[852]
Je regrette de ne pas pouvoir vous donner de nouvelles réconfortantes au sujet de mes Noirs cette année. En effet, excepté Michel Ladoh et le petit Antonio, tous les autres ont été frappés par une grave maladie africaine qui, malgré tous les soins apportés par la charité chrétienne, a pris une forme maligne pour les pauvres Africains dont beaucoup ont eu une mort impressionnante.
Si nous sommes abattus à cause de ces malheurs qui nous ôtent l'espoir de pouvoir éduquer mes Noirs en Europe au profit de la Mission d'Afrique Centrale, la vie angélique de ces jeunes tant aimés qui nous avaient été confiés, et leur précieuse mort nous procurent cependant une consolation inexprimable qui peut aussi être la vôtre, pour les sacrifices que vous avez faits au profit des Noirs de Vérone.
[853]
Cette fois je veux vous parler de notre Pietro Bullo qui, après une vie exemplaire, a eu une mort d'ange. Cependant, je dois tout d'abord dire comment j'ai obtenu ce garçon et je dois vous raconter le voyage que j'ai fait sur la Mer Rouge pour rassembler un nombre considérable d'élèves pour notre Institut Africain.
[854]
Au mois de septembre j'ai reçu une lettre d'Inde, du Révérend Celestino Spelta, Vicaire Apostolique du Yu-pè et Visiteur Général de la Chine (je l'avais connu il y un an lors de mon voyage du Caire à Rome et je l'avais informé du but de mon Institut) ; il me communiquait dans cette lettre qu'il y avait un grand nombre de garçons noirs à Aden qui étaient tout à fait adaptés pour notre Institut de Vérone. Je l'ai dit à mon Supérieur, l'Abbé Nicola Mazza, qui a cependant voulu être sûr de cette information avant de prendre une décision. Mais il ne savait pas comment trouver ces informations précises.
La divine Providence nous a rapidement montré sa volonté. Le 10 octobre de la même année, un missionnaire de l'Ordre des Carmes nous a amené à Vérone deux Africains, que le révérend Père Giovenale de Tortosa, préfet d'Aden, lui avait confiés quand son bateau en provenance de Malabar s'est arrêté à Aden. Le Préfet avait prié ce missionnaire d'Inde de prendre beaucoup d'autres garçons noirs avec lui, mais comme il avait trop peu d'argent, il n'a pu en prendre que deux. Nous avons interrogé ces deux jeunes Africains et nous les avons jugés tout à fait adaptés à nos objectifs. Sans réfléchir plus longuement, mon Supérieur m'a alors ordonné de partir pour l'Inde.
[855]
Je me rappelle encore comment l'abbé Mazza m'a donné de l'argent en prévision des frais de voyages et pour le rachat des Africains. Comme je pensais trouver 40 ou 50 garçons, il me semblait qu'il fallait bien 25.000 francs. Mon Supérieur a examiné sa caisse et il m'a dit : "Je n'ai que 13 florins". Et je lui ai répondu : "Alors, je devrai rester à Vérone". "Pas du tout", m'a-t-il répliqué, "tu partiras pour l'Inde dans trois jours".
[856]
Par chance, je ne me suis pas entêté. Je suis allé à Venise pour procurer leurs passeports aux jeunes Noirs que je devais accompagner à Naples, et le troisième jour, l'Abbé Mazza a béni mon départ en me donnant 2.000 francs qu'il avait reçus du Comte Giuseppe Giovanelli et de sa pieuse épouse (laquelle a offert 900 francs), et il m'a dit : "De toute façon, il faut que tu partes, voici 2.000 francs ; pour le moment je ne peux pas te donner davantage, prie Dieu pour que je trouve encore de l'argent, parce que je veux t'aider, mais de toute façon, tu pars".
Deux heures après, je quittais Vérone et je confiais au Père Lodovico da Casoria de l'Institut de la Palma, quatre garçons qui ne pouvaient plus supporter le climat de Vérone.
[857]
En conversant avec le Père Lodovico, j'ai su que la belle œuvre du Père Olivieri était la cible de terribles persécutions autant de la part des Turcs que de nombreux Consuls européens.
[858]
Il y a un an, en retournant en Egypte depuis le Centre de l'Afrique, j'ai été moi-même témoin des souffrances de l'Abbé Biagio Verri, avec lequel 5 filles africaines ont été incarcérées. Ces dernières, d'après le rapport de plusieurs messieurs du consulat anglais, qui s'étaient toujours montrés hostiles aux progrès du catholicisme, avaient été supposées être des esclaves par le gouvernement égyptien.
Après la guerre d'Orient, le traité de Paris avait interdit l'esclavage et la traite des Noirs ; cette loi juste, qui avait été promulguée par la civilisation européenne et par l'Evangile, a été manipulée par les Turcs, mal interprétée et modifiée. Ils avaient considéré le Père Olivieri et son compagnon Biagio Verri comme des esclavagistes, puisqu'ils rachetaient avec de l'argent les pauvres Africains des mains des giallabas (esclavagistes).
Par ailleurs, je savais que les ennemis les plus implacables du Père Olivieri étaient les messieurs du Consulat anglais d'Alexandrie, qui avaient assuré au Pacha que les Prêtres catholiques exerçaient le commerce des esclaves, et qu'il fallait remédier à ce désordre. Ces informations mensongères des Anglais et la fausse interprétation que le gouvernement égyptien faisait du rachat des esclaves ont procuré à l'Abbé Verri de grands ennuis et d'innombrables difficultés. Quand j'ai su tout cela et que la lutte contre l'œuvre du Père Olivieri continuait, j'ai décidé d'aller à Rome où j'espérais obtenir de bonnes recommandations auprès du Consulat anglais d'Egypte.
[859]
Dieu a accompli mon souhait. Mgr. Nardi, ami et bienfaiteur de mon Institut, m'a accompagné chez monsieur Hennesy Pope, membre de la Maison des Communes de Londres ; quand il a appris quel était le but de mon voyage, il m'a procuré une lettre de recommandation d'Odo Russel, ambassadeur britannique à Rome, dans laquelle il demandait au Consul Général de Sa Majesté Britannique en Egypte de m'accorder une protection totale et de m'obtenir du Pacha d'Egypte l'autorisation de conduire d'Alexandrie jusqu'en Europe tous les Africains que je lui aurais présentés, et qui ensuite n'auraient plus été esclaves mais complètement libres.
En m'envoyant cette lettre, Lord Hennesy Pope m'a écrit en même temps que si je rencontrais des difficultés en Egypte de la part du Consulat anglais ou du gouvernement égyptien, je pourrais m'adresser à Londres à la Maison des Communes, où il serait heureux de m'accorder sa protection pour que je réussisse à réaliser mon entreprise.
[860]
Avec cette lettre de recommandation et avec beaucoup d'autres qui pouvaient m'être utiles auprès de nombreux Consuls d'Egypte, après avoir reçu la bénédiction du Saint Père, je suis parti de la Ville Eternelle et je suis allé m'embarquer à Civitavecchia sur le "Carmel", navire français, qui m'a conduit jusqu'à Malte. Ce voyage à bord du "Carmel" a été plus paisible que celui que j'avais fait sur la "Stella d'Italia" de Gênes à Naples, pendant lequel mes quatre Noirs avaient beaucoup souffert. Mais le voyage de Malte à Alexandrie sur le bateau français "Euphrat" a été beaucoup plus affreux ; en effet, le bateau a failli sombrer dans la mer à cause d'une terrible tempête qui nous a grandement effrayés. Avec l'aide de Dieu, nous avons atteint la côte africaine en face d'Alexandrie.
[861]
Au Caire j'ai eu la chance de parler avec le Père polonais Anastase qui venait d'arriver d'Inde. Là il avait su qu'il y avait à Bombay et sur les côtes de Malabar un grand nombre de Noirs que je pourrais racheter très facilement. Beaucoup d'entre eux lui avaient été offerts, mais il n'avait pas pu les accepter avec lui parce qu'il ne savait qu'en faire.
Sans m'arrêter davantage en Egypte, je suis parti par train vers Suez où j'ai embarqué à bord du "Nepual", un bateau de la société anglaise de navigation péninsulaire-orientale. J'ai dû payer 450 francs pour une place en seconde classe.
Après sept jours de dangereux voyage le long des côtes de la Mer Rouge, je suis arrivé à Aden.
