[3514]
Je dois avouer que j'ai manqué à mon devoir et aux exigences de mon cœur en gardant le silence pendant si longtemps. J'ai imité à la lettre ceux qui pèchent a cause de leur habitude à différer les choses.
Dès ma nomination par le Saint-Siège comme Pro-Vicaire Apostolique de l'Afrique Centrale, je suis rentré en courant à Vérone, et j'avais prévu de passer par Brescia et ensuite aller à Limone. Mais l'urgence de rejoindre Vienne et le Caire avec une importante expédition, m'a empêché, malgré moi, de passer une journée à Brescia comme je le désirais. Mais du Caire, du Cordofan et de Khartoum, j'avais tout de même l'intention d'informer à tout prix Votre Excellence et votre Secrétaire des heureux progrès de la difficile entreprise Africaine.
Hélas ! je ne l'ai pas fait, même si nos petites Annales du Bon Pasteur à Vérone - que sur mon ordre, vous avez dû recevoir - vous ont donné une pâle idée de ma sainte Œuvre et peut-être des Missions Catholiques.
[3515]
De toute façon, en vous demandant pardon pour ce long silence, je peux vous assurer que j'ai prié chaque jour, malgré mon indignité, et que je fais prier ici au cœur de la Nigrizia, pour Votre Excellence, pour le Révérend Carminati et pour tout mon cher diocèse natal de Brescia, dont je garde un souvenir vivant et inoubliable.
Je veux maintenant vous faire un bref rapport de la vie de cette Œuvre du Sacré-Cœur, car mon bras cassé m'empêche d'écrire longtemps.
Le 16 novembre, je suis parti avec mon Vicaire Général pour El-Obeïd capitale du Cordofan pour aller dans ma principale résidence de Khartoum.
Le 25 au matin, après un pénible voyage à dos de chameau qui a duré 9 jours, mon chameau, affolé, commença à paniquer, se mit à courir plus vite qu'un cheval et me jeta à terre où je suis resté à moitié mort, en vomissant du sang. Je n'ai même pas eu le temps de me recommander au Sacré-Cœur. En reprenant mes esprits, je me suis rendu compte que j'avais le bras gauche fracturé.
[3516]
J'ai fait dresser une tente dans le désert, et après un bain de 42 heures ininterrompues avec de l'eau et du vinaigre de dattes, j'ai dû remonter sur le chameau pendant 5 jours pour ne pas mourir dans le désert.
A chaque sursaut du chameau, les douleurs se renouvelaient au bras gauche qui était fracturé. Dieu seul sait combien j'ai souffert.
Quand je suis finalement arrivé au Fleuve Blanc, à Ondourman, le Grand Pacha de Khartoum m'a envoyé son bateau à vapeur qui m'a amené jusqu'à la Mission.
Mais dans toute l'Afrique Centrale, il n'existe pas un médecin qui connaisse les premières notions de médecine et de chirurgie.
[3517]
Bien que Jésus Crucifié soit le médecin qui nous soigne, le Pacha m'a envoyé son médecin personnel, qui m'a lié le bras au cou. Je suis resté 82 jours avec une grande douleur et le bras en écharpe ; mais le bras était mal attaché, tordu et tellement faible que je n'étais même pas capable de faire bouger une feuille.
J'ai célébré une Messe le 2 février, avec une grande difficulté et j'ai été contraint de tenir l'Hostie entre l'index et le majeur, n'ayant pas la possibilité d'unir les doigts au pouce.
Après mille tentatives de la part de la Mère Supérieure, j'ai consenti à me faire examiner par un médecin arabe. Il est venu la veille de la fête de Saint Faustino et Giovita. Il était fort comme Hercule, et il avait la gueule de Judas Iscariote. Après avoir examiné le bras, il m'a assuré que dans les 24 heures je serais guéri, si je me laissais faire une intervention. J'ai consenti.
