Il y a toujours quelque chose de déconcertant dans le miracle, et très spécialement dans un miracle qui porte, comme dans l’Evangile d’aujourd’hui, sur la matière. Pour la guérison d’un malade, on peut toujours penser qu’il a collaboré à sa guérison! Un miracle qui s’accomplit sur la matière paraît beaucoup plus difficilement compréhensible.
Maurice Zundel
On est enclin de le situer dans un contexte spirituel et nous pouvons entrevoir que c’est par d’autres leviers que par des énergies purement physiques, que ce n’est surtout pas par un coup de baguette magique, que s’accomplit le miracle, qu’il est nécessairement conditionné et porté par l’amour. (…)
Quant au sens du miracle, je me rappelle ce récit d’Anne de Tourville. Elle a raconté, devant moi, que pendant la guerre, se trouvant avec sa mère dans une situation de pauvreté absolue, elles n’avaient qu’une mince couche de charbon dans leur cave qu’elles réservaient pour le jour où le froid atteindrait à une intensité désespérée.
Elles avaient donc économisé avec soin, en acceptant de geler tous les jours que Dieu faisait, et puis un jour la température descendit si bas, qu’elles allèrent chercher le charbon pour avoir au moins chaud un jour.
Le lendemain, sachant bien que la provision était épuisée, elles restèrent à la cave, grattèrent le sol et en extrayèrent juste ce qu’il fallait pour se chauffer ce jour‑là.
Elles recommencèrent le lendemain et il y avait autant de charbon qu’il en fallait pour se chauffer ce jour‑là, et ainsi de suite, tout l’hiver.
Sa mère qui avait une dévotion très particulière à saint Jean Bosco attribua le miracle à l’intercession de saint Jean Bosco mais, quel que soit l’intercesseur, ce qui est merveilleux, c’est la discrétion parfaite de cet événement presque naturel, une mince couche de charbon tous les jours, mais justement tout ce qu’il en fallait pour échapper à la morsure du froid.
Je pense que la multiplication des pains s’accomplit de la même manière, infiniment discrète: ceux qui étaient tout près de Jésus purent voir qu’en puisant dans la corbeille, il y avait toujours ce fond de corbeille qui suffisait à nourrir ceux qui se présentaient.
Si tout s’est passé ainsi, cet événement nous devient plus proche, précisément parce qu’il est à la fois d’une discrétion admirable et qu’il touche au fond de notre mission humaine qui est précisément de créer ce monde au-delà de l’espace et du temps où nous formons un seul corps dans une circumincession de Dieu, dans une circulation de Dieu qui est le seul lien véritable d’une humanité spirituelle.
Il n’en reste pas moins vrai qu’on peut partir d’un besoin matériel et que ce prodige a été accompli, et c’est ce qui nous amène à souligner ce réalisme du Christ qui savait bien que tout ce qu’il pourrait dire à cette foule ne pourrait pas la pénétrer, si elle se trouvait affamée.
Il y a un certain conditionnement de la vie spirituelle par la libération des besoins physiques. Cela va de soi, nous le savons bien, et lorsque la femme pauvre disait: comment voulez‑vous que je médite et que je prie devant mes marmites vides avec cinq enfants, chacun de nous le comprend, compatit et lui donne raison.
Nous n’avons qu’à consulter notre expérience la plus élémentaire: impossible de vivre la vie de l’esprit, si l’on est opprimé et écrasé par les besoins et par la souffrance aiguë et intolérable de l’organisme.
Homélie, Lausanne, 1962
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Il nous faut toujours des signes pour accéder aux réalités spirituelles. Ces réalités sont mystérieuses et elles échappent facilement à nos intelligences limitées. Il nous faut partir de ce qui nous est connu pour aller vers ce que nous ne connaissons pas encore. C’est vrai plus particulièrement dans le domaine de la foi, où nous avançons dans l’inconnu du divin, de la destinée humaine, du sens profond des choses.
Le signe nous permet de plonger dans une réalité qui autrement nous dépasse. En suivant l’évangile de Matthieu, nous accédons ainsi aux merveilles du Royaume à partir du langage des paraboles et de celui des signes. Le signe du pain partagé, effectué sur le bord du lac de Tibériade, en est un de première grandeur.
L’expérience que Jésus va permettre aux disciples de vivre ce jour-là sera pour eux et pour nous un signe puissant à bien des égards pour notre vivre avec lui et avec nos frères et sœurs de la terre.
Mais quel est donc ce signe? Le groupe des disciples dispose de si peu de pain pour nourrir toute cette foule… Or, devant ce maigre dépôt de pain, Jésus lève les yeux vers le Père, il prononce la bénédiction. « Prenant les pains, Jésus rendit grâce, les rompit et les donna. Et tous mangèrent à leur faim. » Tous mangent à leur faim et joyeux, ils rendent grâce.
Le récit de la multiplication des pains nous fait signe que notre Dieu est un Dieu très humain, qui se penche sur nous, qui n’ignore pas notre nature et nos besoins.
Jésus en son geste nous donne aussi à voir l’importance de notre part, de nos partages. Il ne fait pas tout pour nous. Il compte absolument sur notre générosité. Il prie pour que notre part soit féconde. Même si elle est humble et pauvre, elle aura à la fin des proportions surprenantes. Le signe des pains témoigne qu’il ne faut pas attendre d’en avoir plus pour agir. Que le peu que nous avons est déjà beaucoup quand il est mis à contribution sans réserve. La puissance du Christ fait alors le nécessaire, et le geste des pauvres rejoint effectivement beaucoup de monde.
Et même il en restera. Ce sera un grand signe pour la suite. Un signe à grande et longue portée. Nos partages ne sauraient désormais cesser. Il faut que la juste distribution du pain se continue à travers les siècles vers toute humanité affamée.
Les nouvelles nous disent la famine et la détresse qui sévissent en bien des pays du monde. C’est à pleurer et à ne pas savoir que faire. Tant de pauvreté fait mal et nous dérange. Comment nourrir tant de monde? Bien sûr, nous avons peu, mais, hélas, nous veillons jalousement sur ce peu que nous avons, le gardant pour nous et pour les nôtres.
Or la parole de Jésus nous tire dans l’autre sens. Elle nous dit qu’il y a moyen de faire quelque chose pour les autres avec ce que nous avons, même si c’est bien peu. L’amour du prochain ne renvoie pas les gens à eux-mêmes. Il prend charge. Il veut se solidariser avec ceux et celles qui n’ont rien, porter avec sollicitude leurs besoins devant Dieu, avec Dieu.
Jésus dans ce dialogue avec les disciples nous demande de ne pas être égoïstes ni trop prudents. Il nous entraîne dans la compassion et le partage effectif. Notre foi nous amène nous aussi jusque là. Jusqu’à tout perdre pour les autres. Dieu, en son Fils Jésus, agira dans notre faiblesse, si seulement nous conjuguons en vérité nos petites forces et nos faibles ressources avec les siennes qui sont si grandes.
Par Jacques Marcotte, o.p.
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