[862]
Je ne parle pas de mon escale à Bombay et sur les côtes de Zanzibar parce que ces escapades ont été sans succès, car tous les Noirs qui s'y trouvaient étaient employés par les Indiens, par les catholiques portugais, ou bien ne m'ont pas été confiés. Je m'arrête seulement sur ce qui m'est arrivé d'intéressant à Aden.
[863]
Je retiens qu'il est nécessaire d'expliquer la raison pour laquelle de si nombreux Noirs se trouvent sur les côtes de l'Arabie.
Au début de 1860, de nombreux giallabas (esclavagistes abyssiniens) ont parcouru leur pays et les vastes régions des Galla, du Tigré, de Ankober, du Gudu, d'Omara, des Ascialla, de Damo, Nagaramo, Dobbi, Ammaia, Sodo, Nono, Sima etc. et ils ont capturé plus de 400 esclaves, hommes et femmes. La façon dont ces voleurs se sont emparés de ces pauvres Noirs est horrible. Ils se sont servis de l'hospitalité rencontrée dans les familles Galla pour connaître avec précision la proie qu'ils voulaient capturer et, de nuit, ils volaient les enfants, les mettaient sur des chameaux et des chevaux et s'enfuyaient vers le Sud. De nombreux parents qui connaissaient le danger encouru par leurs enfants, ont été tués alors qu'ils tentaient de s'opposer à l'horrible enlèvement.
[864]
Notre pauvre Pietro Bullo avait été capturé de cette façon. Il s'était un peu éloigné du tukul dans lequel ses parents habitaient, pour jouer avec d'autres enfants. Il a alors reçu en cadeau d'un giallaba, Haymin Badasi, des fruits des bois et il a été conduit toujours plus loin de la maison avec la plupart de ses compagnons de jeu. Mais tout d'un coup les giallabas se sont emparés de lui et des autres enfants et les ont mis sur des chevaux. Pour l'empêcher de crier, ils lui ont solidement bâillonné la bouche et mis un sac sur la tête, afin de lui enlever toute possibilité de voir et de crier. Mais cela n'a pas arrêté les cris des autres enfants qui avaient été enlevés et, alors que la mère de Pietro se hâtait dans cette direction en criant pour récupérer son fils, elle s'est écroulée par terre, frappée mortellement par une lance.
[865]
Les giallabas avaient cheminé toujours vers le sud durant trois mois, puis ils se sont retrouvés sur les côtes de Zanzibar où ils ont embarqué les 400 Noirs, dont la plupart étaient des enfants, sur des bateaux à voile. Ils les ont conduits en direction du Golfe Persique, de Maskat et à l'intérieur de l'Arabie dans l'intention de les vendre sur les marchés.
Il faut dire que dans ces pays la traite des esclaves n'est pas surveillée par les puissances européennes et qu'elle peut donc y être exercée sans aucune crainte de punition. Je ne peux pas dire tout ce que ces pauvres enfants ont subi pendant le voyage de Zanzibar jusqu'au cap Guardafui. A Aden, des personnes qui s'étaient embarquées sur ces bateaux arabes m'ont dit que les enfants ne mangeaient qu'une fois tous les trois jours, et que certains, morts de faim ou à la suite de mauvais traitements, avaient été jetés à la mer.
Beaucoup d'entre eux étaient morts aussi durant le voyage entre le pays des Galla et les côtes de Zanzibar.
[866]
Alors que les trois bateaux tournaient au cap Guardafui, ils ont été assaillis par les Somaliens qui sont les habitants des côtes ; ceux-ci, même s'ils sont Noirs, avaient été chargés par le gouvernement anglais d'Aden de surveiller la traite des Noirs et de dénoncer au gouverneur d'Aden tous ceux qui se trouvaient en possession de Noirs et donc suspectés d'exercer la traite sur les côtes de leur vaste pays. Ils se sont emparés des enfants et des responsables de cet infâme trafic lesquels, sans atteindre leur but, ont tenté d'ameuter tout le monde et surtout les plus forts qui étaient sur les bateaux, en leur disant que les Somaliens les tueraient tous. Les Somaliens sont alors montés sur les bateaux, ils ont attaché les esclavagistes et les garçons les plus dangereux et se sont dirigés vers la côte d'Aden. En s'approchant de cette ville une troupe de soldats anglais est venue à leur rencontre ; les esclavagistes et les propriétaires des trois bateaux, craignant d'encourir la peine de mort, ont fait une dernière tentative pour pousser les garçons à la rébellion contre les Somaliens, en continuant à leur assurer qu'en étant sous leur pouvoir ils mourraient certainement en subissant de nombreuses souffrances et des coups de bâton, et qu'ils seraient nourris abondamment pour être ensuite tués et mangés.
En effet, les garçons se sont soulevés et ont jeté quelques Somaliens à la mer, mais ils ont eu aussi à pleurer la mort et les blessures de nombre de leurs camarades. Notre petit Pietro n'a souffert d'aucun des traitements auxquels tous les autres avaient été soumis. Ils sont finalement arrivés à Aden où ils ont été cernés par des soldats anglais et conduits au milieu d'une grande place, où ils ont dû rester plusieurs jours.
[867]
Je ne parlerai pas des débauches qui ont pu avoir lieu pendant le voyage de Zanzibar à Aden entre ce groupe de pauvres garçons et filles solidement attachés, dans les bateaux, les uns aux autres comme des chèvres et abandonnés aux abus d'hommes immoraux et bestiaux, qui les ont surveillés et accompagnés pendant plus d'un mois.
Je ne peux pas vous dire quel a été le destin des esclavagistes, ces instruments de l'injustice, parce que je n'ai rien su de certain à Aden. Je sais seulement que les jeunes, quelques jours après leur arrivée à Aden, ont été placés à la queue leu leu au milieu d'une grande place, où les garçons et les filles ont été destinés les uns aux autres en fonction de leur taille. Plus d'une centaine de mariages ont ainsi été conclus en un seul jour. Ils ont donc tous été libérés par les Anglais. Beaucoup de ces couples de Noirs, qui étaient forts et habitués au travail, ont embarqué à bord d'un bateau pour Bombay et les côtes de Malabar.
[868]
En raison de leur âge un certain nombre de jeunes n'étaient pas encore en mesure de se marier et sont restés à Aden. Ici 14 garçons et trois filles ont été placés chez un marchand espagnol pour nettoyer le café dans ses grands entrepôts. Ce marchand était monsieur Bonaventura Mass, pour lequel la mission et son Supérieur, un capucin espagnol, avaient une grande estime. Pendant ce temps, personne n'avait eu l'idée de s'occuper des pauvres Noirs. Personne n'avait pensé leur procurer le plus grand bénéfice, la plus belle bénédiction céleste : la foi catholique.
[869]
Mais la Divine Providence, toujours riche en miséricorde, leur a envoyé à Aden un ange de paix dans la personne de Mgr. Spelta, Evêque du Hu-pé, Visiteur Apostolique de la Chine, qui lors de son passage à Aden s'y arrêta six heures. Prenant connaissance de l'histoire de ces enfants il a poussé le Préfet Apostolique d'Aden, le Père Giovenale da Tortosa, à s'intéresser à eux, à les instruire, à les faire participer aux travaux de la mission et à les envoyer en Europe où de nombreux Instituts se chargeraient de leur éducation et de les mettre sur le bon chemin. Le Père Giovenale suivit le conseil de l'Evêque et il répartit les enfants dans les maisons des catholiques et il en a garda trois pour le service de sa maison. Ils se réunissaient tous les soirs dans la maison de la mission. Là un soldat irlandais leur enseignait avec un zèle extraordinaire le catéchisme anglais qu'ils apprenaient par cœur. Ces enfants, étant très doués, ont rapidement appris la langue indienne parlée à Aden et aussi l'arabe.
[870]
Quand je suis arrivé à Aden, j'ai trouvé 12 garçons et deux fillettes (Galla) dans les conditions exposées ci-dessus. Ma première préoccupation a été celle de cacher le but de mon voyage à tout le monde et même au Père Giovenale.
Ensuite pour atteindre mon but, je fis en sorte de ne pas éveiller les soupçons du Gouvernement et du Clergé anglais, ce dernier s'enflammant de jalousie quand il voit arriver un étranger, et surtout un prêtre. Le Père Giovenale croyait donc que j'étais seulement de passage entre Bombay et Suez et il m'a naïvement raconté toute l'histoire des enfants. J'ai voulu les observer de près et je suis donc aller les voir dans leurs habitations. Je les avais déjà vus dans la maison de la mission quand ils étaient réunis un soir pour apprendre les prières et le catéchisme catholique. Finalement j'ai posé mon regard sur neuf enfants, parmi lesquels se trouvait notre Pietro Bullo qui, même s'il était un des plus petits, montrait une intelligence extraordinaire, une rare docilité unie à une grande ouverture à la grâce de Jésus-Christ ; on pouvait espérer qu'il deviendrait un catholique zélé et utile. Les autres jeunes ne semblaient pas correspondre au but de mon Institut ; les filles ont refusé de me suivre.