[3518]
Le lendemain, il est venu avec huit brindilles de dattiers, une poignée de poils de chèvre, un morceau de queue de tigre (sic !) et de caoutchouc ; il était accompagné de deux autres médicastres musulmans. Il m'a pris le bras et aidé par les deux autres, il me l'a tordu, et il a ensuite travaillé de toutes ses forces avec son pouce en repoussant l'os saillant d'un demi doigt pour le remettre à sa place, en déchirant ma chair et tous mes nerfs. Après, il a imprégné une serviette du caoutchouc, il a appliqué un cataplasme fait avec les poils de chèvre et la queue de tigre, et ensuite il m'a attaché le bras. Après cela il a lié les brindilles autour du bras ; j'ai eu l'impression d'avoir la circulation du sang bloquée et il m'a laissé ainsi presque mort sur l'angarèb (une espèce de lit où nous dormons).
Oh ! combien Jésus Christ a dû souffrir quand il a été cloué sur la Croix.
Huit jours après, le bras était presque guéri ! L'os était revenu à sa place, et maintenant que je vous écris, je suis en mesure de travailler comme avant ; et pour cela je dois d'abord remercier le Seigneur, ensuite Saint Joseph et après le médicastre turc qui m'a soigné d'une façon peu délicate, mais sans doute efficace.
[3519]
Toutefois je n'ai pas ménagé mon cher économe Saint Joseph auquel je m'étais recommandé pour que le voyage du Cordofan à Khartoum soit heureux. Puisque ce cher saint a permis que je tombe si tragiquement du chameau, je l'ai frappé d'une amende de mille francs-or pour chaque journée que je passerais avec mon bras lié au cou. Et comme j'ai été obligé de porter mon bras en écharpe pendant 82 jours, et que je n'ai pu célébrer la Messe que 5 fois, mon vénérable économe est donc condamné à payer une amende de 82.000 francs ; ainsi le jour de la fête des Saints Faustino et Giovita, les protecteurs de notre cher diocèse de Brescia (82 jours après ma terrible chute dans le désert), j'ai signé une lettre de change, à l'ordre de notre cher Saint Joseph, pour une somme de 4.100 napoléons, payable dans les six mois ; et je m'aperçois déjà que notre bon Econome, comme d'habitude honore ma signature, car depuis ce jour-là, j'ai encaissé 38.706 francs-or, dont 5000 florins m'ont été envoyés de Prague par Sa Majesté Apostolique l'Impératrice Marie Anne (un véritable miracle de charité) et par l'Empereur Ferdinand Ier, et de Vienne 4.000 francs par ce véritable Prince Catholique qu'est Son Altesse le Duc de Modène, François V.
[3520]
Mon économe, bien que durant sa vie ait été très pauvre, est aujourd'hui l'arbitre des trésors du ciel. Il n'a jamais cessé de m'aider, et en six ans et demi, depuis que j'ai commencé l'Œuvre, il m'a procuré 600.000 francs, c'est-à-dire, qu'il a payé mes dettes pour un montant de 30.000 Napoléons.
Je vous assure, Monseigneur, que la banque de Saint Joseph est plus solide que toutes les banques de Rothschild. Pour le moment, sans que j'aie un seul centime de dette, ce bon économe maintient pour la Nigrizia deux maisons à Vérone, deux au Caire, deux à Khartoum et deux autres à El-Obeïd, capitale du Cordofan peuplée de 100.000 habitants. Dans cette ville en 1872 pour la première fois la Messe a été célébrée et Jésus-Christ a été adoré.
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Sans m'en apercevoir je me suis perdu en bavardages. Je vous donne maintenant un bref aperçu concernant l'Œuvre.
Le 26 septembre 1872, j'ai quitté Vérone avec une caravane de 13 personnes. Après avoir réglé de nombreuses affaires au Caire, je suis parti de cette métropole le 26 janvier 1873, avec deux grands bateaux et 31 personnes : des missionnaires, des Sœurs de Saint Joseph de l'Apparition, des Frères artisans et des Institutrices noires.
En remontant le Nil et en passant par le grand Désert de l'Atmur avec, de midi à 16 heures, une température de 60 degrés Réaumur, et après 99 jours de voyage très pénible, nous sommes arrivés à Khartoum, où nous avons été accueillis avec une grande joie par beaucoup de monde. Après un mois passé dans cette capitale (qui fait 48.000 habitants), je suis reparti par le Fleuve Blanc jusqu'à Tura-el-Khadra à bord d'un bateau à vapeur mis gratuitement à ma disposition par le Grand Pacha du Soudan, avec lequel je vis en accord parfait, mieux que nos pauvres Evêques d'Italie avec leurs Préfets et Maires.
