Voici maintenant la conclusion de ce chapitre 6,60-69 et, plus précisément, des discours sur le pain de vie et le don de la chair et du sang. Ce pain s’avère ici pain de l’épreuve comme la manne, si présente dans ce chapitre (Exode 16,2-4). Les auditeurs vont se diviser en croyants et non-croyants. C’est que l’idée de manger la chair d’un homme et de boire son sang est intolérable (verset 60), et ce n’est pas en édulcorant le texte que l’on se tirera d’affaire. (...)

LE JOUR DU GRAND SCANDALE !

« Seigneur, à qui irions-nous ? »
Jean 6,60-69

Nous sommes arrivés à la fin du chapitre 6 de l’Évangile de Jean, que nous avons entendu pendant cinq dimanches, interrompant la lecture de l’Évangile de Marc, prévue par le calendrier liturgique pour cette année. Le passage d’aujourd’hui nous présente la réaction des disciples de Jésus au discours qu’il venait de conclure dans la synagogue de Capharnaüm, le lendemain du miracle de la multiplication des cinq pains et deux poissons. Il n’est plus question de la foule ou des Juifs, mais du groupe des disciples qui prennent position face à l’affirmation de Jésus d’être le Pain/Parole et le Pain/nourriture et boisson, descendu du ciel.

Le passage est divisé en deux parties. Dans la première, nous trouvons le groupe de ses disciples qui murmurent : « Cette parole est dure ! Qui peut l’écouter ? ». Ces disciples se scandalisent et décident de partir. Dans la deuxième partie du texte, Jésus interroge le groupe des Douze, leur demandant : « Voulez-vous partir, vous aussi ? ». Saint Pierre prend la parole pour le groupe et répond : « Seigneur, à qui irions-nous ? Tu as les paroles de la vie éternelle et nous avons cru et reconnu que tu es le Saint de Dieu ».

L’ambiance est chargée de tension, presque palpable. Au fur et à mesure que Jésus révèle le sens profond du signe qu’il avait accompli, le malaise, la murmuration et la critique s’emparent de tout son auditoire : la foule, puis les « Juifs », c’est-à-dire, les chefs religieux, ses adversaires, et maintenant même le grand groupe des disciples qui le suivaient, attirés plus par ses miracles que par la nouveauté de son message. Et alors il se passe quelque chose d’inattendu : le plus grand signe accompli par Jésus, reconnu comme le signe messianique attendu par tous (« Celui-ci est vraiment le prophète qui vient dans le monde ! », v.14) devient son premier grand échec. La situation s’est inversée. Ce n’est pas que Jésus ait été pris par surprise. En fait, dès la veille, quand les gens voulaient « le prendre » (v.15) pour le faire roi, Jésus avait perçu toute l’ambiguïté des attentes de la foule. Satan était revenu pour le tenter !

Comment Jésus explique-t-il cette situation ? Il y a deux types de mentalités qui se disputent le cœur de l’homme : la chair qui « ne sert à rien » et l’Esprit qui « donne la vie ». L’esprit de la chair agit par instinct, tandis que l’Esprit de Dieu agit par la foi. La foi, cependant, n’est pas une conquête de l’homme mais un don de Dieu : « C’est pourquoi je vous ai dit que nul ne peut venir à moi, si cela ne lui est donné par le Père ».

C’est un moment dramatique de crise dans le ministère de Jésus, qui correspond à son échec à Nazareth, rapporté par les trois évangiles synoptiques. Là, Jésus avait réagi avec stupéfaction, ici avec amertume. Ne croyons pas que Jésus était indifférent ou insensible aux réactions de ses auditeurs ! Lui aussi a éprouvé tous nos sentiments. Dans ce cas, on peut penser qu’il a ressenti tristesse, frustration et amertume face à la fermeture de cœur de ses auditeurs.

Que dire des Douze ? C’est la première fois que ce groupe apparaît dans l’Évangile de Jean. Peut-être même qu’ils n’ont pas compris grand-chose, et un mélange de pensées et de sentiments a rempli de confusion leur esprit et leur cœur. Pierre parle ici pour la première fois et, par sa profession de foi, il aide le groupe à retrouver sa cohésion. Mais rien ne sera plus comme avant. Outre l’incrédulité et l’abandon de beaucoup, flotte maintenant sur le groupe le nuage noir de l’annonce d’une trahison.

Pistes de réflexion

1. « Choisissez aujourd’hui qui vous voulez servir ! ». Il y a des moments où nous sommes obligés de prendre une décision et de jouer notre vie. « Choisissez aujourd’hui qui vous voulez servir ! », dit Josué aux douze tribus réunies à Sichem (Josué 24, première lecture). « Voulez-vous partir, vous aussi ? », demande Jésus aux Douze. Nous avons malheureusement tendance à procrastiner nos décisions et à avancer avec un pied dans deux chaussures, essayant de garder ouvertes toutes les possibilités. Mais celui qui voudra sauver sa vie la perdra !

2. « Même si tous t’abandonnent, moi je ne t’abandonnerai jamais ! ». Il est frappant de constater que Jésus est prêt à laisser partir même le groupe des Douze et à reprendre la mission seul. Seul, mais solide ! Au moment suprême, il dira : « Vous me laisserez seul ; mais je ne suis pas seul, car le Père est avec moi » (Jean 16,32)
Dans ce moment historique où la foi chrétienne ne jouit plus du consensus social, alors que s’accomplit, encore une fois, la parole de l’Évangile : « Beaucoup de ses disciples retournèrent en arrière et ne marchaient plus avec lui », nous avons besoin de chrétiens sincères et généreux comme Pierre. Que Dieu veuille, malgré la conscience aiguë de notre fragilité, que nous puissions dire comme lui, dans un élan de confiance simple comme celle d’un enfant : « Si tous se scandalisent de toi, moi je ne me scandaliserai jamais ! » (Matthieu 26,33).