[871]
A ce moment-là, j'ai parlé de mes projets au Père Giovenale, qui m'a aidé à réussir mon entreprise. Il est allé chez les propriétaires des garçons et les a convaincus de me les remettre. Naturellement j'ai essayé par tous les moyens de gagner le cœur des enfants. Tous, sauf Antonio Dubale, ont décidé de me suivre en Europe.
Notre Pietro, qui habitait chez un médecin indien, n'était pas capable de rester loin de moi pendant plus de deux heures. Il a ensuite déclaré à son patron qu'il ne lui appartenait plus, mais qu'il m'appartenait à moi ; de plus, il a voulu habiter avec moi dans la maison de la mission. Le médecin demandait inutilement au petit de rester avec lui jusqu'à mon départ, quand il lui aurait donné l'autorisation de me suivre. Pietro n'a pas voulu et il est venu chez moi. Et il a fait tellement de bruit à cause de moi qu'avec son enthousiasme, il a mis le fils du médecin de mon côté ; le jeune Indien de 12 ans venait sans cesse me voir dans la maison de la mission et il me priait de l'accueillir lui aussi pour les collèges d'Europe. Bien que je le lui aie toujours refusé, il ne cessait de me supplier à chaque instant de l'emmener avec moi en Europe. Un jour après une de ses nouvelles requêtes insistantes, je lui ai dit : "je ne peux pas te prendre parce que tu n'es pas Noir, et mon institut n'a été fondé que pour les Noirs". "Alors", m'a-t-il répondu ,"je deviendrai Noir ; j'essayerai de me peindre en noir avec de l'encre, et ensuite je pourrai venir et rester avec toi ; je quitterai volontiers mon père pour te suivre".
[872]
J'ai eu beaucoup de peine pour obtenir Giovanni et Battista, mais à la fin, avec l'aide du Père Giovenale, j'ai pu avoir plus de 8 jeunes. Je devais alors surmonter des difficultés plus graves, que j'avais à craindre de la part du Gouvernement anglais de l'Inde, étant donné qu'il a toujours été opposé au catholicisme. Le Père Giovenale ne pouvait pas m'aider parce qu'il était en désaccord avec le Gouverneur, qui l'avait obligé à payer 4% d'impôts pour l'église, considérant que l'ameublement de l'église et les parements sacerdotaux étaient des biens personnels du Père.
[873]
Plein de confiance en Dieu qui est mort aussi pour l'Afrique, je me suis présenté chez le Gouverneur et je l'ai prié d'interroger les deux garçons que je lui amenais, pour savoir s'ils voulaient me suivre en Europe ; je l'ai aussi prié, s'il estimait que ceux-ci avaient prise une telle décision de leur propre volonté, de les libérer, en leur procurant un passeport et en les faisant inscrire comme sujets anglo-indiens. Après quelques difficultés, il a accepté ce que je voulais. Encouragé par cela, j'ai pensé lui amener aussi les six autres jeunes galla, mais il ne voulait pas en entendre parler. Cependant, n'ayant pas cessé de lui casser la tète avec mes supplications, je l'ai amené à demander conseil aux membres du Gouvernement parmi lesquels se trouvait aussi un Pasteur anglais. Ils ont discuté l'affaire et ont émis le doute que je venais pour faire du prosélytisme ; en outre, ils ont déclaré que j'agissais contre la loi, qui interdit le commerce des esclaves.
[874]
. Il décidèrent donc de ne pas exaucer ma demande. J'ai alors déclaré à l'assemblée que je m'adresserais au Gouvernement-même afin d'obtenir une protection pour ces pauvres enfants, qui voulaient pleinement exercer leur liberté et me suivre en Europe ; mais tout a été inutile. J'ai montré au Gouverneur qu'il se devait de protéger la liberté de ces enfants demeurant sur des territoires britanniques et que, s'il leur donnait l'autorisation de me suivre, il ne faisait rien d'autre que de protéger leur liberté. J'ai exposé d'autres raisons et d'autres arguments pour obtenir la protection anglaise ; finalement, le Gouverneur a décidé de les voir. J'ai donc présenté au Gouverneur, conseiller municipal Playfair, les enfants que j'avais instruits sur la façon dont ils devaient répondre. Il les a tous vus, l'un après l'autre, et il donna à tous le certificat de liberté avec un passeport indien en les inscrivant comme sujets anglais. Avec ces trois documents j'étais sûr de pouvoir conduire avec moi ces huit enfants Galla.
[875]
Mais il manquait encore Antonio ; il aurait voulu me suivre, mais il ne s'était pas encore décidé à le faire, parce que son patron, un anglais dénommé Greek, le traitait très bien, et ne voulait pas le laisser partir. Celui-ci dès qu'il se rendit compte que j'avais l'intention de prendre le petit avec moi, ce qu'il craignait à cause des excellents services qu'il rendait dans sa maison, interdit à Antonio de fréquenter la maison de la mission. Mais Antonio, qui était très intelligent, comprenait que s'il restait dans la maison de son patron, il n'aurait plus la possibilité d'embrasser le catholicisme, il décida donc de me suivre, contre la volonté du patron. Monsieur Greek (employé du gouvernement) découvrit les intentions de son petit Noir et ne le quittât plus un seul instant ; il l'amenait toujours avec lui dans son bureau de crainte que, profitant de son absence, je puisse convaincre le petit de me suivre. Je suis allé plusieurs fois chez Monsieur Greek et je l'ai prié de me céder le garçon ; mais toutes mes suppliques ont été vaines. J'ai alors envoyé le Père Giovenale chez l'officier anglais mais on lui répondit que si Monsieur Comboni insistait pour amener avec lui le garçon et s'il continuait à le demander au Gouverneur, il risquait de perdre aussi les autres enfants.
[876]
Le Père Giovenale m'a rapporté cette réponse que j'ai interprétée positivement pour moi. Deux jours après, j'ai rendu visite à Monsieur Greek dans son bureau qui se trouvait dans la maison du Gouverneur ; nous avons parlé de politique, de commerce, de la glorieuse histoire de l'Angleterre, de ses conquêtes, de l'influence qu'elle a exercée sur la civilisation de l'Amérique et de l'Australie. Alors que nous bavardions ainsi depuis une heure, des personnes sont arrivées dans le bureau pour régler leurs affaires. Monsieur Greek semblait prêt à me congédier, mais je faisais semblant de ne pas m'en rendre compte. J'ai laissé entrer de nombreuses personnes et je me suis mis un peu en arrière pour observer les tableaux et les cartes géographiques dans l'angle de la pièce où était Antonio. Voyant Monsieur Greek très occupé avec les personnes qui étaient venues le voir, je me suis approché tout doucement de la porte, j'ai fait signe à Antonio de me suivre, et j'ai quitté le bureau avec le garçon à l'insu de l'Anglais. Je suis allé immédiatement chez Monsieur Playfair et je lui ai présenté Antonio en lui disant : "Voici un autre enfant qui veut me suivre ; ayez la bonté de l'interroger, et si vous voyez qu'il a vraiment envie de devenir élève de mon Institut de Vérone, déclarez-le libre ; donnez-lui un passeport et inscrivez-le sur la liste des sujets anglais". Le Gouverneur accéda à toutes mes requêtes.
[877]
De retour à la maison de la mission, j'ai dit au Préfet Apostolique : "Voici le garçon que j'avais demandé, allez chez Monsieur Greek et dites-lui que j'ai accompli sa volonté, dites-lui aussi qu'il m'avait fait comprendre à travers vous que pour avoir le garçon, je devais aller chez le Gouverneur ; maintenant le garçon est avec moi, parce que je suis justement allé chez le Gouverneur, qui m'a tout accordé comme vous pouvez le voir d'après ces documents". Le Préfet alla chez Monsieur Greek et il lui rapporta tout ; Monsieur Greek se mit en colère, vint à la maison de la mission, menaçant de me battre et de me faire perdre tous les enfants.
