Nos lectures du chapitre 6 de Jean sont mal découpées. Après avoir parlé, sans plus de précision, d’un pain mystérieux que le Père donne pour la vie du monde et entendu les gens lui demander de leur donner toujours de ce pain-là (versets 26 à 34), Jésus va expliquer en deux discours que « ce pain-là », c’est lui. Ces deux discours commencent par les mêmes mots : « Je suis le pain de vie » (versets 35 et 48) ; ils se terminent tous les deux par « la vie éternelle » (versets 45 et 59).

Lève-toi, mange et marche !

« Je suis le pain vivant, descendu du ciel. »
Jean 6,41-51

Nous en sommes au troisième dimanche de la lecture du sixième chapitre de l’Évangile de Jean, portant sur le discours de Jésus sur le pain de vie, après la multiplication des pains. Après avoir parlé du pain mystérieux donné par le Père, Jésus révèle maintenant que ce pain, c’est lui-même. Peut-être éprouvons-nous une certaine difficulté à suivre la réflexion que Saint Jean met dans la bouche de Jésus. Il ne s’agit pas d’un récit linéaire, comme le font les autres évangélistes. On a l’impression que l’évangéliste répète les mêmes choses. En réalité, Jean progresse en spirale, reprenant des concepts et des idées pour approfondir le discours. Dans ce « progrès en spirale », nous pouvons observer trois changements dans le passage d’aujourd’hui.

1. Changement d’interlocuteurs

Dimanche dernier, c’était la FOULE qui interrogeait Jésus à propos du signe du Pain. Malgré la difficulté à aller au-delà de l’intérêt pour le pain matériel, les gens avaient manifesté une certaine disponibilité au dialogue avec Jésus, demandant des explications et formulant une prière, à leur manière : « Seigneur, donne-nous toujours ce pain », à laquelle Jésus avait répondu : « Je suis le pain de vie ! »

MURMUREURS. Aujourd’hui, il ne s’agit plus de la foule mais des JUIFS. Qui sont ces « juifs », étant donné que nous sommes à Capharnaüm, en Galilée, et que ces gens connaissent les origines de Jésus ? Dans son Évangile, Jean, lorsqu’il parle de « juifs », ne désigne pas les habitants de la Judée, mais les adversaires de Jésus, en particulier les chefs religieux, ceux qui rejettent son message et le condamneront à mort. Ces « juifs » ne dialoguent pas avec Jésus, mais murmurent entre eux contre lui. L’évangéliste introduit ici le thème de la murmuration du peuple d’Israël dans le désert, contre Dieu et contre Moïse.

Jean nous invite à réfléchir sur les « juifs » qui se trouvent au sein de la communauté ecclésiale (et en nous-mêmes) qui, en se fermant à la Parole, passent à la murmuration, ce qui est une justification voilée de leur propre « cardiosclérose ». Si la murmuration du commérage est néfaste, la murmuration « spirituelle » est bien plus dangereuse, car elle nous enferme dans notre pensée et mentalité, imperméables à toute nouveauté. Malheureusement, ces « murmureurs » abondent et sont très actifs dans l’Église d’aujourd’hui. Avant de juger les autres, cependant, cherchons à débusquer le « murmureur » qui se trouve en chacun de nous !

2. L’origine de Jésus

Un nouveau sujet de discussion est introduit par les juifs, celui des origines de Jésus : « Les Juifs se mirent à murmurer contre Jésus parce qu’il avait dit : “Je suis le pain descendu du ciel”. Et ils disaient : “N’est-ce pas là Jésus, le fils de Joseph ? Nous connaissons son père et sa mère. Comment donc peut-il dire : ‘Je suis descendu du ciel’ ?” ». Pour eux, « le pain descendu du ciel » est la Torah, transmise par Dieu à travers Moïse. Ils ne peuvent concevoir que la Parole puisse « se faire chair » en un homme, en « Jésus, fils de Joseph ». Comment est-ce possible ? se disent-ils entre eux. Nous sommes face au mystère de l’incarnation, qui est l’« Évangile » du chrétien, mais qui a toujours été une pierre d’achoppement pour l’homme « religieux » et un scandale pour les « religions du Livre », juifs et musulmans.

