se préparent à l'Apostolat de la Nigrizia.
[3622]
J'ai l'intention de fonder à Berber, sous la direction des Camilliens, la première maison africaine de mes Sœurs de Vérone, qui nous donnent de grandes espérances.
En Afrique Centrale il y a de la place pour tous. Je suis content des Sœurs de Saint Joseph, et je voudrais bien que la Mère Générale puisse m'en accorder encore davantage, surtout des Sœurs arabes, qui, avec moins d'exigences, sont très utiles.
[3623]
A El-Obeïd je suis propriétaire de deux établissements qui sont exemptés de taxes et j'ai acheté deux magasins qui me rapportent 1.000 francs par an.
En plus des établissements, la Mission de Khartoum possède un jardin vaste et fertile, pour lequel j'ai dépensé beaucoup d'argent afin de l'améliorer. Mais dans deux ans il me rendra net 2.000 écus par an, c'est-à-dire plus de 10.000 francs.
[3624]
Les ressources que j'ai perçues depuis le 26 mai 1872, à l'époque de ma nomination comme Pro-Vicaire, jusqu'au 26 mai 1874, ont été de 202.521 francs en espèces et plus de 10.000 francs en nature.
Ici à Khartoum j'ai un petit fonds de caisse pour continuer la construction de l'établissement des femmes. Grâce à la Providence de mon économe Saint Joseph, la Mission et moi-même n'avons même pas un centime de dette, ni en Afrique Centrale, ni en Egypte, ni en Europe à part les 3.000 francs que je dois à la Mère Générale de Saint Joseph, Sœur Emilie Julien et que j'espère pouvoir rembourser dès réception du chèque de l'Exercice 1873 de la Propagation de la Foi.
[3625]
Les voyages entre l'Egypte et l'Afrique Centrale sont chers, et très fatigants. La première expédition de 31 missionnaires que j'ai moi-même conduite en 1873, et qui m'a coûté 22.000 francs, y compris certaines provisions, a pris 99 jours du Caire jusqu'à Khartoum. L'Abbé Losi, avec quatre Sœurs et trois Frères laïques, a fait le voyage en seulement 68 jours. Le Père Carcereri, avec un autre Missionnaire, est descendu de Khartoum au Caire en 75 jours, et à la Supérieure actuelle, arrivée ici il y a deux mois, il a fallu 82 jours. De Khartoum à El-Obeïd il y a 12 jours de voyage, de Khartoum à Berber 8 jours, de Berber à Souakin 13 jours, de Khartoum à Gondocoro deux mois, etc. Pour ce qui concerne la fatigue procurée par les voyages au Soudan, Monsieur Trémaux, membre de différentes académies de sciences et de l'Institut de France, vous en dira davantage.
Monsieur Trémaux, lorsqu'il est venu à Khartoum aux frais de Son Altesse le Vice-roi d'Egypte, et donc avec tout le confort possible qu'un Missionnaire ne pourra jamais posséder, a écrit dans son bel ouvrage "Egypte et Ethiopie ", deuxième édition, pages 357-358, ces paroles pleines de vérité :
[3626]
" Le voyage par eau et surtout par mer, n'est rien par rapport au voyage par terre dans ces régions (entre l'Egypte et Khartoum). En effet, sur mer, par exemple, on fait cent lieues par jour, en jouant aux cartes à la table d'un navire à vapeur ; dans le désert, on ne fait sur un chameau que sept ou huit lieues dans le même laps de temps, en supportant des chaleurs inouïes, et toutes sortes de privations. A ce titre, le Soudan est dix fois plus loin que la Chine, dix fois plus loin que les Antipodes" (2).
Je dois quand même avouer que nous les Missionnaires de la Nigrizia, qui sommes habitués à l'indigence et aux grandes fatigues, nous accomplissons ces voyages avec assurance et comme une chose ordinaire de notre vie.
[3627]
En ce qui concerne la Mission parmi les Nouba, le Père Carcereri a dû sans doute vous mettre bien au courant. Je pense que dans la Mission des Nouba et dans d'autres Missions de même nature, il sera bon d'adopter à peu près le système des Réductions du Paraguay inventé par les Pères de la Compagnie de Jésus, qui ont fait de ces pays une école de perfection chrétienne, un modèle pour les Missions Catholiques.
Le chef des Nouba, le Cogiour Kakoum, ne cesse pas de m'envoyer des émissaires et dernièrement il m'a envoyé comme cadeau une grande quantité de miel excellent. Après le Kharìf, je commencerai à expédier au Djebel Nouba du matériel pour la construction du bâtiment de la Mission.
[3628]
Reste encore la très importante affaire de la traite des Noirs et de l'esclavage, un pitoyable spectacle dont le Vicariat d'Afrique Centrale est le théâtre. J'espère que le Père Carcereri vous a tout bien exposé à ce sujet, car c'est bien la raison principale pour laquelle je l'ai envoyé à Rome et à Vienne.
Pour ma part, je vous exposerai, plus tard, par écrit, les différentes phases d'une si grande tragédie pour l'humanité. J'espère que le Divin Cœur de Jésus, auquel j'ai solennellement consacré le Vicariat, avec sa charité infinie, éliminera cette terrible plaie de la malheureuse Nigrizia.
[3629]
J'ai aussi tout bien réglé pour une bonne administration des paroisses.
J'ai ordonné, avec une lettre circulaire appropriée, d'adopter le catéchisme de Monseigneur Valerga, en tant que texte de référence pour la catéchèse dans le Vicariat ; à mon avis, il convient bien pour ces pays de l'Afrique.
[3630]
Voilà un bref aperçu de l'état de la Mission de l'Afrique Centrale. Nous espérons toutes les bénédictions du Sacré-Cœur de Jésus, spécialement après que le Saint-Père a daigné enrichir de 300 ans d'indulgence une prière que j'ai composée en latin Pro conversione Chamitarum Africae Centralis ad ecclesiam Catholicam et aussi l'Indulgence plénière pour ceux qui la récitent chaque jour, pendant un mois.
Je supplie Votre Eminence de prendre à cœur la malheureuse Nigrizia et d'agréer les sentiments de ma plus profonde gratitude et vénération, avec lesquels j'embrasse votre Pourpre Sacrée, en me déclarant dans les Sacrés-Cœurs de Jésus et de Marie
votre humble et dévoué fils
Abbé Daniel Comboni
Pro-Vicaire Apostolique de l'Afrique Centrale
Notes :
(1) Dr. Ignace Knoblecher, Pro-Vicaire Apostolique de la Mission Catholique d'Afrique Centrale, Esquisse de la vie du Dr. J.C. Mitterutzner, page 10, Brixen 1869.
(2) Trémaux, Egypte et Ethiopie, deuxième édition, Paris. Librairie de L. Hachette et C.ie, Boulevard St. Germain 77.