[878]
Il voulait m'enlever le petit Antonio par la force, mais je lui ai dit : "Monsieur, vous vous compromettriez avec votre conduite, vous agissez contre la liberté du garçon qui veut venir avec moi ; si vous voulez vous emparer de lui de force, vous vous opposez à la loi, vous vous rendez coupable du délit des Giallaba et vous encourrez la même punition qu'eux. Le Gouverneur ne peut pas lever un doigt contre moi et contre le garçon, parce que j'ai entre mes mains l'autorisation légale écrite, que je montrerai au Gouvernement à Londres si on ose me demander les documents. Alors, ainsi que le Gouverneur, vous recevrez la sanction de votre injustice". Mes propos et les arguments du Préfet Apostolique ébranlèrent Monsieur Greek qui but avec nous deux bouteilles de bon Porter (bière anglaise), et nous sommes devenus amis.
[879]
Je n'avais que 9 enfants à Aden et ce nombre était trop petit pour le but de mon voyage. A bord du "Nepaul" j'ai su par un missionnaire qui allait à un congrès de missionnaires au sud-est de Madagascar, qu'il y avait un grand nombre d'esclaves noirs dans le Canal du Mozambique, vendus 50 francs chacun. Monsieur Mass d'Aden, qui était allé plusieurs fois au Mozambique et qui avait beaucoup de rapports commerciaux avec les îles voisines : Mayotte, Nos-Beh et Comores, m'a confirmé ce rapport. Il m'a promis sa protection et la gratuité du transport des Noirs de Mayotte à Marseille sur ses bateaux, qui devaient prendre la route du Cap de Bonne Espérance et traverser l'Océan Atlantique. Mais comment exécuter ce plan alors qu'il ne me restait que 600 francs ? Mon Supérieur l'Abbé Mazza m'avait donné 2.000 francs et m'avait dit : "Prends cet argent, je n'en ai pas davantage ; prie le bon Dieu pour que j'en trouve d'autre et je t'enverrai alors une autre belle somme d'argent". J'ai supplié le Seigneur avec insistance et constance, mais le Seigneur n'a pas exaucé ma prière car mon Supérieur ne m'a même pas envoyé un sou pendant tout mon voyage.
[880]
J'ai alors décidé de repousser la réalisation de tout mon projet, de me rendre en Europe et de traiter la question du rachat des Noirs du Mozambique avec le Père Olivieri. J'ai proposé cette idée au Caire à l'Abbé Biagio Verri et il semblait tout à fait prêt à me suivre sur la côte sud-orientale de l'Afrique ; mais quand j'ai demandé des conseils au Père Olivieri, ce vieux saint m'a répondu qu'il n'avait pas le courage de réaliser cet immense plan, ni d'engager la lutte contre les innombrables difficultés et dangers qu'il fallait s'attendre à rencontrer autour du Cap et sur l'Océan Atlantique.
Je suis donc resté à Aden avec mes neufs enfants et les 600 francs qui me restaient et, avec une telle somme, je ne savais vraiment pas comment faire pour me rendre en Europe. Mais la Providence, pour l'exécution des œuvres qui ont pour but la gloire de Dieu, vient toujours en aide. Peu de temps après une frégate française, la "Du Chayla", est arrivée à Aden, commandée par le capitaine Tricault, l'actuel secrétaire général de la marine française à Paris. La frégate arrivait de Chine et elle devait aller à Suez ; il y avait à son bord Son Excellence le Baron Cross, ambassadeur extraordinaire auprès des cours du Japon et de la Chine. Le Baron Cross avait conclu un traité commercial entre la France et l'Empire Céleste. Je me suis présenté au commandant et à l'ambassadeur et je leur ai parlé de l'Afrique Centrale et du but de mon entreprise. Je leur ai expliqué que je pourrais pourvoir à l'office d'aumônier, étant donné que celui du bateau était tombé malade à Ceylan. Le Baron Cross et Monsieur Tricault ont été si généreux qu'ils m'offrirent le voyage gratuit sur la frégate, d'Aden jusqu'à Suez, non seulement pour moi, mais aussi pour mes neufs garçons.
[881]
Le voyage tout au long de la Mer Rouge a duré 11 jours ; mais nous avons été surpris, entre Mokha et Suakim, par une terrible tempête qui a atteint son summum en face de Dieddah. Nous sommes finalement arrivés le 25 mars à Suez, et 19 coups de canon ont salué l'arrivée de l'ambassadeur français sur le sol égyptien. Nous sommes arrivés le 26 au Caire en même temps que Saïd Pacha, vice-roi d'Egypte, qui revenait d'un pèlerinage à la Mecque. Mes garçons allaient très bien.
Dès mon arrivée au Caire, je me suis rendu tout de suite chez Son Excellence Sir Colquehonn, Agent et Consul général de Sa Majesté britannique en Egypte, pour lui remettre la lettre de recommandation de Monsieur Odo Russel, ambassadeur anglais à Rome. Dans cette lettre, on priait le gouvernement anglais de laisser passer tous les Africains que j'accompagnais d'Alexandrie en Europe.
Le Consul général m'a accueilli très courtoisement et nous sommes allés ensemble chez le Pacha. Lorsque j'ai montré les passeports et les documents par lesquels les enfants étaient déclarés sujets anglais de l'Inde (car Aden est sous la juridiction du gouverneur général de Bombay), on m'a fait un firman, signé par le Pacha et dans lequel on ordonnait au chef des douanes d'Alexandrie de laisser passer les petits Indiens accompagnés par Daniel Comboni. Comme j'avais très bien réussi cette affaire, Monsieur Kirchner, Pro-Vicaire Apostolique d'Afrique Centrale, m'a confié une autre jeune fille appelée Caterina Zenab.
[882]
Caterina Zenab vivait chez les Sœurs du Bon Pasteur ; elle nous avait aidé un jour pour la compilation d'un dictionnaire, quand nous travaillions chez les Kichs qui vivent sur le rives du Fleuve Blanc à 6° de Latitude Nord.
Je suis ensuite parti pour Alexandrie avec les neufs enfants et j'ai prié les Sœurs du Bon Pasteur d'y accompagner deux jours après la jeune Africaine Caterina Zenab. Comme j'avais très peu d'argent, j'ai essayé de trouvé un moyen de ne pas payer le voyage jusque en Europe. La Providence m'a encore aidé ; on m'a accordé au bureau du vice-amiral français le voyage gratuit d'Alexandrie à Marseille et je n'ai dû payer que 400 francs pour la nourriture. J'ai alors fait signer le firman par le gouverneur d'Alexandrie, Rachid Pacha. J'ai également obtenu pour Caterina Zenab, de la part du Consul général autrichien un passeport et un document certifiant que cette Africaine avait été déclarée sujet autrichien, comme si elle provenait de la mission autrichienne de Khartoum. Quatre heures avant le départ du "Marsey", je suis allé au port avec les neufs jeunes pour embarquer, et j'avais auparavant chargé deux Sœurs de la charité de m'amener l'Africaine sur le bateau deux heures plus tard.
[883]
L'an dernier, les douaniers avaient arrêté le Père Olivieri avec ses cinq enfants, et maintenant ils me soupçonnaient d'être son aide et d'avoir acheté des Noirs pour les mener en Europe. J'ai donc été obligé d'entrer avec les enfants dans le bureau du chef des douanes et j'ai dû mieux m'expliquer sur l'affaire des esclaves ; ils prenaient mes Noirs pour des Abyssiniens (en effet, les Galla ont la même couleur de peau, la même physionomie). J'ai tiré de ma poche le firman du Pacha, et le chef, ou mieux le Cheikh, l'a lu, a observé attentivement le visage des enfants et s'est exclamé : "Ces enfants ne sont pas des Indiens mais ils viennent d'Abyssinie. Le Pacha, - dit-il, - n'a pas vu les enfants parce que s'il les avait vus, il n'aurait certainement pas signé ce firman". J'ai alors montré les documents du gouverneur d'Aden et je lui ai fait observer que si les enfants n'étaient pas des Indiens, le Gouverneur d'Aden ne m'aurait donné aucun passeport. J'insistais sur le fait que ces enfants étaient réellement des sujets du gouvernement anglais. Le Cheikh nous a fait entourer par les gardes et il leur a ordonné de nous conduire dans une pièce de la prison où les accusés attendaient avant leur condamnation.