COMMENT EST-CE POSSIBLE ? À cette question des juifs d’hier et d’aujourd’hui, Jésus répond d’une manière qui nous déroute : « Nul ne peut venir à moi, si le Père qui m’a envoyé ne l’attire ». Mais alors, la foi en Jésus est-elle une pure grâce, donnée à certains et refusée à d’autres ? Ce ne peut être ainsi, car « Dieu ne fait pas de favoritisme » (Actes 10,34). La grâce est offerte à tous, mais elle doit être demandée et accueillie humblement. Elle est un don et non une conquête de notre part.

Cette question « Comment est-ce possible ? » est une exclamation fréquente pour manifester surprise et étonnement, mais aussi doute et incrédulité. Même dans le domaine de la foi, nous nous posons cette question face à des événements qui semblent mettre en cause la présence de Dieu dans notre vie et dans notre monde. Jésus nous dit : « Ne murmurez pas entre vous », mais il ne nous empêche pas de nous poser des questions et de demander des explications. Une foi qui ne se questionne pas peut facilement devenir un fondamentalisme qui conduit à une mentalité d’enfermement et à une psychose de persécution. Un questionnement sain (nous ne parlons pas du doute systématique de la méfiance) nous met en dialogue avec tous, comme compagnons de route de chaque homme et femme. Mais, comment concilier cela avec la foi ? La Vierge Marie, avec la demande adressée à l’ange : « Comment cela se fera-t-il ? », nous dit que cette question est légitime, si elle est posée pour rendre notre « oui », notre « fiat », plus conscient. On peut aussi « douter dans la pleine certitude » ! (Cristina Simonelli).

3. Manger le pain, manger sa chair

Jusqu’à présent, Jésus s’est limité à parler de lui comme du pain descendu du ciel. Maintenant, il introduit le verbe manger : « Je suis le pain vivant, descendu du ciel. Si quelqu’un mange de ce pain, il vivra éternellement, et le pain que je donnerai, c’est ma chair, pour la vie du monde » (v. 51). Ce verset, qui sera repris dimanche prochain, nous introduira finalement dans le discours sur l’eucharistie. Manger le pain qui est sa personne, sa parole et sa chair devient la condition pour avoir en nous la vie éternelle.

LÈVE-TOI, MANGE ET MARCHE ! La première lecture et l’Évangile tournent autour de « manger » et nous invitent à nous interroger sur ce dont nous nourrissons notre vie. Il est question de trois types de pain : le pain de la manne qui nourrit pour un jour, le pain d’Élie qui nourrit pour quarante jours, et le pain qu’est Jésus qui nourrit pour toujours. La première lecture (1 Rois 19,4-8), qui raconte la crise du prophète Élie, persécuté à mort par la reine Jézabel, est d’une beauté extraordinaire. D’une part, elle nous montre la faiblesse du grand prophète qui avait défié seul les 400 prophètes de Baal, une faiblesse qui le rend semblable et proche de nous. D’autre part, elle nous montre la tendresse de Dieu qui ne reproche pas à son prophète, mais lui envoie son ange, deux fois, pour le ravitailler et le remettre en route vers le mont Sinaï, où le Seigneur l’attend. Voilà, c’est notre Dieu, qui s’approche de chacun de nous dans les moments d’épreuve, de crise et de découragement pour nous ranimer : « Lève-toi, mange, car le chemin est trop long pour toi ! »

P. Manuel João Pereira Correia, mccj
Vérone, août 2024

Se nourrir du Christ
La foule a suivi Jésus pour qu’il renouvelle la multiplication des pains.
Mais Jésus explique que le vrai pain, c’est lui !

Jean 6, 41-51
Un commentaire de Marcel Domergue, jésuite

Nos lectures du chapitre 6 de Jean sont mal découpées. Après avoir parlé, sans plus de précision, d’un pain mystérieux que le Père donne pour la vie du monde et entendu les gens lui demander de leur donner toujours de ce pain-là (versets 26 à 34), Jésus va expliquer en deux discours que « ce pain-là », c’est lui. Ces deux discours commencent par les mêmes mots : « Je suis le pain de vie » (versets 35 et 48) ; ils se terminent tous les deux par « la vie éternelle » (versets 45 et 59). Au milieu de chacun des deux discours (versets 41 et 52), la révolte des auditeurs.

