[3211]
Je viens maintenant vous parler d'une particularité de l'Œuvre. Elle a déjà commencé et je vous assure qu'elle réussira certainement ; des millions d'âmes se convertiront, non pas parce que nous Missionnaires, religieuses, et ouvriers sommes décidés à vaincre ou à mourir, mais plutôt parce que l'Œuvre est confiée au Sacré-Cœur de Jésus, qui doit enflammer l'Afrique Centrale entière et la remplir de son feu divin.
Le 14 septembre prochain, ici à El-Obeïd, je consacrerai solennellement tout le Vicariat au Sacré-Cœur de Jésus, alors que mon Vicaire général fera le même jour la même Consécration à Khartoum. Les Associés à l'Apostolat de la Prière feront en ce jour le même acte de Consécration, dont la formule a été composée par notre très cher ami le Père Ramière.
[3212]
Vous lisez certainement le Messager du Sacré-Cœur.
Comment est-il possible maintenant que le Cœur de Jésus n'exauce pas les prières ferventes de tant d'âmes justes, associées au Messager qui sont la fleur de la piété et de la vertu ? Jésus-Christ est le roi des honnêtes hommes, et il a toujours maintenu sa parole. Lui au petite...quaerite...invenietis...aperietur a toujours répondu et toujours il répondra accipietis...invenietis...aperietur . Donc la Nigrizia verra la lumière, et ses cent millions de malheureux ressusciteront à une nouvelle vie grâce au Sacré-Cœur de Jésus.
[3213]
Grâce à la générosité Royale, il a été possible d'acheter la maison Caobelli à côté du Séminaire de Vérone. Pendant mon voyage en Allemagne j'ai commencé à rédiger les Règles de l'Institut pour les présenter à Rome.
Entre-temps mes compagnons au Caire et particulièrement le très bon Père Carcereri ont étudié les endroits de l'Afrique Centrale où, en raison des bonnes conditions du climat et de l'importance stratégique de la position, il serait opportun d'envoyer les membres de l'Institut, quand ils seraient mûrs pour l'apostolat en Afrique Centrale. On étudia, on écrivit, on parla, on voyagea. Finalement il a été convenu de tenter une exploration au Cordofan.
[3214]
Etant donné l'expérience malheureuse vécue entre 1848 et 1864 sur le Fleuve Blanc, où d'immenses marécages sont à l'origine de fièvres mortelles et de maladies très dangereuses pour l'Européen, j'ai tourné mes regards vers les tribus de l'intérieur qui vivent entre le Fleuve Blanc et le Niger, où se trouvent des montagnes et où l'air est salubre.
J'ai accepté bien volontiers la proposition du Père Carcereri pour le Cordofan, et par une lettre du 15 août 1871 écrite de Dresde, je lui ordonnais de faire les préparatifs pour une prochaine exploration dans le Cordofan.
Le 14 septembre, de Magonze, j'ai donné l'ordre aux explorateurs de partir du Caire au mois d'octobre, car c'est une période favorable pour la navigation sur le Nil. En effet, le valeureux Carcereri avec Franceschini et deux laïques sont arrivés au Cordofan, passant par Khartoum, en seulement 82 jours de voyage. Ils ont exploré le Cordofan soit du côté du Darfour soit au Sud vers Tekkela et les frontières des Nuba. Enfin ils ont jugé opportun d'établir un poste de Mission ici à El-Obeïd. Je constate que cette ville est réellement le carrefour qui met en communication avec tout l'intérieur de l'Afrique. Ici l'air est beaucoup plus salubre que celui de Khartoum et du Fleuve Blanc.
[3215]
En effet, à partir d'El-Obeïd et seulement en 3 jours à dos de chameau on entre dans le territoire du Darfour, et en 15 jours on arrive à la capitale, résidence du Sultan. A trois jours d'ici, on arrive aux premières montagnes des vastes tribus de la Nubie, patrie de Bachit Miniscalchi ; là il y a des millions d'Africains païens, qui n'ont jamais rien voulu savoir de Mahomet. En 30 jours on arrive dans le vaste empire du Bornù, alors que pour y aller de Tripoli ou d'Alger il faudrait plus de 100 jours, et le voyage serait plus dangereux. Ici à El-Obeïd il y a des procureurs et des correspondants des Sultans du Darfour et du Bornù, qui approvisionnent ces pays de marchandises et d'objets venant d'Europe par l'intermédiaire du change.
