Vendredi 16 juin 2023
Cœur et vie, cœur et source, cœur et naissance, ne font qu’un. Quand donc un cœur aurait-il le temps de penser au combat et à la défense? Pendant que tous les membres sommeillent et succombent à la tentation de la mort, le cœur, seul éveillé, tient les inconscients en vie. Le cœur est sans défense parce qu’il est la source, c’est pourquoi tout ennemi vise au cœur. C’est là que demeure la vie, c’est là qu’on peut la toucher. Là elle s’élève, dans la fraîche nudité de sa jeunesse, sortant de l’abîme du néant. La vie s’exprime elle-même dans les rythmes du cœur qui bat éternellement, et le double mouvement du cœur qui se dilate et se contracte, s’ouvre et se ferme, va et vient, se propage peu à peu dans le corps tout entier et devient la loi de sa vie.
A-t-il fait un éclair? Le temps d’une déchirure dans les ténèbres, ne voyait-on pas le fruit sur la croix, immobile, raide comme la mort, les yeux hagards, absents, pâle comme un ver, probablement déjà mort? C’était bien son corps, mais où est son âme? Sur quels rivages sans bords, dans quelles profondeurs marines vidées de leurs eaux, sur le fond de quelles sombres fournaises, s’en va-t-elle, errante? Ils le savent tous soudain, ceux qui entourent le gibet: il est parti. Un vide insondable (non pas la solitude) s’écoule du corps pendu, rien ne s’attarde plus ici, sinon ce vide fantastique. Le monde avec sa figure s’est évanoui, il s’est déchiré du haut en bas comme un rideau. Il n’y a plus rien sinon le rien. Même pas les ténèbres. Le monde est mort. L’amour est mort. Dieu est mort.
Mais regardez: quel est cet objet indescriptible qui commence à se dessiner d’une manière indécise dans le gouffre infini? Cela n’a ni contenu, ni contour; sans nom, plus solitaire encore que Dieu, on le voit surgir du vide absolu. Ce n’est personne. C’est antérieur à tout. Est-ce le commencement? C’est petit et indéterminé comme une goutte. Peut-être est-ce de l’eau. Mais cela ne coule pas. Ce n’est pas de l’eau, c’est plus trouble, moins limpide, plus consistant que l’eau. Ce n’est pas non plus du sang, car le sang est rouge, le sang est vivant, le sang s’exprime clairement et en langage humain. Ce qui est ici n’est ni de l’eau, ni du sang, c’est plus ancien que l’un et l’autre, c’est une goutte du chaos originel. Retiens le souffle de tes pensées. Encore beaucoup trop tôt maintenant pour songer à l’espérance. Beaucoup trop faible encore le germe pour parler tout bas d’amour. Beaucoup trop tôt pour parler d’une source. C’est un suintement, perdu dans le chaos, qui va sans direction, sans pesanteur. Une source dans le chaos. Qui jaillit du pur néant. Ce n’est pas le commencement de Dieu qui, éternellement et d’une manière souveraine, se pose lui-même dans l’existence, lumière, vie et béatitude trinitaires. Ce n’est pas le commencement de la création qui s’échappe doucement et tout en dormant des mains du Créateur. C’est un commencement sans pareil. Comme si la vie s’élevait en naissant de la mort.
Enchantement du Samedi saint. La source jaillie du chaos reste sans direction. Est-ce le résidu de l’amour du Fils qui, épanché jusqu’à la dernière goutte cherche à remonter vers le Père à travers le néant ombreux? Ou bien cet amour, sans force, inconscient, coule-t-il, malgré tout, en direction opposée, à la rencontre d’une nouvelle création, pas du tout subsistante encore, encore informe, même pas encore mise au monde? A présent la source jaillit toujours plus abondante. Certainement elle s’échappe d’une plaie, elle est comme la fleur, le fruit d’une plaie, elle s’élance de cette plaie comme un arbre. Mais la plaie n’est plus douloureuse, le temps de la souffrance est depuis longtemps écoulé, l’origine est dépassée, d’hier date l’éclosion de la source d’aujourd’hui. Ce qui s’épanche à présent, ce n’est plus la souffrance qui souffre, c’est la souffrance soufferte. Non plus l’amour qui offre, mais l’amour offert. Seule la plaie est là: béante, porte grande ouverte, chaos, nada, d’où la source s’écoule au-dehors. Plus jamais cette porte ne se fermera. De même que la première création n’a jamais été qu’un jaillissement toujours nouveau sortant du néant, ainsi ce monde nouveau, non encore enfanté, compris dans le premier jaillissement créateur, ne surgira jamais d’ailleurs que de la plaie qui ne se fermera plus. Toute figure, à l’avenir, s’élèvera de ce vide béant, toute santé tirera sa force de la plaie créatrice. Arc de triomphe de la vie plein de majesté! Les armées de la grâce, cuirassées d’or, débouchent de toi, portant des lances de feu. Grotte profonde d’où s’échappe le fleuve de vie! Intarissables, les flots se pressent pour sortir de toi, éternellement flots d’eau et de sang, baptisant les cœurs païens, étanchant la soif des âmes altérées, déferlant sur les déserts du péché, répandant des richesses surabondantes, remplissant à déborder tout contenant, comblant à l’excès tout désir.