3. Évangéliser nos échecs. Nous accumulons tous des expériences et des souvenirs d’échecs qui peuvent devenir un fardeau sur notre chemin. Le temps ne les guérit pas toujours. Ils ont besoin d’être évangélisés. Au fil des années, nous nous rendons compte que notre vie n’est pas une marche victorieuse de récolte de triomphes et de médailles, comme nous l’avions rêvé. Accepter sereinement notre fragilité et nos limites, se réconcilier avec notre réalité, encaisser les défaites sans se décourager, est la seule voie pour retrouver la paix et la liberté intérieure !

P. Manuel João Pereira Correia, mccj

L’intolérable nécessaire
Jean 6, 60-69

Manger la chair et boire le sang du Christ est une exigence bien difficile à accepter !
Un commentaire du Père Marcel Domergue, jésuite.

Voici maintenant la conclusion de ce chapitre 6 et, plus précisément, des discours sur le pain de vie et le don de la chair et du sang. Ce pain s’avère ici pain de l’épreuve comme la manne, si présente dans ce chapitre (Exode 16,2-4). Les auditeurs vont se diviser en croyants et non-croyants. C’est que l’idée de manger la chair d’un homme et de boire son sang est intolérable (verset 60), et ce n’est pas en édulcorant le texte que l’on se tirera d’affaire. À vrai dire, la phrase du Psaume 14,4, « quand ils mangent leur pain c’est mon peuple qu’ils mangent », se vérifie tous les jours. Peuples nantis, nous vivons de la misère, de la faim et de la mort d’une multitude d’hommes, de femmes, d’enfants que nos systèmes économiques réduisent à la détresse dans le tiers-monde et dans tous nos « tiers-états » occidentaux. L’anthropophagie sournoise, occultée, est généralisée. Cette chair et ce sang que nous arrachons aux hommes malgré eux, le Christ vient nous les donner volontairement. Inutile de dire que cela ne résout pas le problème de nos victimes, mais cela nous appelle à entrer dans cette logique du don total. Dieu ne vient pas nous imposer l’amour par force, ce qui serait totalement contradictoire, il vient dresser devant nos yeux l’image de cette voie étroite qui, seule, conduit à la vie. Ainsi nous devons d’abord prendre la chair et le sang qu’il nous donne, puis faire nôtre l’amour qui commande ce don.

Manger la chair, boire le sang

De même que les interlocuteurs de Jésus se sont révoltés quand il a révélé son origine, quand il leur a dit d’où il venait (Jean 6, 41-42), de même ils se révoltent quand il leur révèle où il va, c’est-à-dire au Père par la Passion. Jésus leur dit en substance : cela vous heurte que je vous annonce le don de la chair et du sang ? Que direz-vous quand cela se produira effectivement, quand vous verrez le Fils de l’Homme monter là où il était auparavant ? Nuançons : le don de la chair et du sang sont de toujours, de tous les instants, depuis le commencement. De cela, la croix est la révélation, à l’heure où les temps sont accomplis. N’empêche que Jésus adresse à ses auditeurs indignés des paroles surprenantes. Il vient en effet de répéter qu’il faut, pour vivre, manger sa chair ; maintenant il leur dit : « la chair ne sert de rien. » De toute évidence le mot « chair », n’a plus le même sens. Tout à l’heure, il s’appliquait au Christ en tant qu’homme solidaire de la nature, porteur de l’argile originelle (Genèse 2,7) ; maintenant, le mot se charge du sens négatif qu’il a dans beaucoup de textes : l’inaptitude à accéder à l’esprit. Quand Jésus dit que ses paroles ne sont pas chair mais esprit et vie, il veut sans doute faire comprendre qu’il ne s’agit pas de manger matériellement sa chair, son corps. Nous savons maintenant que cela se fait à travers des signes. La chair livrée ne doit pas être comprise de façon charnelle.

Encore les deux discours

Jésus, selon Jean, enseigne des choses similaires à partir de thèmes tout différents. Un seul exemple : en 15,1-8, Jésus explique longuement que, pour vivre, nous devons demeurer en lui et lui en nous. Il est la vigne, nous sommes les sarments ; la sève qui vient de lui (penser au sang) doit nous alimenter. Cette intériorité réciproque (moi en vous, vous en moi) a quelque chose à voir avec l’acte de manger la chair et de boire le sang. Elle ne peut être comprise que si l’on a accepté le premier discours qui nous dit que le Christ vient de Dieu, est présence de Dieu. Cependant, cela ne suffit pas : il faut encore admettre le don de la chair et du sang. Regardons de près la réponse de Pierre quand Jésus demande aux Douze s’ils veulent eux aussi l’abandonner. « Vers qui irions-nous ? Tu as les paroles de la vie éternelle » Pierre comprend qu’il n’y a pas de salut possible si l’on reste enfermé en soi, il faut aller vers un autre, vers l’Autre. Il reste donc avec Jésus. Fort bien, mais il n’a entendu que le premier discours, pas le second. Comme à Césarée de Philippe (Matthieu 16,13-23), il reconnaît l’origine du Christ, mais reste fermé à l’avenir pascal. Il n’y fait aucune allusion. En réalité, le refus ou l’oubli du second discours révèle que l’on n’a pas totalement compris et admis le premier. Il faudra attendre Jean 21 pour que Pierre aille sans réserve vers le Christ. En attendant, si Jésus a choisi Pierre, Pierre n’a pas encore vraiment choisi Jésus. Nous en sommes tous là.
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