[3216]
En septembre dernier je suis arrivé avec une grande caravane au Caire, où le diable, c'est ainsi que l'a permis le Seigneur, m'avait préparé de grandes difficultés. Celles-ci menaçaient de me mettre dans l'impossibilité d'entreprendre le voyage de la grande caravane en Afrique Centrale et d'occuper le Vicariat, selon les ordres de Propaganda Fide, et selon ce que j'avais annoncé aux Sociétés bienfaitrices d'Europe qui m'avaient donné dans ce but quelques secours.
Je ne parlerai pas des nombreuses et graves difficultés qui se sont déchaînées contre moi, par volonté de Dieu et pour mon indignité.
Il y a eu de nombreuses personnalités très estimables qui ont écrit à la Révérende Mère Générale de mes Sœurs à Marseille, la suppliant de ne jamais permettre à aucune de ses Sœurs d'aller en Afrique Centrale, où elles allaient rencontrer une mort certaine, ce qui s'était passé avec tous les Missionnaires précédents…
[3217]
La Mère générale, qui avait 8 Sœurs prêtes à être envoyées en novembre au Caire, eut peur et suite à cela elle a envoyé ces Sœurs en Belgique pour y ouvrir une nouvelle maison. De même, les trois Sœurs qui avaient déjà reçu l'obédience de la Mère Générale de me suivre en Afrique Centrale et qui se trouvaient depuis plus de 2 ans dans mon Institut, ont été incitées par tout art et tout moyen à ne pas se rendre en Afrique Centrale : or ces incitations furent vaines, il leur fut impossible d'y réussir. Puisque ces Sœurs avaient déjà leur obédience, elles sont restées inébranlables dans le saint projet et disposées à mourir pour le Christ.
[3218]
Toutefois, je suis resté très gêné bien que la Révérende Mère Générale convaincue de s'être laissée prendre au piège, m'ait à nouveau assuré qu'elle m'aurait envoyé les Sœurs après la fête de Saint Joseph. Elle allait avoir plus de 30 nouvelles professions. Néanmoins j'étais dans l'impossibilité d'entreprendre l'expédition parce que la Supérieure qui devait aller à Khartoum était un peu malade, et il me paraissait imprudent de faire partir 16 Institutrices africaines avec deux ou trois religieuses. Un nouvel assaut, qui a contribué à refroidir la Mère Générale et certaines Sœurs, se déchaîna des mêmes personnes qui avaient cherché à intimider la dite Générale et les Sœurs. C'est pour cela que j'écris ce qui suit.
[3219]
Etant donné que la Congrégation des Religieuses de Saint Joseph a plus de soixante Maisons en Europe, en Asie, en Afrique et en Australie, la Mère Générale doit les pourvoir toutes en personnel. Il en résulte avec certitude que tous les Evêques et Vicaires Apostoliques sous la juridiction desquels se trouvent ces maisons, insistent continuellement pour avoir de nouvelles Sœurs.
En effet la Congrégation - dont le Cardinal Protecteur est lui-même l'Eminent Préfet de Propaganda Fide - est d'un très bon esprit et faite exprès pour les Missions. Mais la Mère Générale ne peut pas toujours satisfaire les besoins de tout le monde.
[3220]
Pour cela, prévoyant que je ne pourrai jamais avoir de cette Congrégation le nombre de Sœurs nécessaires pour l'immense Vicariat de l'Afrique Centrale, après avoir essayé en vain de savoir, par l'intermédiaire de Monseigneur Canossa, si les Canossiennes vont assumer à l'avenir la direction de quelque Institut en Afrique Centrale, et ayant eu le consentement de Pie IX, ce qui a fait grand plaisir à Monseigneur Canossa, j'ai fondé un Institut féminin à Vérone pour former les Missionnaires de l'Afrique. Je les ai provisoirement appelées les Pieuses Mères de la Nigrizia et j'ai acheté pour elles le couvent Astori à Santa Maria in Organis, où je les ai installées. Cet Institut fonctionne bien, comme me l'a écrit Monseigneur, et me donnera dans quelques années de bonnes missionnaires.