Urs von Balthasar, Le cœur du monde.
http://www.stignace.net/recherchedetextes/cadretextes/sourcejaillieduchaos.htm
Cœur et vie, cœur et source, cœur et naissance, ne font qu’un. Quand donc un cœur aurait-il le temps de penser au combat et à la défense? Pendant que tous les membres sommeillent et succombent à la tentation de la mort, le cœur, seul éveillé, tient les inconscients en vie. Le cœur est sans défense parce qu’il est la source, c’est pourquoi tout ennemi vise au cœur. C’est là que demeure la vie, c’est là qu’on peut la toucher. Là elle s’élève, dans la fraîche nudité de sa jeunesse, sortant de l’abîme du néant. La vie s’exprime elle-même dans les rythmes du cœur qui bat éternellement, et le double mouvement du cœur qui se dilate et se contracte, s’ouvre et se ferme, va et vient, se propage peu à peu dans le corps tout entier et devient la loi de sa vie.
Or c’est là que le Verbe vint dans le monde. La Vie éternelle élut domicile en un cœur humain. Elle résolut d’habiter sous le frisson de cette tente, elle décida de s’y laisser toucher. Ainsi sa mort était-elle chose résolue. Car la source de la vie est sans défense. Dans le château fort de son éternité, dans sa lumière il était inaccessible. Dieu était inattaquable, les flèches du péché rejaillissaient comme des traits d’enfant sur l’airain de sa majesté souveraine. Mais voilà Dieu dans le frêle abri d’un cœur: comme il est facile maintenant à atteindre! Comme il est vite blessé! Quelle nudité Dieu ne s’est-il pas donnée, quelle folie n’a-t-il pas commise! Lui-même a trahi le point faible de son amour; à peine le bruit s’est-il répandu que Dieu séjourne parmi nous dans un cœur humain, que chacun appointe ses flèches et met à l’épreuve son arc. Une pluie, une grêle s’abattra sur lui, des millions de projectiles voleront vers le petit point rouge.
Son cœur qui est sans défense ne le défendra pas. Un cœur, certes, n’a pas de raison. Il ne sait pas pourquoi il bat. Il ne s’arrête jamais, il va, il court. Et parce que l’amour est toujours débordant, son cœur aussi débordera… vers l’ennemi. C’est là sa joie de séjourner parmi les enfants des hommes, c’est là sa curiosité de savoir quel goût ont les autres cœurs, les cœurs étrangers. Il voulait éprouver ce goût, et il accepta d’en faire l’épreuve, et il eut aussi à sacrifier au goût des autres. Plus jamais il n’oubliera ce goût, même dans les éternités les plus lointaines. Seul un cœur pouvait être disposé à de pareilles aventures.
Ainsi le Fils vint dans le monde, et son cœur l’avait traîné Dieu sait où, car tout cœur tire impatiemment sur la laisse; il flaire des traces que personne ne sent, et il suit des voies à lui. Et pourtant ils sont finalement bien d’accord, le maître et son cœur. Le cœur obéit volontiers à la volonté du maître qui l’excite à se glisser dans la tanière du renard. Et le maître suit volontiers les courses du cœur qui le mène à des aventures mortelles, à la chasse à l’homme dans la forêt vierge du monde ténébreux et ennemi de Dieu.
Mais lorsque, fatigué et accablé par le poids du jour, le serviteur ici-bas tombe à terre, et dans un geste d’adoration touche le sol de son front, cet acte tout simple enferme le parfait hommage du Fils incréé devant le trône du Père. Et pour toujours il ajoute à cette perfection éternelle la perfection douloureuse et sans éclat d’une humilité humaine. Mais jamais le Père n’a si bien aimé le Fils pour toujours qu’au moment où il aperçut ce geste las d’agenouillement. C’est alors qu’il jura d’élever cet enfant au-dessus de tous les cieux jusqu’à son cœur de Père, cet enfant d’homme qui est son Fils. Et pour l’amour de ce Fils, il jura aussi d’élever tous ceux qui ressemblaient à cet Unique, le Bien-aimé par excellence, et dans lesquels il devinait, défigurés et recouverts d’un voile, les traits de son Fils.