Ensuite nous avons pris 17 chameaux pour traverser les landes interminables des Hhassanie et des Baggaras, et après seulement 9 jours de marche, le 19 juin je suis arrivé à El-Obeïd, la capitale du Cordofan, où j'ai été reçu par les Turcs avec une fête pas moins importante qu'à Khartoum.
[3522]
Quand en octobre 1871, depuis Dresde, j'ai donné l'ordre au Père Carcereri, mon actuel Vicaire Général et à cette époque-là, Vice-Supérieur des Instituts des Noirs en Egypte, de partir du Caire avec trois autres compagnons pour explorer le Cordofan, je lui ai donné 5.000 francs pour ce voyage d'exploration ardu et difficile.
Aujourd'hui nous avons à El-Obeïd une Paroisse, deux maisons déjà payées, une pour les Missionnaires et l'autre pour les Sœurs, et une Mission en pleine activité. De même à Khartoum, il y a eu, de 1863 à 1869, un seul Père Franciscain, et jusqu'en janvier 1873 il y avait deux Pères du même Ordre dans une belle maison construite en 1865 par les Missionnaires allemands sous la direction de mon illustre prédécesseur Monseigneur Knoblecher.
Aujourd'hui, il y a deux Instituts, une belle Paroisse et la nouvelle maison que je suis en train de construire pour les Sœurs de Saint Joseph qui d'ailleurs font beaucoup de bien.
[3523]
Or, à qui dois-je ces bons résultats ? Je dois tout au Sacré-Cœur de Jésus, auquel j'ai consacré tout le Vicariat, avec la bénédiction du Saint-Père Pie IX le 14 septembre, date à laquelle nous avons fait une célébration solennelle précédée par le baptême de 12 adultes, et conclue par la Confirmation de 25 néophytes.
La formule de Consécration a été composée par l'Apôtre du Sacré-Cœur, le Père Ramière. Il a composé en même temps à Khartoum une petite Prière en latin pour la conversion de mes 100 millions de Chamites que le Vicariat Apostolique d'Afrique Centrale, le plus vaste et le plus peuplé du monde abrite, et qui constituent la dixième partie de tout le genre humain. Or, le Saint-Père Pie IX a accordé une Indulgence partielle de 300 ans à ceux qui récitent une seule fois cette prière, et l'Indulgence plénière à ceux qui la récitent chaque jour pendant un mois.
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Vous vous rendez compte, Excellence, que le Saint-Père a vraiment pris à cœur cette œuvre qui est née le 18 septembre 1864, jour de la Béatification de Marguerite Marie Alacoque.
J'ai écrit au Saint-Père Pie IX afin qu'il m'accorde que le vendredi après l'Octave du Corpus Domini, consacré au Cœur de Jésus, soit une Fête d'obligation de Première Classe avec Octave, dans tout le Vicariat d'Afrique Centrale ; mais je n'ai pas encore eu de réponse, car c'est une affaire importante et Rome est éternelle. J'insisterai jusqu'à que le Saint-Siège m'accorde cette grâce.
[3525]
C'est le Cœur de Jésus qui doit convertir la Nigrizia. Il paraît que le Saint-Père a accordé une grâce pareille à la République de l'Equateur en Amérique à la demande du Président et de l'Archevêque de Quito ; j'espère donc qu'elle sera accordée aussi à cette malheureuse partie équatoriale de l'Afrique, qui demeure depuis des siècles dans l'ombre de la mort.
[3526]
Tous mes efforts ont été jusqu'à présent consacrés à consolider et à établir les deux importantes Missions de Khartoum et d'El-Obeïd, qui sont la base des opérations pour porter la Foi dans toutes les immenses tribus du Vicariat.
[3527]
Khartoum est la base des opérations pour porter la Foi dans toutes les tribus de la partie Orientale du Vicariat, qui s'étale entre l'Abyssinie, les Gallas et le Fleuve Blanc jusqu'au-delà des sources du Nil au 12ème degré de Latitude Sud, aux frontières de ma juridiction.