[3221]
Mes "chers amis" du Caire, ayant été informés de cela, ont écrit à la Mère Générale de Saint Joseph et ont soufflé aux Religieuses du Caire que Comboni utilisait les Religieuses de Saint Joseph jusqu'au moment où celles qu'il formait à Vérone seraient prêtes ; mais dès qu'il aurait les siennes il donnerait un passeport à celles de Saint Joseph, les remercierait pour l'avoir aidé au début de son Œuvre et finirait par les renvoyer.
Ceci a ébranlé la fermeté de la Mère Générale ; mais finalement par la grâce de Dieu et avec mes prières et assurances, elle a décidé de me donner toutes les religieuses qu'elle pourrait, de la même manière qu'elle va le faire avec les autres chefs de Mission ; à ce sujet, nous nous sommes engagés à rédiger un document, elle, moi et l'Eminent Cardinal Préfet de Propaganda Fide.
Voyez comme Jésus est bon et comment agissent Notre-Dame et son très Saint Epoux Saint Joseph.
[3222]
Je tais les autres tempêtes, que Dieu a permis qu'elles soient suscitées contre moi, comme le fait d'avoir tenté d'ébranler la constance de mes Missionnaires, de m'avoir dénoncé à la police turque comme coupable d'avoir baptisé des Noirs déjà musulmans (ce qui est vrai), etc. etc.
Nous serions tous très heureux si les Turcs nous coupaient la tête pour la Foi ; d'ailleurs, depuis longtemps, nous y sommes prêts, dans la certitude que Dieu suscitera, après nous, d'autres Missionnaires, selon la sage économie de sa Providence.
[3223]
Je savais bien qu'on avait déjà écrit contre moi en Europe, et même à Rome, que j'allais conduire à la mort les Sœurs et les Missionnaires.
Je savais aussi que je n'avais que trois Religieuses et en plus souffreteuses, qui avaient obtenu l'obédience de la Mère Générale. Mais malgré tout cela j'ai décidé de partir du Caire, sachant que j'allais par vents contraires vers le terrible khamsin du désert à la saison la plus critique. Une fois mes compagnons consultés, nous avons décidé de nous jeter dans les bras de la Providence et d'obtempérer aux ordres de Propaganda Fide suffisamment connus et manifestes.
[3224]
Le 26 janvier, nous sommes partis du Caire vers le Centre de l'Afrique à bord de deux grands bateaux (dahhabia), où dans l'un il y avait les Missionnaires et les Frères laïques, et dans l'autre les Sœurs et les filles.
Après un voyage difficile de quatre-vingt-dix-neuf jours, et après avoir perdu en Thébaïde un Frère laïque frappé par la variole, nous sommes arrivés sains et saufs presque par miracle à Khartoum.
De Khartoum, avec d'autres Missionnaires, en 10 jours je suis arrivé à El-Obeïd. Etant donné que la description de ce terrible voyage vous sera expédiée imprimée de Vérone, je ne vous en dirai pas plus...
[3225]
La ville de Khartoum, et surtout le Grand Pacha qui commande depuis Méroe jusqu'aux sources du Nil, m'ont reçu avec beaucoup d'honneurs.
J'ai alors pensé à Notre Seigneur Jésus-Christ qui, après les Hosanna, a écouté le Crucifige. Toutefois, le Pacha m'a reçu en ami, m'a offert tout son appui pour faire tout ce que je veux pour le bien de la civilisation et de la religion.
Il a donné une grande fête en mon honneur, et m'a offert ses bateaux à vapeur gratis pour effectuer mes visites pastorales sur les Fleuves Bleu et Blanc jusqu'à Gondocoro, comme il l'a fait de la même manière lorsque je suis venu au Cordofan. En effet il avait mis à ma disposition son bateau à vapeur qui m'a transporté pendant 127 milles sur le Fleuve Blanc jusqu'à Tura-el-Khadra, où je suis descendu à terre et d'où, en neuf jours, j'ai rejoint El-Obeïd à dos de chameau.
[3226]
Non seulement les Turcs sont venus me féliciter pour être arrivé à Khartoum, mais le Grand Mufti lui-même, le chef de la religion musulmane, m'a félicité d'avoir amené les Sœurs pour l'éducation des fillettes.
La même chose a eu lieu ici à El-Obeïd : le Pacha, la veille de mon arrivée, a aboli l'esclavage, a publié pour la première fois les Décrets de 1856 du Congrès de Paris, et a mis en liberté plus de 300 esclaves de sa maison. Il est venu en grande pompe me rendre visite accompagné de deux généraux et des chefs de son Divan, et m'a offert son appui pour tout ce dont j'aurais besoin.