Urs Von Balthasar, Le cœur du monde, p. 42-47.
http://www.stignace.net/recherchedetextes/cadretextes/leverbedansuncoeur.htm
Cœur et vie, cœur et source, cœur et naissance, ne font qu’un. Quand donc un cœur aurait-il le temps de penser au combat et à la défense? Pendant que tous les membres sommeillent et succombent à la tentation de la mort, le cœur, seul éveillé, tient les inconscients en vie. Le cœur est sans défense parce qu’il est la source, c’est pourquoi tout ennemi vise au cœur. C’est là que demeure la vie, c’est là qu’on peut la toucher. Là elle s’élève, dans la fraîche nudité de sa jeunesse, sortant de l’abîme du néant. La vie s’exprime elle-même dans les rythmes du cœur qui bat éternellement, et le double mouvement du cœur qui se dilate et se contracte, s’ouvre et se ferme, va et vient, se propage peu à peu dans le corps tout entier et devient la loi de sa vie.
Or c’est là que le Verbe vint dans le monde. La Vie éternelle élut domicile en un cœur humain. Elle résolut d’habiter sous le frisson de cette tente, elle décida de s’y laisser toucher. Ainsi sa mort était-elle chose résolue. Car la source de la vie est sans défense. Dans le château fort de son éternité, dans sa lumière il était inaccessible. Dieu était inattaquable, les flèches du péché rejaillissaient comme des traits d’enfant sur l’airain de sa majesté souveraine. Mais voilà Dieu dans le frêle abri d’un cœur: comme il est facile maintenant à atteindre! Comme il est vite blessé! Quelle nudité Dieu ne s’est-il pas donnée, quelle folie n’a-t-il pas commise! Lui-même a trahi le point faible de son amour; à peine le bruit s’est-il répandu que Dieu séjourne parmi nous dans un cœur humain, que chacun appointe ses flèches et met à l’épreuve son arc. Une pluie, une grêle s’abattra sur lui, des millions de projectiles voleront vers le petit point rouge.
Son cœur qui est sans défense ne le défendra pas. Un cœur, certes, n’a pas de raison. Il ne sait pas pourquoi il bat. Il ne s’arrête jamais, il va, il court. Et parce que l’amour est toujours débordant, son cœur aussi débordera… vers l’ennemi. C’est là sa joie de séjourner parmi les enfants des hommes, c’est là sa curiosité de savoir quel goût ont les autres cœurs, les cœurs étrangers. Il voulait éprouver ce goût, et il accepta d’en faire l’épreuve, et il eut aussi à sacrifier au goût des autres. Plus jamais il n’oubliera ce goût, même dans les éternités les plus lointaines. Seul un cœur pouvait être disposé à de pareilles aventures.
Ainsi le Fils vint dans le monde, et son cœur l’avait traîné Dieu sait où, car tout cœur tire impatiemment sur la laisse; il flaire des traces que personne ne sent, et il suit des voies à lui. Et pourtant ils sont finalement bien d’accord, le maître et son cœur. Le cœur obéit volontiers à la volonté du maître qui l’excite à se glisser dans la tanière du renard. Et le maître suit volontiers les courses du cœur qui le mène à des aventures mortelles, à la chasse à l’homme dans la forêt vierge du monde ténébreux et ennemi de Dieu.
Mais lorsque, fatigué et accablé par le poids du jour, le serviteur ici-bas tombe à terre, et dans un geste d’adoration touche le sol de son front, cet acte tout simple enferme le parfait hommage du Fils incréé devant le trône du Père. Et pour toujours il ajoute à cette perfection éternelle la perfection douloureuse et sans éclat d’une humilité humaine. Mais jamais le Père n’a si bien aimé le Fils pour toujours qu’au moment où il aperçut ce geste las d’agenouillement. C’est alors qu’il jura d’élever cet enfant au-dessus de tous les cieux jusqu’à son cœur de Père, cet enfant d’homme qui est son Fils. Et pour l’amour de ce Fils, il jura aussi d’élever tous ceux qui ressemblaient à cet Unique, le Bien-aimé par excellence, et dans lesquels il devinait, défigurés et recouverts d’un voile, les traits de son Fils.
Urs Von Balthasar,
Le cœur du monde, p. 42-47
http://www.stignace.net/recherchedetextes/cadretextes/lecoeurdejesus.htm