[884]
Tout ce que je disais à ma décharge était vain, toutes les raisons que j'ai pu invoquer pour qu'on me laisse partir avec les enfants sur le bateau français ont été inutiles. On a même ordonné de nous conduire en prison. J'ai tout de même fait mon possible pour avoir à nouveau tous les documents que le Cheikh avait pris car ils pouvaient servir à me disculper, et j'ai fait adresser aux bonnes Sœurs de la Charité une lettre dans laquelle je les priais de garder l'Africaine au couvent en attendant des nouvelles ultérieures. Nous avons ensuite été conduits en prison. Nous y sommes restés quelques heures, pendant lesquelles les officiers turcs de la garde ont posé mille questions aux enfants. Ils ont menacé de me tirer trois coups de fusils dans la poitrine. Je souriais sans répondre et, en indien, qui n'est pas compris en Egypte, j'ordonnais aux enfants : "Tanda Makharo, ciprausap boito - restez tranquilles et ne parlez pas, - daiman ciprau daiman ciprau - ne parlez pas et ne répondez pas".
[885]
Au bout de quelques heures, j'ai dit à un des officiers : "Appelez le chef des douanes ou bien amenez-moi chez lui". J'ai répété énergiquement cette demande et finalement il se décida à aller chez le Cheikh et à le conduire ici. Dès qu'il est entré, je lui ai dit : "vous me gardez ici, enfermé ; vous ne savez pas que je suis un Européen ? Votre délit vous coûtera cher". Il m'a répondu : "Vous avez acheté des Abyssiniens au Caire ou à Alexandrie, pour les amener d'Alexandrie en Europe, ce qui est interdit ; vous avez corrompu des officiers du Consulat anglais pour obtenir les documents selon lesquels les enfants sont déclarés Indiens. Mais je sais très bien distinguer les Indiens des Abyssiniens, parce que les Noirs portent leur passeport sur le visage. Ces enfants sont des Abyssiniens que vous avez achetés malgré l'interdiction récente de Saïd Pacha ; vous payerez donc très cher votre infraction".
[886]
Mes tentatives pour lui prouver que les enfants étaient indiens et non abyssiniens et qu'ils venaient d'Inde (en effet, Aden est sous la juridiction de l'Inde) ont été vaines. C'est aussi inutilement que j'ai essayé de prouver que l'Egypte devrait rendre compte à l'Angleterre de l'injure que l'un de ses douaniers commettait contre la liberté d'un Européen et contre des sujets appartenant à la couronne anglaise, tous munis des passeports nécessaires. Et je lui ai dit d'un ton sévère : "Vous ne savez pas que je suis un Européen ? Vous ne savez pas qu'en me retenant en prison bien que j'aie tous mes papiers en règle, vous vous rendez coupable ? Si vous ne me libérez pas d'ici trois heures, je vous garantis que vous ne serez plus sûr de garder votre tête. Je ferai tout le nécessaire pour que vous soyez puni de mort, parce que vous avez emprisonné un Européen. Même si je m'étais rendu coupable des délits les plus graves, vous n'auriez pas le droit de me garder prisonnier. Vous devriez alors me conduire chez le représentant de ma nation, chez le Consul, parce que lui seul aurait le droit de me juger ; je connais votre loi mieux que vous. Malheur à vous si vous ne me libérez pas !".
[887]
Nous avons parlé ensemble avec animosité pendant sûrement un autre quart d'heure ; pendant ce temps le Cheikh s'était laissé à nouveau envahir par une grande peur. Il s'apprêtait à partir quand il est finalement revenu pour me libérer. Avant de le suivre, j'ai ordonné, en indien, aux enfants de ne parler ni en arabe, ni en abyssinien, ni en Galla, mais de garder le silence le plus strict, sinon ils risquaient de perdre leur tête. En sortant de prison, j'ai dit en arabe au Cheikh : "Aujourd'hui c'est moi, demain c'est toi" ; et ces paroles l'ont terriblement effrayé.
[888]
J'ai tout de suite cherché Monsieur Sidney Smith Launders, Consul commercial britannique à Alexandrie car mon affaire était considérée en Egypte comme un problème commercial. Je lui ai remis une lettre écrite pour moi du Caire par le Consul général anglais Colquehonn et je lui ai expliqué ce qui m'était arrivé. Le Consul m'a accueilli très amicalement mais il a été surpris par ma demande et il a refusé de m'aider ; en effet, il avait déjà dû se mêler de ces affaires à cause des Noirs du Père Olivieri, ce qui l'avait beaucoup ennuyé parce que, quand il s'agissait de Noirs, il avait toujours rencontré de l'hostilité de la part du Gouvernement égyptien. Je l'ai supplié avec les larmes aux yeux de m'appuyer quand même auprès du Pacha d'Alexandrie et de faire valoir devant lui le firman du Vice-roi Saïd qui contenait des ordres. A regret, il a refusé de m'aider. Je lui ai alors dit de toutes mes forces : "Vous êtes obligé de vous intéresser à ces Noirs auprès du Pacha. Ce ne sont pas des esclaves mais des sujets anglais. Le Gouvernement égyptien les a mis en prison et ne veut pas les laisser partir d'Alexandrie ; il a abusé ainsi de son pouvoir, il a lésé les droits d'hommes libres, il a offensé le Gouvernement anglais en méprisant le sceau et la signature d'un Gouverneur anglais. Vous représentez l'Angleterre à Alexandrie. Vous devez donc venger l'outrage causé au nom et à l'autorité anglaise".
Le Consul a alors reconnu son devoir et a bien voulu m'offrir sa protection, mais s'ingérer dans cette affaire était pour lui un sacrifice. Très affligé par cela je lui ai dit : "Si vous n'êtes pas convaincu que le nom du Gouvernement anglais a été gravement offensé par le Gouvernement égyptien qui a empêché ces enfants de s'embarquer à Alexandrie pour aller en Europe, alors que ce sont des sujets de sa Majesté la Reine Victoria pourvus de passeports anglais, je suis dans l'obligation d'aller moi-même à Londres et de porter l'affaire devant le Gouvernement anglais, une résolution qui ne vous apportera sûrement rien de bon. Pensez bien qu'en vertu de votre devoir, vous êtes obligé de protéger ces enfants et d'empêcher que le nom anglais soit méprisé".
[889]
Sir Sidney a alors reconnu ce qu'il devait faire et quand je suis allé chez le Rachid, Gouverneur d'Alexandrie, il m'a donné son interprète. Mes menaces avait produit sur le chef des douanes une telle impression que tout de suite après ma libération de prison, il était allé chez le Pacha et il lui avait raconté à sa façon l'affaire des Noirs. Arrivé au Divan devant le Pacha Rachid, j'ai pris la parole et j'ai dit au Pacha : "Pourquoi vos douaniers n'ont-ils pas permis à mes petits Indiens de quitter le port d'Alexandrie et d'embarquer à bord du bateau français, bien que leurs passeports soient en règle et qu'ils aient le firman de l'Effendina (notre Seigneur), Vice-roi d'Egypte ?". "Mes employés ont fait leur devoir", - a répondu le Pacha, - "parce que ces enfants ne sont pas des Indiens comme vous l'avez déclaré à l'Effendina Saïd. Je suis sûr que ce sont des esclaves abyssiniens que vous avez achetés au Caire ou à Alexandrie, et que pour pouvoir les conduire en Europe, vous avez corrompu des officiers du Consulat anglais, lesquels ont ensuite abusé du sceau et du visa du Consul, parce qu'il a déclaré que les enfants n'étaient pas Abyssiniens, mais qu'ils provenaient de l'Inde. Les Indiens ne sont pas noirs, ces enfants au contraire sont noirs. Le Vice-roi s'est laissé leurrer par la déclaration des employés anglais et il leur a concédé un firman sans avoir vu les enfants. Vous avez commis un grave délit qui vous coûtera cher ; je peux vous l'assurer par le Dieu miséricordieux et bon : bism Allah errahmàn errahim".
Il était facile de répondre à cette accusation.
[890]
J'ai répondu ainsi à Rachid Pacha : - "ces enfants ne sont pas Abyssiniens mais Indiens, et celui qui vous a dit que les enfants sont des esclaves que j'ai achetés au Caire ou à Alexandrie est un menteur ; ce sont des Indiens et ils viennent directement de l'Inde. Vous pouvez vous adresser à ce sujet au Consul français qui a beaucoup entendu parler de moi et de mes garçons, et vous pouvez aussi vous adresser à l'ambassadeur français en Chine qui est passé à Alexandrie il y a une semaine. Trois messieurs qui se trouvent actuellement en ville peuvent le confirmer. Vous pouvez envoyer un télégramme à Suez, où se trouve le "Du Chayla", qui m'a transporté en Egypte avec ces enfants. Enfin, vous devrez bien accorder de la valeur au firman du Vice-roi, aux documents et aux passeports qui m'ont été donnés dans les Indes. Vous êtes un homme juste, un fils du Prophète, qui a des yeux purs, qui ne se laisse pas offusquer par les nuages de l'impiété. Exercez donc la justice et votre devoir ; Bism Allah errahmàn errahim".