[3227]
Ce n'est pas que ces ovations soient sincères, car le Turc hait le christianisme. Ce n'est pas que l'esclavage soit efficacement aboli, bien au contraire et, je le dirai plus tard, en Afrique Centrale et en Egypte l'esclavage est pleinement en vigueur.
Le Turc n'abolira jamais l'esclavage ; il signera des traités, il l'abolira sur le papier, il fera semblant de ne pas le vouloir pour mettre de la poudre aux yeux des niais. Le musulman tant qu'il sera mahométan, ne supprimera jamais la traite des Africains. Toutefois, à moi qui ai menacé de nombreux Pachas à ce sujet, ils ont voulu rendre un tel hommage, ayant été avertis officiellement par le Divan du Caire que j'étais l'ennemi principal de l'esclavage.
Mais vous devez savoir que j'étais en possession d'un Firman du grand Sultan de Constantinople obtenu de notre très gracieux Empereur d'Autriche et Hongrie.
Par ce document le Grand Sultan donne l'ordre au Pacha d'Egypte de protéger le Vicariat de l'Afrique Centrale. De temps à autre je montre ce Firman superbement écrit ; c'est à cause de cela que le drapeau autrichien est ici respecté et craint, et que tous les Gouverneurs et Pachas m'ont offert leurs services pendant mon long voyage.
[3228]
Maintenant, je vous dirai un mot de ce Vicariat le plus vaste au monde, le plus difficile et le plus laborieux. Pour s'en occuper il faudrait deux mille Jésuites, une cinquantaine de Pères des Stigmates de Vérone, cinq cents Bénédictins de ceux de la nouvelle réforme Casaretto qui sont à Subiaco.
A l'heure actuelle nous sommes peu nombreux, mais je vous écrirai mes projets que j'ai déjà exposés et qui ont plu à ce saint Père Beck, Général en chef des Jésuites, les grenadiers du Pape.
[3229]
Le Vicariat de l'Afrique Centrale confine au Nord avec l'Egypte, Barca, Tripoli, et Tunis. A l'Est avec la Mer Rouge, Abyssinie, la région des Gallas.
Au Sud il s'étend jusqu'au 12ème degré de latitude australe comprenant les lacs ou sources du Nil, Udschidschi, etc. et le Congo. A l'Occident il arrive aux deux Guinées et à la ligne droite qui va de la pointe occidentale méridionale de la Préfecture Apostolique de Tripoli jusqu'au Niger touchant le Nord du Vicariat Apostolique de la côte du Bénin. Vous voyez bien comme ce Vicariat est plus grand que toute l'Europe.
[3230]
En cet immense Vicariat qui a été de 1848 à 1861 sous le gouvernement de mes prédécesseurs Knoblecher, et Kirchner, ont été fondés et ont prospéré les quatre postes suivants - ils occupent la ligne du Nil et du Fleuve Blanc et constituent la partie orientale du Vicariat - c'est-à-dire :
1°. Gondocoro au 4ème degré L.N.
2°. la Sainte Croix au 6ème degré.
3°. Khartoum au 15ème degré et Scellal au 23ème degré L.N. à peu près.
Sous le gouvernement des Franciscains de 1861 à 1872, au cours des deux premières années les trois stations de Gondocoro, la Sainte Croix et Scellal ont été abandonnées. Ces religieux pendant neuf ans, n'ont soutenu que Khartoum avec un ou deux Missionnaires de la bonne province du Tyrol.
Les pauvres Franciscains, dont la Congrégation a été supprimée en Italie, manquent de personnel pour soutenir et conserver toutes les innombrables Missions qu'ils possèdent, comme me le disait leur très Vénérable Général le Père Bernardino.
[3231]
Les maisons et les jardins de Gondocoro et de la Sainte Croix sont complètement détruits. De Scellal il reste la maison mais en un piteux état.
A Khartoum, la maison est très solide, et elle est sans doute la construction la plus belle et la plus robuste de tout le Soudan ; mais le jardin est réduit à un bois et il me faudra un an pour avoir un rendement annuel de 2000 francs au profit de la Mission. A tout cela, il faut ajouter que l'établissement de Khartoum a été dépouillé de tout. De mon temps et sous Knoblecher, cette station était comblée comme un établissement de Bénédictins en Europe.