El-Obeïd, qui est la véritable porte de la Nigrizia, est la base des opérations pour porter la Foi dans toutes les tribus, les royaumes et les empires présents dans la partie centrale de mon Vicariat. Le climat d'El-Obeïd est salubre, et j'espère y faire ériger un Consulat Austro-Hongrois, dont le drapeau dans ces régions est un signe de protection de la Religion Catholique.
[3528]
En fonction de ce plan d'organisation de l'Apostolat de l'Afrique Centrale, le Cœur de Jésus a fait faire un autre pas à notre Apostolat.
Le 16 juillet, jour consacré à la Vierge du Carmel, un mercredi matin à 8 heures, alors que nous terminions l'heure d'adoration de la Garde d'honneur du Sacré-Cœur, (que j'ai moi-même établie chaque mercredi, avec l'exposition du Très Saint Sacrement dans tout le Vicariat et dans les Instituts des Noirs au Caire), un chef de la tribu des Nouba située dans le Sud-Ouest du Cordofan, est arrivé à la Mission avec une suite de 15 personnes et m'a invité à bâtir une église et deux maisons dans sa tribu située à Delen, en me disant que tous sont disposés à devenir chrétiens.
Comme je connais un peu par expérience les Noirs et les Turcs, je me suis montré prêt à seconder les souhaits de ces peuples, mais sans trop de conviction j'ai donc prié le chef de revenir au mois de septembre afin de pouvoir évaluer mes forces et de prendre les renseignements qui s'imposent.
[3529]
Entre le Cordofan et le territoire des Nouba vivent les Baggaras une tribu de nomades qui exercent le meurtre et la traite des Noirs. Dès le départ de ces chefs, j'ai cherché des renseignements précis et j'ai tâté le pouls du Pacha du Cordofan. J'ai eu une offre de 200 soldats pour accompagner mes explorateurs dans les montagnes des Nouba.
Le matin de l'Assomption de la Vierge Marie, le 15 août, j'ai décidé d'explorer les régions de ces peuples, tous idolâtres, et qu'aucun Européen n'a encore visitées. J'ai donc ordonné à mon Vicaire Général qui était ici à Khartoum de partir, avec des provisions convenables, pour El-Obeïd, le lendemain de la Consécration solennelle du Vicariat au Sacré-Cœur de Jésus et de Marie. A partir de cette ville nous organiserions ensemble cette expédition si importante.
[3530]
Pendant qu'il était en voyage, le 24 septembre, jour consacré à la Vierge de la Récompense, un mercredi matin, alors que nous terminions l'heure d'adoration pour la Nigrizia, le grand chef des Nouba, qui est magicien, roi, prêtre et médecin, est arrivé à la Mission accompagné par plus de 20 personnes et il m'a renouvelé l'invitation à fonder l'Eglise dans sa patrie.
Il a été très content lorsque je lui ai dit que le Missionnaire qui devait aller voir ses tribus, était en voyage. Ce Missionnaire devait fixer le lieu où fonder la Mission, et revenir ensuite pour préparer et pour pourvoir au nécessaire pour cette fondation. Le chef a visité l'église, il a été frappé par le visage de la Sainte Vierge, par le tableau du Sacré-Cœur, et surtout lorsqu'il m'a vu jouer de l'accordéon et du petit orgue de la chapelle. Il était émerveillé en voyant nos pioches, nos scies et les autres outils. Il est resté avec nous quelques jours, puis il est parti.
[3531]
Quand le Père Carcereri est arrivé, il a refusé les 200 soldats et il n'a pris qu'un guide, et avec un autre Missionnaire et sept personnes, il est parti pour la Nubie. Il a été reçu avec un grand enthousiasme, et après avoir fixé le lieu pour la fondation de la première Mission, il est rentré à El-Obeïd.
Votre Excellence connaîtra directement les détails très intéressants de cette expédition de la voix-même de mon Vicaire Général, le Père Carcereri que j'ai envoyé en Europe, notamment à Rome, Vienne, Vérone et Paris pour des affaires concernant la Mission. En ce moment-même, il est sans doute arrivé au Caire, car il est parti de Khartoum le 11 décembre de l'année dernière.