[891]
Rachid Pacha semblait convaincu, mais ses doutes ne le laissaient pas complètement en paix, puisqu'il m'a dit : "qui peut me garantir que ces enfants ne sont pas des Abyssiniens ? qui peut me prouver au nom de Dieu qu'ils sont Indiens et que vous ne les avez pas achetés en Egypte ?". "Ces documents", ai-je répondu alors que je lui montrais les passeports signés à Aden, "ces documents démontrent que j'ai dit la vérité ; si vous ne laissez pas passer mes enfants, vous méprisez le sceau de la nation anglaise et je vous jure au nom de Dieu que l'Angleterre vous en demandera compte : bism Allah".
Nous avons discuté ainsi avec animosité pendant une demi-heure ; le Pacha avait un chapelet d'objections et moi autant d'arguments pour lui faire comprendre clairement que les enfants étaient sujets du Gouvernement anglo-indien. Le cheikh des douaniers, présent à la scène, a susurré à l'oreille du Gouverneur que la couleur de la peau des enfants était noire. Alors le Pacha a voulu les voir, protestant que s'ils étaient blancs, il les libérerait, mais que dans le cas contraire, il les garderait en prison. Cela devenait très dangereux pour moi car les enfants étaient en effet noirs, circonstance très dangereuse pour moi si cela suffisait pour pousser le Pacha à suivre le conseil et l'opinion du Cheikh. Le Pacha a manifesté plusieurs fois le désir de voir les enfants en disant : "Faites venir les enfants ; s'ils sont blancs, je les libère, sinon je les garde en prison". "Pour prendre une décision, il n'est pas nécessaire de voir les enfants ; le firman du Vice-roi et les passeports anglais doivent suffire".
[892]
"Mais moi je veux voir les esclaves" disait-il. J'ai refusé quatre fois de conduire les enfants auprès de lui, parce que cela me paraissait trop risqué. Mais à la fin j'ai dû céder aux ordres du Pacha et, accompagné de deux gardes, je suis allé prendre les enfants. Ils étaient remplis de peur et avaient beaucoup souffert dans la prison. Je leur ai dit que j'allais les présenter au Grand Pacha, devant lequel ils ne devaient parler ni l'arabe, ni l'abyssinien, mais seulement l'indien, sinon ils risquaient de perdre leur tête. Je le leur ai répété plusieurs fois en indien et je les ai exhortés à placer toute leur confiance en Dieu qui les sauveraient.
Ensuite, je suis allé avec les enfants et les gardes chez Rachid Pacha. Dès que nous sommes entrés dans le grand Divan, où s'étaient rassemblées plus de 24 personnes, tout le monde s'est exclamé : "Homma Hhabbaih Kollohom - ils sont tous Abyssiniens". Je disais que non, parce que, bien que la physionomie des Galla soit comme celle des Abyssiniens, les Galla ne sont cependant pas des Abyssiniens. Mais les gens continuaient à dire qu'ils étaient Abyssiniens et que j'étais le seul à soutenir qu'ils étaient Indiens. Après une longue dispute, je me suis adressé au Pacha et je lui ai dit : "Bien, si mes enfants doivent être absolument des Abyssiniens, faites appeler quelques uns des Abyssiniens qui vivent en grand nombre à Alexandrie. Ordonnez-leur de poser des questions aux enfants et on verra clairement : s'ils parlent ou s'ils comprennent l'abyssinien, vous aurez raison et vous pourrez les garder en prison, mais s'ils ne comprennent pas l'abyssinien, vous devrez les libérer".
[893]
Ma proposition fut acceptée par tous les membres du grand Divan ; Trois Abyssiniens ont immédiatement été appelés et, dès qu'ils virent les enfants, ils ont dit : "Ces enfants viennent de notre patrie. D'où venez-vous ? Qui vous a achetés ? Où avez-vous vu pour la première fois votre patron ? Toutes ces questions étaient très insidieuses. Mais les enfants ne donnèrent aucune réponse ; à chaque question ils dirigeaient leurs yeux dans ma direction et je leur ordonnais, en indien, de se taire. Un Abyssinien a dit aux enfants : "répondez, oh fils du Prophète ! votre seigneur vous ordonne de répondre". Cependant, les enfants se sont tus. Les Abyssiniens ont finalement déclaré que mes enfants de toute évidence ne comprenaient pas l'abyssinien et qu'ils n'appartenaient donc pas à leur nation. En bref, je rappelle que le Pacha a fait venir des Indiens qui étaient employés auprès du Consulat anglais. Ils ont adressé aux enfants toutes sortes de questions auxquelles ils ont très bien répondu. Les Indiens ont déclaré que les enfants parlaient un petit peu l'indien, mais j'ai affirmé qu'ils le connaissaient très bien.
[894]
Pendant le dialogue, le petit Bullo a failli me compromettre car il a répondu une fois qu'ils était Galla. Par chance, la réponse a été prononcée timidement et elle n'a pas été perçue, et Dieu m'a aidé à réparer le dommage qui pouvait retomber sur moi, en adressant la parole à Giovanni qui connaissait très bien l'indien. Finalement, les Indiens ont déclaré au Pacha que les enfants étaient vraiment Indiens". "Maintenant, je reconnais qu'ils sont vraiment Indiens", a-t-il dit et il a ordonné de mettre les enfants à ma disposition et de les laisser partir librement pour l'Europe. Dès que Rachid Pacha eût donné cet ordre, le Cheikh devint pâle. Je me suis alors souvenu de ce que je lui avais dit : "si dans trois heures vous ne libérez pas les enfants, je vous jure, sur la barbe du prophète, que vous ne serez plus sûr de garder votre tête", et il pensait que le moment de me venger était venu. Il voulait donc arriver au point de me rendre inoffensif. Complètement hors de lui à cause de la peur, il s'est approché du Pacha et il lui a dit avec détermination : "Effendina (notre seigneur), je vous jure au nom du prophète que ces enfants ne sont pas des Indiens mais des Abyssiniens. Je suis allé plusieurs fois en Inde, mais je n'ai jamais vu d'Indiens de cette couleur. Les Indiens sont presque blancs, alors que ces garçons sont noirs". En effet il avait raison, parce que les Indiens sont de couleur différente de celle des Abyssiniens. Le Pacha m'a alors demandé de me justifier.
[895]
Je me trouvais dans une situation extrêmement embarrassante. Jamais je n'avais invoqué avec autant de ferveur Dieu et la Sainte Vierge, Reine de la Nigrizia, comme en cette conjoncture où tous mes efforts pouvaient être réduits à néant avec une très grande facilité. J'ai repris mes esprits, j'ai jeté un regard enflammé au cheikh et j'ai dit ceci en présence du Pacha : "Il se peut très bien que vous ayez visité plusieurs fois l'Inde, mais je ne crois pas que vous soyez allé dans toute l'Inde, sinon vous auriez certainement vu des indigènes de cette couleur. L'Inde est très grande et, comme il est vraisemblable, les buts de votre voyage étaient des ports comme Madras, Calcutta, Bombay, Mangalore etc. mais vous n'avez certainement pas visité l'intérieur de l'Inde, où il y a de nombreux territoires et des villes dont vous ne connaissez que le nom. Comment pouvez-vous donc soutenir que vous connaissez les populations de l'Inde et affirmer avec persuasion que ces enfants ne sont pas Indiens ?".
[896]
A ces paroles, le pauvre Cheikh était consterné et se voyait complètement perdu. "Oui, vous avez raison", a-t-il répondu avec consternation, "je ne suis jamais allé à l'intérieur de l'Inde et des pays indiens dont vous me parlez. Peut-être se trouvent-ils près du Cap du Gal". "Oh non", ai-je répondu, "ces territoires sont encore plus loin que le Cap du Gal". On peut imaginer combien j'ai été content de voir le Cheikh devenir aussi humble et combien j'ai remercié de tout cœur le Seigneur pour son aide. Après cette violente discussion, le Pacha s'est levé de son siège, il a pris mes mains dans les siennes et il ma dit : "Oquod esteriahh (asseyez-vous et reposez-vous ). Je vois clairement que vous avez raison et que ces enfants sont Indiens ; vos propos s'accordent tout à fait avec vos documents, et puis je ne veux même pas examiner vos documents, puisque votre parole me suffit ; vous êtes l'homme de la vérité et de la justice ; votre bouche n'a qu'à s'ouvrir pour ordonner à la mienne de faire accomplir votre volonté".