Les bons Franciscains se sont trouvés dans un moment critique, moment où l'Europe était en révolution, et où la Société de Vienne était réduite, presque comme elle l'est maintenant, à sa moindre expression.
Lorsque le Pape souffre, tous les membres de l'Eglise souffrent.
[3232]
Maintenant, pour mettre des bases solides sur lesquelles bien établir le Vicariat, je me limite à consolider le plus possible les deux postes centraux, qui servent de base d'opérations à toutes les Missions qu'on va fonder dans le futur au Centre de l'Afrique. Ces postes sont Khartoum et El-Obeïd.
Puisque le voyage du Caire à Khartoum suffit pour terrasser et rendre inapte le Missionnaire, et que je veux répondre au désir de Propaganda Fide manifesté par son Eminence le Cardinal Barnabò par sa vénérable lettre du 29 avril, j'ai l'intention d'ouvrir la station de Scellal.
[3233]
Actuellement, je réduis considérablement l'effectif des Instituts du Caire, car j'ai conduit moi-même au Centre plus de 30 missionnaires mûrs pour l'apostolat ; 20 autres seront emmenés lors d'une deuxième expédition au mois d'août prochain. Toutefois il est toujours nécessaire d'avoir au Caire deux petits établissements pour y acclimater les Missionnaires et les Sœurs et y éprouver leur vocation.
Ces Etablissements constituent comme une Procure du Vicariat pour les rapports avec l'Europe et pour les provisions de la Mission. Le passage du Caire à Khartoum est trop dangereux et rude pour la santé des Missionnaires : d'où la nécessité d'ouvrir Scellal, qui est à moyenne distance entre le Caire et le Soudan. Après avoir assisté à la mort de tant de Missionnaires, je me dois d'étudier les moyens de les conserver en vie.
[3234]
Au retour du Consul général de Vienne, nous aurons au Caire un terrain offert par le Khédive pour construire les deux établissements. Le terrain, au Caire, coûte 20 francs le mètre. Le Pacha va ainsi nous faire un don très important.
Vivre au Caire coûte deux ou trois fois plus cher qu'en Allemagne et ceci après la percée de l'Isthme de Suez. J'ai donc l'intention de réduire les deux instituts à leur moindre expression, c'est-à-dire pour le seul accueil des Européens et des Européennes qui s'apprêtent à l'Apostolat de la Nigrizia.
[3235]
Au Caire les Noirs sont chers (500 francs l'un), et déjà corrompus par les musulmans. Ici, ils ne coûtent presque rien, seulement entre 15 à 30 thalers, ils sont meilleurs, innocents et pas encore corrompus. Ainsi, alors que jusqu'à aujourd'hui les Instituts du Caire m'ont coûté 34.000 francs par an, j'espère qu'à partir de 1874 ils m'en coûteront le quart.
Outre la maison pour les garçons, à Scellal nous possédons 12 feddan de bon terrain (64000 mètres carrés) : avec les dépenses de quelques machines pour pomper l'eau du Nil, nous pouvons obtenir la moitié des provisions pour ce poste de Mission. Mais il faut construire pour les Sœurs une maisonnette en granit oriental, comme les Obélisques de Rome, qui ont été tous taillés à Scellal ou à côté de Scellal. Donc, la maison coûtera peu ;l'église aussi sera en granit.
Les malades accourent à Scellal, venant même de soixante kilomètres, pour être soignés à la Mission.
Le 16 mars, en un seul jour, j'ai baptisé 4 enfants mourants, qui sont partis ensuite pour le paradis.
[3236]
La maison des Sœurs ainsi que l'église sont nécessaires à Khartoum. Cette ville compte à peu près 50.000 habitants, le climat s'est amélioré du fait des grands bâtiments et des jardins ont été créés dans la ville ; maintenant on peut y vivre presque comme dans les basses plaines véronaises et padouanes.
Depuis que j'ai fait occuper ce poste par mon Vicaire Général, Khartoum a un nouveau souffle de vie, et j'espère bientôt avoir une bonne communauté chrétienne. Actuellement il y a beaucoup de catéchumènes. Le jour de la Pentecôte j'ai donné la Confirmation à 34 personnes nouvellement converties.
Le catéchisme actuellement bat son plein, ainsi que la prédication et le ministère comme dans une paroisse de Vérone. Si Dieu nous donne vie, j'espère dans quelques années vous annoncer un excellent succès de cette Mission.