Je l'ai chargé de rendre visite à Votre Excellence et au très Vénérable Père Carminati.
[3532]
Peut-être que le Sacré-Cœur a décidé que ma chère patrie, le Diocèse de Brescia, pourrait me fournir dans une telle occasion quelque pieux et bon Missionnaire de Brescia, ou quelque bon ouvrier ou Frère Coadjuteur.
Lorsque mon cher Père Carcereri arrivera à Brescia, je supplie humblement Votre Excellence de l'envoyer chez les Filles du Sacré-Cœur où est morte votre Vénérable Sœur, ainsi qu'à l'Institut de l'excellent Abbé Pietro, là-haut près du Castello ; envoyez-le aussi chez les sœurs Girelli dans la contrée de Saint Antoine, et chez le Père Rodolfi.
J'espère que la visite de mon Représentant à Brescia sous votre protection sera bénie par le Sacré-Cœur. Ma cousine Faustina Stampais de Maderno, qui a ouvert la maison féminine du Cordofan, et qui est fille de Sainte Angela Merici, sous la direction des très pieuses et bonnes sœurs Girelli, m'a prié de présenter ses hommages à Votre Excellence, l'évêque qui l'a confirmée.
[3533]
Le 11 novembre, une deuxième caravane de Sœurs et de Missionnaires a rejoint Khartoum. Maintenant El-Obeïd aussi est riche d'un Institut de Sœurs. L'une d'entre elles, Sœur Xavérine de Bayeux, en France, qui avait horreur des chameaux parce qu'ils sont une monture insupportable, a fait quatre jours de désert à dos d'âne ; mais la cinquième nuit, une hyène a dévoré le dos et deux jambes de l'âne, et la Sœur a traversé le désert à pied pendant 13 jours, en marchant 13 ou 14 heures par jour sous une température de 50 à 60 degrés Réaumur. Elle est arrivée à Khartoum très fatiguée, mais maintenant elle va très bien.
[3534]
Je ne peux pas vous exprimer l'impression favorable que les Sœurs ont faite sur les gens. C'est la première fois que des Epouses du Christ viennent s'installer ici, dans ces terres enflammées. A mon arrivée de nombreux Turcs ont été stupéfaits en voyant nos Sœurs. Certains les prenaient pour des hommes venant de la lune, d'autres pour des femmes, mais d'une autre race. Il est certain que les Turcs d'ici ont un grand respect pour les Sœurs. J'en ai qui viennent de Syrie, de Jérusalem, du Mont Liban, d'Arménie, de France, de Malte et d'Italie, toutes parlent au moins trois ou quatre parfois même cinq langues. J'ai des jeunes de 20 ans jusqu'à des vieilles de 40 ans. Elles ont toutes une solide formation religieuse, une grande moralité, un courage presque viril. Elles n'ont pas peur des voyages pénibles et dangereux, elles dorment sous un arbre où peut-être auparavant il y avait une hyène et un lion. Pendant la nuit elles dorment sur le sable à la belle étoile ou dans le coin d'un vieux bateau. Elles entrent dans les maisons des infidèles, pansent leurs plaies et les invitent à la Foi ; elles entrent dans les tribunaux, vont au marché et elles marchandent au profit de la Mission, tandis que les autres se consacrent à l'enseignement et à l'éducation morale des filles ; elles se présentent devant les Pachas pour plaider, poliment mais avec courage, la cause des plus malheureux ; elles se font respecter par les Turcs, par les puissants, par les soldats, par les Africains, et elles travaillent pour l'Eglise comme et parfois même plus que les plus zélés Missionnaires.
[3535]
Bref, après l'expérience faite avec elles au milieu des plus graves dangers, en face desquels les hommes les plus courageux d'Europe auraient peur, ces Filles de la Charité catholique, avec un calme étonnant, comme si c'était la vie ordinaire, tiennent le coup et se font respecter par tous. En un mot, c'est la puissance de la grâce de leur vocation apostolique qui opère ces prodiges dans les Missions.