Après m'avoir dit ces paroles, il a fait venir le chibbuk et le café ; j'ai fumé et bu, à la santé du Pacha, lequel m'a fait les plus belles promesses d'amitié. Pendant ce temps, j'essayais de donner une autre tournure à la discussion et je lui ai dit qu'il était un homme juste et que des louanges lui étaient tissées dans toute la ville d'Alexandrie. Et cela était vrai. Puis j'ai pris congé avec des salam alek et je suis parti avec mes enfants. Dès que je descendis les marches du palais, le Cheikh s'est approché et il m'a dit : "Son Altesse a trouvé la justice selon le mérite ; je pensais que les enfants étaient Abyssiniens, mais je suis maintenant persuadé qu'ils sont Indiens. Que votre visage puisse resplendir et votre bouche parler seulement de paix : là allah ila allah ou Mahomet rassielallah" (il n'y a pas de Dieu en dehors de Dieu et Mahomet est son prophète). Je l'ai alors fixé avec des yeux de braise et je lui ai répondu : "si j'étais musulman et fils du Prophète comme vous l'êtes, je me vengerais de vous, et votre scélératesse vous coûterait cher, mais j'abhorre le prophète et son Coran, qui commande la vengeance ; je suis l'Evangile de Jésus Christ qui veut que l'on pardonne à l'ennemi ; je vous pardonne donc de tout cœur et je veux oublier tout le mal que vous m'avez fait ; mes regards sont des regards de paix et ma bouche a prononcé les paroles du pardon".
[897]
Dès que j'ai eu proféré ces paroles, le Cheikh s'est jeté à mes pieds, a embrassé le pan de mon manteau en s'exclamant : "que le bonheur soit toujours en vous, que la barbe de votre père et les yeux de votre mère soient bénis. Que vous puissiez voir vos enfants et petits-enfants jusqu'à la troisième et quatrième génération, que vous soyez éternellement heureux dans le chaallah etc.". Puis il s'est levé et après avoir échangé des salam alek, je suis rentré dans la maison où j'avais installé mes garçons lors de notre arrivée à Alexandrie.
Ces disputes avaient duré jusqu'au coucher du soleil, et entre-temps le bateau français qui devait nous mener à Marseille était parti.
Deux jours après je suis monté à bord du bateau autrichien de la Lloyd's, et via Corfou, j'ai décidé de naviguer vers Trieste. L'ambassade française a eu la bonté de me prêter de l'argent. Je me suis fait donner 60 guinées et j'ai essayé de partir, parce que je craignais que les ennemis du catholicisme dénoncent au Gouvernement que les enfants n'étaient pas des indigènes de l'Inde. Je me suis mis d'accord avec l'agent de la Lloyd's autrichienne pour fixer à 1.210 francs le prix du voyage d'Alexandrie à Trieste, et je suis monté à bord du "Nettuno" avec 9 enfants et Caterina Zenab.
[898]
Arrivés au port d'Alexandrie nous avons trouvé le Cheikh qui nous avait préparé une barque confortable pour nous mener gracieusement au bateau autrichien. La traversée n'a pas duré cinq jours mais huit ; nous avons dû affronter une terrible tempête, la plus furieuse que le capitaine ait vue pendant les 20 années qu'il a passées sur la mer Méditerranée. Les enfants étaient stupéfaits en voyant les montagnes de l'île de Candia toutes blanches ; ils n'avaient jamais vu la neige. Le "Nettuno", commandé par un des plus braves capitaines de la Lloyd's autrichienne, alors qu'il était le long de la côte Dalmate, a dû revenir en arrière à Corfou. Cependant cette tempête n'a pas été la plus terrible des huit que j'ai subies lors des voyages que cette petite entreprise m'avait contraint de faire. Mais Dieu m'a visiblement protégé jusqu'à notre heureuse arrivée à Vérone le 14 avril 1861.
La Providence m'a également aidé à payer rapidement les dettes contractées à Alexandrie. Que Dieu soit loué pour l'éternité !
[899]
Pendant le séjour de mes Noirs à Alexandrie, des musulmans leur avaient raconté que les Européens achetaient les Noirs pour les engraisser puis les manger. L'esprit des enfants ne s'est plus libéré de cette histoire, d'autant plus qu'ils l'avaient déjà entendue plusieurs fois par des musulmans à Zanzibar et à Aden ; le plus épouvanté de tous était Pietro Bullo.
[900]
Une fois, à Alexandrie, un Arabe leur avait assuré que les Européens tuaient les Noirs et avec leur tête après en avoir retiré le cerveau, ils préparaient un plat délicieux. Après avoir entendu une telle histoire, le petit Pietro s'est enfui de la maison et je l'ai retrouvé après de longues recherches dans un marché d'Alexandrie. Quand il s'est retrouvé sur le "Nettuno" devant une table recouverte de mets variés, il n'a été possible, d'aucune façon, de le faire manger. Il m'a regardé plusieurs fois stupéfait, puis il m'a dit : "je sais très bien pourquoi vous nous proposez tant de nourriture ; vous voulez nous engraisser puis nous manger". Mais j'ai réussi à le persuader du contraire pendant le voyage de Trieste à Vérone. Quand j'en ai eu l'occasion, je lui ai dit : "écoute Pietro, tu sais combien tu m'as coûté d'Aden jusqu'ici ?". "Beaucoup", m'a-t-il répondu. "Tu sais peut-être, ai-je continué, combien coûte une vache dans ton pays ?". "Très peu", pensait-il. "Bon, avec les centaines de thalers que tu m'as coûtés j'aurais pu acheter au moins 20 vaches dans ton pays ; si je t'avais effectivement acheté dans l'intention de te manger, j'aurais vraiment été un fou, parce que j'aurais davantage à manger avec 20 vaches, car tu es plus petit qu'une seule vache". Ce raisonnement a convaincu Pietro ainsi que tous les autres enfants et ils ne pensèrent plus que je les avais achetés pour les manger.
[901]
Le petit Pietro possédait des qualités extraordinaires ; quand il fut enlevé par les Giallaba il ne connaissait que le galla et l'abyssinien, mais pendant le voyage des Galla à Aden, et d'Aden à Vérone, il a appris l'arabe assez bien et pour être précis l'arabe pur du Yémen. Pendant son séjour parmi les Indiens d'Aden il a très bien appris l'indien, et six mois après son arrivée à Vérone, il parlait correctement aussi l'italien ; il faisait de grands progrès à l'école ; son esprit perspicace était extraordinaire, et il voulait toujours connaître la cause et le pourquoi des choses. Il aurait pu mieux réussir que les meilleurs élèves dans les écoles publiques d'Europe. Il faut surtout noter sa façon de vivre sa foi catholique et son sublime concept de la morale chrétienne ; elle était tellement bien gravée dans son cœur qu'il rejetait le péché d'une manière très étonnante.
[902]
Il préférait les conversations dévotes, il s'entretenait avec prédilection de la vie de Jésus Christ, de ses saints et surtout de ses martyrs. En outre, il avait en lui le désir ardent du martyre pour Jésus-Christ ; il m'a exprimé ce désir plusieurs fois. Il était de nature colérique et pour le calmer, il suffisait de lui rappeler le Sauveur crucifié. Il avait donc, d'après ce que je viens de dire une grande disposition à la piété. Il priait avec une ferveur ardente et le son de la cloche qui l'appelait à accomplir ses devoirs religieux était pour lui la chose la plus agréable qu'il pouvait entendre. Je ne peux pas décrire la dévotion et le recueillement avec lesquels il s'approchait de la Sainte Communion deux fois par semaine.
Les enfants de l'Institut de Vérone avaient l'habitude de se confesser tous les 15 jours, Pietro et la plupart de ses compatriotes, allaient à confesse tous les samedis et les jours des principales fêtes ils s'approchaient des Sacrements. Pietro, Giovanni et Battista étaient des modèles de piété pour tous les collégiens et même pour les Supérieurs qui ont plusieurs fois assuré qu'ils voulaient éduquer 200 jeunes Galla plutôt qu'une douzaine d'Italiens et d'Européens en général.