Le premier discours nous répète sous diverses formes que manger ce pain-là, qui est maintenant identifié comme le Christ lui-même, consiste à croire en lui. Croire et manger deviennent synonymes. Dans le langage courant, on parle de se nourrir de tel ou tel auteur, de dévorer ses livres ; pour exprimer un refus, nous pouvons dire : « Je ne mange pas de ce pain-là ».

La parole reçue des autres est nourriture car elle nous construit, nous fait exister. Tout ce qu’il y a en nous est élaboration de ce que nous avons reçu. Au chapitre 1 de la Genèse, nous apprenons que c’est la Parole de Dieu qui nous fait être. Cette Parole nous devient sensible, audible, visible dans le Christ (1 Jean 1,4). Croire en lui, c’est croire en nous, car en lui se trouve la vérité de notre être. En lui réside la certitude de notre incorruptibilité. Ainsi, manger pour vivre est croire, absorber celui que le Père nous envoie et vers lequel il nous attire (verset 44).

Le « pain du ciel »

Croire au Christ, se nourrir du Christ n’est pas seulement une adhésion intellectuelle. Il s’agit de fonder notre vie sur lui, c’est-à-dire de faire nôtres ses comportements ou plutôt son attitude fondamentale, celle qui commande toute sa vie, tout ce qu’il fait et tout ce qu’il dit. Elle se résume en une phrase : donner sa vie. On ne garde, on ne sauve que ce que l’on donne.

L’expression « pain qui descend du ciel » qui, au premier abord, nous laisse froids, signifie que nous ne sommes pour rien dans sa production, que l’aptitude à donner nous vient de Dieu lui-même. C’est une manière de dire tout ce qu’est le Père et tout ce qu’est le Fils. Ce Jésus qui est là nous est donné et, se donnant, révèle « comment est Dieu ». Les interlocuteurs de Jésus s’indignent : comment cet homme peut-il dire qu’il « descend du ciel » alors que nous savons qu’il monte de la terre ? En effet, nous connaissons son père et sa mère… Ces gens ont à apprendre, et nous aussi, que monter de la terre et descendre du ciel ne sont pas contradictoires.

Ce que produit la terre en Genèse 1 est bien le fruit de la Parole qui vient de Dieu. Toutes ces choses « incarnent » le Verbe et le Christ les récapitule, les conduisant jusqu’à leur ultime vérité. N’est-il pas la « lumière du monde », accomplissement de celle qui fut donnée en Genèse 1,3 ? C’est pourquoi le pain de la terre annonce et prépare le « pain du ciel ». De tout cela naît la vie, notre vie actuelle se faisant vie éternelle, à condition d’accepter de la donner.

Qui est Jésus ?

Voici donc posée la fameuse question d’identité. À la vue de Jésus et de ce qu’il fait, on est amené à comprendre, et à croire, non seulement qu’il « vient » de Dieu mais qu’il est présence de Dieu. Son identité profonde surclasse infiniment ce que l’on sait, ou croit savoir, de lui. Engendrée à partir du « voir », de la vue, la foi va bien au-delà de ce que l’on constate. À la limite, on peut même « croire sans voir » (Jean 20,29). En fin de compte, c’est bien le régime sous lequel nous vivons, nous qui croyons « par audition », à partir du témoignage des apôtres transmis de génération en génération. N’allons pas imaginer que cette adhésion à la personne du Christ, cette mise en route avec lui, ce choix d’être comme lui nécessitent de notre part un effort épuisant.

Ce n’est pas nous qui avons à « fabriquer » notre foi ; « personne ne vient à moi si le Père, qui m’a envoyé, ne l’attire » (verset 44). Seulement voilà : nous avons le pouvoir redoutable de céder à cette attraction ou de la refuser. C’est à nous de prononcer le « oui » nuptial qui nous fait un avec le Christ ; une seule chair. Ne nous attendons pas à être envahis par un puissant sentiment de croyance : nous avons simplement à choisir de croire, à imiter le « qu’il me soit fait selon ta Parole » de Marie au jour de l’Annonciation. Pour une part, la foi est abandon, accepté, à l’attraction de Dieu. Cette attraction nous conduit au Christ, humanité de Dieu et divinité de l’homme. Et le Christ, ne l’oublions pas, vient se livrer entre nos mains à travers tous les hommes : « C’est à moi que vous l’avez fait » (Matthieu 25,40).
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