Il y a dix ans de nombreux religieux, bien qu'ils aient reçu une solide formation en Europe, ont fui, terrifiés par ces lieux inhospitaliers, ces Sœurs, au contraire, me sollicitent souvent pour qu'on aille parmi les tribus les plus reculées où il y a davantage de besoins et pour porter à ces Noirs le salut éternel.
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Alors que la charité du Christ les soutient dans ces rudes épreuves, leur cœur est tout ardent d'amour divin, le Cœur de Jésus est leur seul réconfort, leur seule force, leur vie.
Ah ! le monde d'aujourd'hui si agité ne peut comprendre les délices dont jouissent les amants du Sacré-Cœur de Jésus en souffrant et en mourant pour Lui. Une Croix, une souffrance, une affliction endurées pour le Cœur de Jésus valent 100 fois plus que les plaisirs et les fausses délices du monde.
[3537]
Je voudrais, Monseigneur, vous dire deux mots à propos de quelque admirable aspect de la vocation de nos Sœurs de Saint Joseph de l'Apparition, qui ont été les premières parmi toutes les religieuses l'Eglise à faire face au désert africain et à pénétrer parmi ces populations les plus malheureuses du monde. Pour le moment, je me limiterai à un seul épisode qui s'est passé au mois d'octobre alors que j'étais au Cordofan et que mon Vicaire Général était chez les Nouba.
[3538]
Il y avait ici à Khartoum une Noire chrétienne âgée de 24 ans, qui s'appelait Teresa, elle avait été baptisée l'année dernière alors qu'elle était au service d'un monsieur chrétien. Pendant qu'elle allait au marché pour faire des courses, elle fut enlevée par un musulman ; et pour pouvoir garder sa proie, le musulman a dit au Cadi (le juge du tribunal) que cette fille lui appartenait, qu'elle s'était échappée de sa maison sans aucune raison, et qu'elle est indûment devenue chrétienne.
Le Cadi interrogea la fille pour savoir si elle s'était vraiment échappée et si elle était devenue vraiment chrétienne, la fille a répondu que oui. Alors le juge lui a présenté le Coran en la menaçant de 500 coups de bâton et de la peine de mort si elle n'abandonnait pas le Christianisme et si elle ne revenait pas à la religion musulmane. Elle répondit résolument qu'elle était chrétienne et qu'elle mourrait chrétienne. Alors ils lui ont lié étroitement les pieds, lui ont déchiré les vêtements et donné, sous les pieds et sur tout le corps 300 coups de corbac (un fouet en peau d'hippopotame). Ils l'ont alors invitée deux fois encore à redevenir musulmane, et suite à son refus catégorique, ils lui ont administré encore 300 coups de corbac, et après 200 autres : en tout 800 coups. Le sang coulait, la chair était déchirée, les os complètement brisés avec la moelle qui se répandait par terre : dans cet état, elle continuait à répéter : " Ana Nassràrni " (" je suis chrétienne ").
[3539]
Si j'avais été à Khartoum, le Cadi n'aurait pas commis un tel délit, car il sait bien que la Mission est capable de lui faire payer ses comptes. La Mission ne savait rien de tout cela. Le vrai maître de Teresa l'a su par hasard, et il a couru à la Mission où le Supérieur était absent. Il n'y avait qu'un Missionnaire, le Père Vincenzo qui s'est empressé d'aller à la police pour réclamer la chrétienne ; mais il a été insulté.
Dès que le Supérieur, l'Abbé Pasquale Fiore rentra à la maison, et fut mis au courant de l'affaire, il a fait des démarches vers les personnalités les plus influentes auprès du Cadi pour obtenir la libération de la jeune chrétienne : mais tout a été inutile. Qu'a-t-il fait alors ? Il est allé chez la Supérieure Sœur Giuseppina Tabraui née à Jérusalem et âgée de 31 ans, qui était au lit avec une forte fièvre et il lui raconta la pénible histoire.
[3540]
Qu'a fait la Supérieure ? "J'irai chez le Pacha - a-t-elle dit - et sans se faire de soucis pour sa santé (en ces jours-ci elle est à l'article de la mort, il y a 15 jours, je lui ai administré tous les sacrements et je lui ai donné la bénédiction papale " in articulo mortis"), elle s'est levée du lit, s'est habillée, a emmené avec elle une Sœur arménienne et, avec un bâton pour se soutenir, elle réussit à se traîner jusqu'auprès du Pacha, et lui demanda fermement de remettre tout de suite à la Mission la fille qui avait été battue. Elle lui dit aussi qu'elle dénoncerait immédiatement au Pro-Vicaire Apostolique le délit commis par haine de la Religion Catholique.