Ici, à El-Obeïd, où sont venus pour la première fois les Missionnaires catholiques dans la personne de Carcereri et Franceschini, mes explorateurs, une petite communauté chrétienne est déjà née.
[3237]
Nous avons notre propre maison et une belle petite église. Il faudrait des bâtiments pour l'enseignement scolaire et des ateliers pour les arts et métiers, puisque maintenant nous donnons les cours sous un grand arbre, et de 9 heures du matin jusqu'à 4 heures de l'après-midi il fait vraiment chaud.
Ensuite nous avons besoin d'une maison pour les Sœurs. J'ai actuellement ici avec ma cousine, religieuse de la Congrégation de Sainte Angela Merici, trois groupes d'Africaines qui habitent des cabanes en paille.
Les maisons ici sont des cabanes ; mais étant donné le nombre important d'incendies, l'on construit, par ordre du gouvernement, les maisons avec du sable car il n'y a ni pierres ni terre pour en faire des briques. Avant la saison des pluies ces maisons sont couvertes d'un mélange de sable et d'excréments de bœufs, et ainsi elles résistent aux pluies de l'année. Chaque année il faut renouveler cette opération. La maison et la chapelle que nous possédons actuellement coûtent 13.000 francs ; mais il y a une dépense de 6000 francs par an, entre poutres et boue, pour les entretenir. Ce sont parmi les plus solides et les plus belles maisons de cette capitale.
[3238]
Tout le mérite de cette Mission revient aux Pères Franceschini et Carcereri de l'Ordre de Saint Camille, lesquels avec l'accord de leur Général et un Rescrit Pontifical, se sont joints à moi. J'espère qu'ils resteront toujours comme ils le désirent, dans la Mission, pour laquelle j'implanterai plus tard un hôpital, comme je l'avais promis à leur Général ; cet hôpital sera une bénédiction de Dieu pour la ville, car, ici plus de la moitié de ceux qui sont gravement malades et parfois juste avant leur décès, sont jetés en dehors de la ville sans sépulture, où ils sont dévorés par les hyènes et les oiseaux.
[3239]
L'autre jour, ayant vu de mes propres yeux plus de soixante morts - tous des Noirs - jetés de cette manière en dehors de la ville, j'ai envoyé au Grand Pacha du Cordofan une lettre dans laquelle je lui ai proposé de donner l'ordre d'ensevelir tous ceux qui décèdent, puisque ces malheureux sont nos semblables ; et la coutume qui domine ici est contre la religion et la civilisation. Tout de suite la loi que j'ai voulue a été promulguée. Maintenant les courriers et les crieurs publics courent à travers la ville pour promulguer l'ordre, sous peine de punitions sévères. Parmi les convertis il y a le premier commerçant (Grec-schismatique) d'El-Obeïd qui a abjuré il y a déjà sept mois, entre les mains de mon Vicaire Général le Père Carcereri ; avec lui s'est convertie toute sa famille, et elle est maintenant exemplaire.
[3240]
Maintenant je vais vous parler de la plus douloureuse plaie qui accable mon Vicariat, c'est-à-dire l'esclavage qu'ici est à son apogée. Ceci à cause, d'une part de l'athéisme associé aux délires actuels des grandes puissances européennes, et d'autre part surtout à cause de la religion mahométane, qui promettra tout et souscrira à tous les traités des puissances européennes, mais rien que sur le papier, jamais dans les faits.
Par ma position je suis en mesure d'améliorer ce point. La Mission Catholique est une puissance au Soudan, et le grand mérite en revient au drapeau autrichien qui flotte au vent, sur la Mission.
[3241]
Tous les Pachas et les trafiquants d'esclaves nous craignent et essayent de nous éviter. J'ai déclaré aux Pachas de Khartoum et du Cordofan que je ferai conduire dans la Mission tous les esclaves que je trouverai en ville ou en dehors, qu'ils soient liés ou pas, et que je ne les rendrai plus. Déjà je retiens, une fois la vérité constatée, tous ceux qui se présentent à la Mission pour dénoncer les mauvais traitements reçus de leurs maîtres, et je ne les rends pas. Je me limite uniquement à dire au Divan qu'un tel ou un tel est retenu dans la Mission ; l'intéressé doit rester dans la Mission jusqu'à son procès et jusqu'à mon approbation ou celle de mon substitut si je suis absent.