Notre Pietro détestait spécialement le mensonge ; j'ai souvent écouté la confession de ses fautes et des actions qu'il retenait comme mauvaises, mais il ne s'est jamais accusé d'un seul mensonge. Je pense que cela est dû aussi au caractère des Galla, qui se différencient en cela des autres Africains, qui ne disent jamais la vérité et qui flattent les personnes. Au contraire, les Galla aiment la vérité et Pietro n'aurait jamais dit un mensonge même si cela avait pu sauver sa vie. En outre, il possédait, à un très haut niveau, les vertus de l'abnégation et de l'humilité ; il avait toujours peur de faire le mal et il demandait souvent à ses Supérieurs si une chose ou une autre était licite.
[903]
Je ne parlerai pas des autres vertus qui couronnaient son âme, encline à la méditation et à la solitude. Pendant les derniers mois de sa maladie il était très tranquille et cherchait particulièrement le recueillement ; je crois que ceci pouvait aussi s'expliquer par la maladie qui l'avait frappé. Quand je suis parti en voyage pour l'Allemagne au mois d'octobre de l'année dernière, il est venu me voir dans mon bureau avant mon départ et il m'a dit : "vous partez, mon Père, mais vous ne me reverrez plus, parce que, quand vous reviendrez, je serai déjà mort ; je sens que je mourrai". Pendant l'été nous l'avions exempté de l'étude et envoyé à Rovereto où il a passé trois mois, confié aux soins d'un illustre docteur et où il avait été mis en pension chez une famille qui l'appréciait beaucoup et le traitait avec une délicatesse maternelle. Il est revenu guéri à Vérone et il a repris ses études ; mais il a été, à nouveau, frappé par la maladie au mois de septembre, et bien qu'il ait repris un peu de forces, la fin de sa vie était proche.
[904]
Au mois de novembre, tous les Galla, sauf Antonio, ont été frappés par une maladie contagieuse que je n'avais vu qu'en Afrique.
On m'assura que Pietro a supporté la maladie avec une patience admirable, et même avec joie. Pendant le mois de septembre, moi-même je l'avais entendu dire, alors qu'il endurait les douleurs les plus atroces : "Encore plus mon Seigneur, fais-moi souffrir encore plus, parce que tu es mort sur la croix pour moi". C'est avec de tels sentiments et pourvu du Saint Viatique qu'il est mort au mois de janvier 1864, resplendissant d'une joie céleste.
[Ce rapport de l'Abbé Comboni était suivi de la lettre suivante :]
[905]
J'envoie ci-joint mon rapport qui, publié dans les Annales, aidera à promouvoir l'œuvre de bien à laquelle nous nous sommes consacrés.
Je dois tout d'abord vous annoncer que jeudi dernier, le 19 septembre, j'ai eu une audience auprès du Saint-Père. Ainsi, j'ai pu parler à Sa Sainteté de votre Société et j'ai obtenu du Saint-Père pour la Société et surtout pour les membres de la présidence une bénédiction que je vous envoie par cette lettre. J'ai informé Son Eminence le Cardinal Barnabò, Préfet de la Sacrée Congrégation pour la Propagation de la Foi, du grand bien que votre Société est en train de faire et lui aussi bénit votre noble et difficile travail. J'ai reçu ensuite une lettre de Marseille, dans laquelle l'Abbé Biagio Verri me dit que le Père Olivieri est gravement malade et qu'il en mourra.
[906]
J'ai pu recueillir beaucoup d'informations sur la vie de ce saint homme. Deux prêtres de l'âge d'Olivieri, qui ont vécu avec lui depuis son enfance jusqu'en 1840, m'ont donné beaucoup d'informations sur sa vie avant le début de son œuvre pour le rachat des Noirs. Casamara, Père Trinitaire à Rome, et d'autres personnes respectables m'ont donné beaucoup de détails concernant l'histoire de son activité missionnaire et ils m'en donneront d'autres encore. Ainsi, bien que la chose ne soit pas facile, j'espère, avec un peu de patience, pouvoir réussir à écrire une biographie complète de cet homme extraordinaire.
[907]
Pendant mon absence de Vérone, c'est l'abbé Francesco Bricolo qui me remplace ; il est directeur de l'Institut Mazza. Il vient de me faire savoir qu'Antonio Dubale, qui était en parfaite santé au moment de mon départ, (comme je le disais au début de mon Rapport) a été frappé lui aussi par la même maladie, il ne reste que Michel Ladoh qui soit en bonne santé.
[908]
Il a fallu amputer la jambe droite de Francesco Amano. Je peux cependant vous assurer qu'ils sont tous des modèles d'abnégation et de piété. Battista, à qui il a fallu amputer une grande partie des cuisses, a dit au chirurgien et à ceux qui l'aidaient : "pardonnez-moi si je vous dérange autant, et je vous remercie de tout cœur pour l'amour et la patience que vous avez envers moi". Et pendant la pénible intervention il n'a jamais cessé de prier.
[909]
Salvatore, Gaetano et Pietro sont morts.
Tout va très bien au collège des filles africaines. Quand il y aura l'examen final de cette année et que les prix seront distribués, je vous dirai le nom de celles qui se sont particulièrement distinguées.
L'indéniable réalité qui fait que les Africains ne peuvent pas vivre en Europe, ce que nous avons douloureusement expérimenté à Naples, à Rome et récemment à Vérone, et le fait que les missionnaires européens ne supportent pas le climat d'Afrique Centrale, tout cela me fait penser continuellement à la façon d'y remédier et me pousse à appliquer les idées que j'ai eues l'année dernière pendant mon séjour à Cologne.
Actuellement, je suis à Rome justement pour traiter avec le Saint-Siège, et particulièrement avec la Sacrée Congrégation de la Propagation de la Foi, au sujet d'un nouveau Plan concernant la Mission africaine. J'ai mis par écrit ce Plan et je l'ai soumis à la Propagande. Ce Plan ne se limite pas seulement à l'ancienne Mission d'Afrique Centrale, mais il s'étend à toute la grande famille des Noirs et il embrasse ainsi toute l'Afrique.
[910]
Avant que ce Plan ait l'approbation ecclésiastique, je dois faire un voyage, dont je suis chargé par le Cardinal Barnabò, afin de me mettre en contact avec toutes les sociétés et les Instituts religieux qui ont travaillé jusqu'à aujourd'hui pour la Mission africaine, donc avec le Père Olivieri, avec l'Abbé Mazza, avec le Père Lodovico de Casoria, avec la Société de la Propagation de la Foi de Lyon et de Paris, avec l'Ordre Franciscain, avec les Sociétés espagnoles, etc.
[911]
Le Saint-Père, à qui j'ai présenté mon Plan, en est très content et le bénit. Il souhaite appeler à une bataille générale toutes les forces travaillant à la conversion de l'Afrique, afin que, "viribus unitis", elles combattent pour l'évangélisation des Noirs. Il me semble que le Plan que j'ai soumis à Barnabò correspond bien au but. Naturellement, quand j'aurai pris connaissance des avis et des délibérations des différentes sociétés, et que je me serai fait une idée précise de la condition de l'Afrique et particulièrement de la situation des différents endroits de la mission, j'y adapterai mon Plan. Et avec l'aide et les conseils de nombreux hommes experts, quand nous aurons fait les premiers pas, Dieu nous montrera sans aucun doute le bon chemin pour la réhabilitation de la race noire.
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Ce que le Saint-Père et la Sacrée Congrégation ont à l'esprit est simple : ne pas se limiter à une partie de l'Afrique, mais viser toute la race noire, car les Noirs ont tous les mêmes coutumes, les mêmes habitudes, les mêmes défauts et la même nature, et on peut donc aller à leur rencontre avec les mêmes moyens et avec les mêmes médicaments.
Si mon Plan est approuvé, la Société de Cologne, à laquelle je souhaite un développement toujours plus grand, se transformera de petit ruisseau en grand fleuve.
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En attendant, prions le Seigneur et la Reine de la Nigrizia pour qu'ils me bénissent, moi qui me suis consacré sans réserve à la conversion de l'Afrique.
Qu'ils bénissent et fassent connaître mon Plan qui sera destiné à procurer les moyens de la réalisation de ce projet.
Veuillez accepter, vous et tous les membres de la Société, tous mes remerciements et mes plus sincères sentiments d'estime et d'affection
votre affectionné
Daniel Comboni
Missionnaire Apostolique
Texte original allemand.