Le Pacha déclara ne rien savoir et qu'il donnerait satisfaction au Pro-Vicaire Apostolique, il traita la Sœur avec tout le respect possible, et la pria de pardonner au juge, et de ne pas hésiter à recourir à lui : il serait heureux et honoré de lui accorder tout ce dont elle aurait besoin. L'entretien a duré une demi-heure.
Arrivée à l'Institut, la Sœur a trouvé Teresa déjà à la maison couverte de plaies sur tout le corps. La fille est maintenant en voie de guérison, heureuse d'avoir souffert pour Jésus-Christ.
J'aurai beaucoup à vous écrire aussi à propos des horreurs de l'esclavage.
[3541]
Les marchands d'esclaves armés de fusils vont, par centaines, dans les tribus pour chasser les Noirs et pour en enlever 1000 ils en tuent au moins 200.
On peut rencontrer ces esclaves à pied sur la route. Ils sont de tous âges et des deux sexes, mais la plupart sont des filles de 4 à 20 ans habillées comme notre mère Eve en état d'innocence ; certaines sont liées au cou avec des cordes attachées à une poutre en bois appuyée sur les épaules de dix ou douze d'entre elles, d'autres sont liées avec les mains derrière le dos ou avec des chaînes en fer aux pieds.
Ainsi poussées par les lances de ces canailles, les filles voyagent à pied pendant trois mois, douze ou treize heures par jour. D'autres étaient jusqu'à 800 dans un même vieille barque, entassées l'une sur l'autre sur quatre étages grossièrement construits avec des joncs, pour faire un voyage de plus de mille milles.
Ces malheureuses, qui avaient été violemment arrachées à leur famille et ont vu assassiner leurs parents et ceux qui voulaient les défendre, doivent satisfaire tous les désirs des esclavagistes, et puis elle sont vendues
[3542]
Je ne vous donne ici qu'une pâle idée des horreurs de l'esclavage qui sévit dans mon Vicariat.
Mon Vicaire Général vous en dira davantage, mais il ne pourra jamais décrire ces horreurs, comme elles le sont dans la réalité.
Vous voyez, Monseigneur, quelle Mission le Bon Dieu m'a confiée, mais le Cœur de Jésus triomphera de tout. Je vous en supplie ! recommandez-moi ainsi que ma Mission au Cœur de Jésus, et faites prier les admirables Filles du Sacré-Cœur de Brescia, si profondément saisies par la charité de Jésus Crucifié et transpercé par une lance cruelle. De ce Cœur doivent couler les eaux du salut qui lavent ces pauvres âmes malheureuses, et qui appellent les plus de 100 millions d'infidèles de mon Vicariat d'Afrique Centrale sur le chemin du salut éternel.
Je vous prie de diffuser dans mon cher diocèse de Brescia la prière "Pro conversione Chamitarum Africae Centralis".
Suite à mes ordres, le bon Recteur de mon Institut Africain de Vérone, l'Abbé Antonio Squaranti, a sans doute déjà dû vous remettre cette prière.
[3543]
Mes hommages à l'athlète du Sacerdoce Chrétien et de Brescia, le Révérend Carminati, aux Filles du Sacré-Cœur avec Mère Gesualda, et mes salutations à votre pieux et fidèle serviteur.
Je demande votre bénédiction, et je suis heureux de me déclarer dans les Cœurs de Jésus et de Marie avec un filial dévouement
votre humble fils
Daniel Comboni
Pro-Vicaire Apostolique d'Afrique Centrale
P.-S. Je fais appel à votre bonté et bienveillance pour que vous pardonniez mon écriture grossière due à mon bras qui n'est pas tout à fait guéri et au fait que dans les déserts de l'Afrique Centrale on ne connaît pas encore les normes du savoir-vivre publiées par Monseigneur Dalla Casa.