Lesdits Pachas ou Gouverneurs qui savent qu'ils sont en fraude, parce que le premier trafiquant d'esclaves est le gouvernement, ne ripostent pas et m'accordent tout. A cette heure-ci j'ai déjà libéré plus de 500 esclaves. Les cornes du Christ sont plus dures que celles du diable, disait l'Abbé Mazza.
[3242]
Mais oh l'horreur de l'esclavage qui triomphe en ces régions !
D'El-Obeïd et de Khartoum ainsi que du territoire entre ces deux villes passent chaque année plus d'un demi-million d'esclaves, pour la plupart des femmes complètement nues et enchaînées, mélangées sans aucun égard avec des garçons de tous âges, mais la plupart âgés de 7 à 18 ans. Ces esclaves sont volés et arrachés à leurs familles dans les tribus et royaumes situés au Sud ou au Sud-Ouest de Khartoum et du Cordofan.
Les trafiquants volent et parfois tuent les parents s'ils sont vieux, ou bien s'ils sont jeunes ils les emmènent avec leurs enfants. Tous passent par ici pour être conduits en Egypte, ou bien sur la Mer Rouge et être vendus ! Les femmes qui sont attrayantes, jouissent d'un traitement meilleur en vu de la prostitution, des harems ou pour d'autres services.
[3243]
Du Caire à Khartoum nous avons rencontré plus de 40 bateaux, remplis de femmes et d'hommes entassés comme des sardines. Au cours de notre passage dans le désert nous avons rencontré plus de 30 caravanes d'esclaves qui marchaient nus et à pied sur le sable ardent, les femmes avec leurs enfants, garçons et filles de 7 ou de 8 ans. Tous accomplissent ainsi un voyage qui normalement est fatigant même pour les plus robustes voyageurs avec leurs chameaux. On leur donne à manger, et pas tous les jours, rien qu'un peu de sorgho, ou de la "belilla" c'est à dire du maïs bouilli dans l'eau.
[3244]
Mais ce qui m'a fait, plus que tout, frémir d'horreur est ce que j'ai vu entre Khartoum et El-Obeïd : j'ai rencontré plusieurs milliers d'esclaves, surtout des femmes, qui plus est, mélangées avec des hommes et sans l'ombre d'un vêtement. Les plus petits jusqu'à trois ans, étaient portés par d'autres esclaves qui pouvaient bien être leur mère, et celles-ci étaient à pied. D'autres, par groupes de huit à dix, hommes et femmes, étaient liés par le cou à une poutre qui s'appuyait sur leurs épaules et qu'ils devaient porter. Ceci pour qu'ils ne s'échappent pas. D'autres, par groupes de dix à quinze, âgés de 8 à 15 ans, étaient attachés au cou par une corde de peau de chèvre elle-même reliée à une autre corde plus grande, tenue par un "giallaba" c'est-à-dire un marchand d'esclaves. D'autres encore étaient liés deux par deux par le cou aux extrémités d'une poutre.
[3245]
D'autres avaient la sceva, c'est-à-dire une poutre se terminant en triangle, attachée au cou de l'esclave, lequel devait marcher à pied en la traînant. D'autres avaient les mains et les bras placés en arrière liés à une longue corde tenue par une canaille. D'autres avaient les pieds liés par des chaînes en fer. D'autres étaient enchaînés de la même manière et portaient en plus des fardeaux et les bagages de leurs maître ; les vieux marchaient sans liens. Tous étaient poussés brutalement avec des lances et des bâtons lorsqu'ils étaient en retard dans la marche ou fatigués, et déjà quelques-uns tombaient de fatigue par terre. Alors les canailles les achevaient soit d'une bastonnade, soit avec leurs lances, ou bien les abandonnaient ainsi sur le chemin. J'en ai trouvé morts sur la route et nos pauvres Institutrices furent saisies d'horreur et de frayeur.
[3246]
Ceci est une bien piètre représentation de ce que je peux en dire. Vous voyez, Monsieur, l'un des devoirs de notre Mission.
Ici aucun traité, aucune puissance ne pourra abolir l'esclavage parce qu'il est permis par Mahomet, et les musulmans croient avoir le droit d'exercer l'esclavage. Il ne sera supprimé qu'avec la prédication de l'Evangile, et avec l'établissement définitif du catholicisme en ces contrées.
