Fille d’Œdipe et de Jocaste, Antigone va rendre les honneurs funéraires à son frère Polynice que le roi Créon veut priver de sépulture. Furieux devant une telle désobéissance, le souverain la condamne à être emmurée vivante…
Luc 9,51-62
Quelle mouche l’a piqué ?
Cette tragédie abordée par les plus grands, Sophocle, Cocteau, Brecht, Anouilh…, met en scène l’une des expressions les plus hautes de la conscience et de la liberté intérieure.
Au temps de Jésus, il était tout aussi essentiel d’enterrer les morts. Pour un israélite, être attentif aux pauvres, aux affligés et aux défunts faisait partie du cœur même de la miséricorde. Le rite d’ensevelissement s’avérait d’autant plus déterminant que seuls les impies se voyaient privés de ce respect fondamental dû à tout être humain.
Alors quoi ? Comment interpréter la dureté de Jésus envers cet homme qui lui demande tout naturellement d’aller enterrer son père avant de marcher à sa suite ? C’est choquant, incompréhensible. Et ne c’est pas tout, puisqu’un peu plus loin, à un autre futur disciple qui lui dit : « Je vais te suivre, Seigneur, mais laisse-moi d’abord faire mes adieux aux gens de ma maison », il répond encore plus sèchement : « Quiconque met la main à la charrue, puis regarde en arrière, n’est pas fait pour le royaume de Dieu ». Quelle mouche l’a donc piqué ?
Inutile de tourner autour du pot, d’adoucir, d’atténuer, de relativiser. Il y a dans l’Évangile des paroles insupportables. Encore faut-il tenter d’interpréter cette exigence presqu’inhumaine. Je repense au film de Pasolini, L’Évangile selon saint Matthieu (1964 !), et à ce Christ toujours en marche, toujours pressé, comme s’il y avait le feu, comme s’il courrait d’urgence en urgence, comme si tout l’Évangile défilait au pas de course.
N’est-ce pas ce qu’on ressent ici ? L’urgence et la détermination. D’ailleurs Luc écrit quelques versets plus haut : « Comme le temps approchait où il allait être enlevé au ciel, Jésus, le visage déterminé, prit la route de Jérusalem ». Le texte grec dit même, ce qui est plus précis : « Il durcit son visage vers Jérusalem ». Jésus marche vers la croix et il serre les dents. Ses jours sont comptés. L’affrontement final approche. Ce n’est plus le moment d’hésiter, de tergiverser, de se retourner, d’enterrer ses morts. On peut y entendre ses peurs, ses blocages, ses enfermements, ses blessures, ses deuils… Il arrive qu’un engagement nécessite une rupture parfois très douloureuse, et qu’il faille, pour aller de l’avant, ne plus se retourner sur son passé.
Des textes d’Évangile presque « impossibles », comme celui-ci, il faut parfois tenter de les porter en soi, comme une écharde dans la chair. Car il se pourrait qu’un jour imprévu, qui sait ?, ils accompagnent des pas difficiles.
Une parabole racontée par Antoine Nouis dans son remarquable commentaire du Nouveau Testament, vient dialoguer très heureusement avec ce passage d’Évangile si déconcertant (1).
« Sur un siège de bus est assis un vieil homme qui tient à la main un bouquet de fleurs fraîchement cueillies. De l’autre côté de l’allée se trouve une jeune fille dont le regard vient sans cesse se poser sur les fleurs. Le bus arrive à la station où le vieil homme doit descendre. Avant de quitter le bus, il dépose le bouquet sur les genoux de la jeune fille : « Je vois que vous aimez les fleurs, dit-il, et je pense que ma femme aimerait que vous les ayez, je vais lui dire que je vous les ai données ». La jeune fille n’a pas le temps de réagir que le vieillard est déjà descendu du bus. Elle regarde par a fenêtre et le voit… pousser la grille d’un petit cimetière ».
Gabriel Ringlet