Le gouvernement qui a adhéré au traité de 1856, ne la fait que sur le papier, mais pas dans la pratique. Les Gouverneurs du Soudan sont les premiers à exercer l'infâme trafic dont ils perçoivent le gain, et les mêmes Pachas font des incursions chez les Nouba, chez les Teggala, au Fleuve Blanc, etc. ..., conduisant des troupes de soldats avec fusils, ils reviennent toujours avec sept ou huit mille esclaves !
Tout ceci est bien connu au Caire et au Divan et par le Vice-Roi et je crois par de nombreux consuls européens ; mais ils sont aujourd'hui tous corrompus, et le cri de douleur de ces peuples n'arrive pas en Europe, où dominent l'athéisme et la franc-maçonnerie. Ainsi, la désolation de ces contrées continue et continuera encore pour longtemps.
[3247]
Mais le Cœur de Jésus supplié par les âmes justes, ainsi que la charité des âmes riches et saintes qui secourent l'apostolat catholique en cette sainte et épineuse Mission, vont seuls sécher les larmes de ces malheureux peuples, pour le rachat desquels nous sacrifions notre vie. Vous voyez également de ce côté la grande importance de ce Vicariat Apostolique...
[3248]
L'ambassadeur d'Angleterre pendant le mois de décembre dernier est venu me rendre visite au Caire. Nous avons eu un long entretien et nous avons convenu de correspondre. Ma surprise a été grande lorsqu'il m'a dit qu'il n'était pas mandaté pour l'Afrique Centrale, qui est le plus grand théâtre de l'esclavage, mais plutôt pour Zanzibar et Mascate.
Il avait été chez le Vice-Roi d'Egypte et il était très content de l'audience, parce que le Khédive a loué sa mission philanthropique, et lui a promis tout de suite son appui ad hoc. Moi qui sais comment sont les affaires ici, je me suis tu, et je l'ai laissé dans sa bonne foi. Je lui ai seulement dit que les Turcs qui s'appuient sur les affirmations de leurs Muftis, interprètes du Coran, croient que l'esclavage est licite et méritoire, etc. ... Alors Son Excellence m'a répondu : "Croyez-vous que je réussirai dans ma mission auprès du Sultan de Zanzibar ?"
[3249]
Je lui ai répondu : "Monsieur l'ambassadeur, le Sultan vous recevra d'une manière splendide, il vous donnera une hospitalité digne d'un prince. Mais il refusera d'adhérer à vos désirs, parce que le Coran, étant d'après lui la parole de Dieu, n'interdit pas, mais au contraire permet le trafic de la chair humaine. Ou bien si le Sultan adhère à votre demande, et signe un traité avec Sa Majesté la Reine d'Angleterre, à peine aurez-vous quitté Zanzibar qu'il continuera lui-même comme avant, et le permettant aussi aux autres musulmans, le trafic des esclaves".
Son Excellence n'a pas été très satisfaite de mon opinion, mais elle m'a exprimé son espoir de réussir avec les lettres de son gouvernement et avec les canons. "Avec les canons oui - lui ai-je répondu - mais uniquement dans les zones où l'on entendra le grondement des canons."
[3250]
Nous nous sommes séparés amicalement après avoir déjeuné ensemble et avec sa grande suite, où se trouvait un Archevêque anglican connaissant parfaitement l'arabe et le perse et qui partageait mes opinions. Il était le secrétaire de cette Mission. Je ne sais plus ce qu'il en advint, parce ce que je suis parti en Afrique Centrale, mais je garde toujours la même opinion.
Seule la Foi du Christ établie au Centre de l'Afrique, le Sacré-Cœur de Jésus, Marie la Vierge Immaculée, et Saint Joseph, bien plus que la Reine d'Angleterre et le traité de 1856 de Paris, vont abolir l'esclavage...
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Pour finir, le Saint-Père Pie IX, qui a toujours à cœur cette Mission, m'a dit qu'il a prié et qu'il priera toujours pour moi.
Nous ici, en Afrique Centrale, après avoir prêché la Trinité, la Rédemption, et la Vierge Marie, nous allons tout de suite prêcher le Pape qui est d'autant plus grand qu'il est persécuté. Oh ! quelle joie de souffrir avec le Pape ...
Recevez tout le cœur de votre
très dévoué et humble
Daniel Comboni
Pro-Vicaire Apostolique de l'Afrique Centrale