Après avoir choisi les Douze sur la montagne – la montagne indique le lieu de la sphère divine, de la condition divine – l’évangéliste écrit que « Jésus, descendu avec eux, avec les Douze, il se tint sur un plateau. Il y avait là une foule nombreuse de ses disciples » et c’est aux disciples que Jésus adresse son enseignement, les Béatitudes.

Luc 6, 17.20-26

Heureux, vous les pauvres
P. Alberto MAGGI OSM

Descendant alors avec eux, il se tint sur un plateau. Il y avait là une foule nombreuse de ses disciples et une grande multitude de gens qui, de toute la Judée et de Jérusalem et du littoral de Tyr et de Sidon.
Et lui, levant les yeux sur ses disciples, disait: “Heureux, vous les pauvres, car le Royaume de Dieu est à vous. Heureux, vous qui avez faim maintenant, car vous serez rassasiés. Heureux, vous qui pleurez maintenant, car vous rirez. Heureux êtes-vous, quand les hommes vous haïront, quand ils vous frapperont d’exclusion et qu’ilsinsulteront et proscriront votre nom comme infâme, à cause du Fils de l’homme.
Réjouissez-vous ce jour-là et tressaillez d’allégresse, car voici que votre récompense sera grande dans le ciel. C’est de cette manière, en effet, que leurs pères traitaient les prophètes.”
“Mais malheur à vous, les riches ! car vous avez votre consolation. Malheur à vous, qui êtes repus maintenant ! car vous aurez faim. Malheur, vous qui riez maintenant! car vous connaîtrez le deuil et les larmes. Malheur, lorsque tous les hommes diront du bien de vous !
C’est de cette manière, en effet, que leurs pères traitaient les faux prophètes. “

Après avoir choisi les Douze sur la montagne – la montagne indique le lieu de la sphère divine, de la condition divine – l’évangéliste écrit que « Jésus, descendu avec eux, avec les Douze, il se tint sur un plateau. Il y avait là une foule nombreuse de ses disciples » et c’est aux disciples que Jésus adresse son enseignement, les Béatitudes.

Dans les Evangiles nous trouvons les Béatitudes en Matthieu et Luc ; la formulation est différente, mais le message est identique. En Matthieu c’est une invitation à qui veut entrer en cette béatitude ; dans l’Evangile de Luc, au contraire, c’est une constatation pour ceux qui ont déjà tout laissé et l’ont suivi.

L’évangéliste écrit alors « levant les yeux sur ses disciples » : c’est important. Jésus n’est pas en train de s’adresser à la foule, mais à ceux qui ont tout laissé et qui l’ont suivi. Et Jésus dit « Bienheureux » – bienheureux signifie infiniment et extraordinairement heureux, – «vous les pauvres», il s’ adresse aux disciples, Jésus n’est pas en train de béatifier la pauvreté ! les pauvres sont des malheureux et il appartient à la communauté chrétienne de les faire sortir de leur condition de pauvreté.

Jamais dans ‘Evangile Jésus proclame « bienheureux » les pauvres. Etre pauvre c’est un élément négatif que le Seigneur doit extirper de cette terre, grâce à la collaboration de tous ceux qui voudront bien l’aider. Mais ici Jésus s’adresse aux disciples qui, comme nous l’avons entendu au chapitre 5,11 ont tout laissé et l’ont suivi, donc ils sont entrés dans une condition de pauvreté.

Et bien Jésus assure «vous les pauvres qui avez tout laissé et qui m’avez suivi vous êtes bienheureux, car le Royaume de Dieu est à vous ». Royaume de Dieu n’indique pas une extension géographique, mais cela signifie que Dieu peut gouverner comme roi, c’est-à-dire le Père prends soin de vous. Les conséquences négatives que le choix de la pauvreté, le choix de suivre Jésus, peuvent faire naître, seront contenues, seront éliminées du fait que le Père prend soin de vous.

Pratiquement l’évangéliste est en train de dire « vous qui avez fait un choix en faveur des autres, ne vous préoccupez pas parce que Dieu prendra soin de vous » ; voilà pourquoi ils sont bienheureux.

En suite l’évangéliste examine les éléments négatifs éventuels que ce choix implique : la faim, le pleur, la persécution. Et bien, dans chacun de ces éléments ces disciples sont heureux exactement parce que le Père prendra soin d’eux et si ils auront faim ils seront pleinement rassasiés, si ils vont pleurer ils riront et, quand arrivera la persécution, ils sauront que le Père prend toujours leur parti – persécution qui naît naturellement à cause du Fils de l’Homme.

Et Jésus arrive à dire « réjouissez-vous au moment de la persécution, de la souffrance », pas par masochisme, mais parce que « votre récompense est grande dans les cieux »

Le ciel est une manière pour indiquer Dieu, c’est-à-dire « Dieu prend parti pour vous, Dieu prend soin de vous. Et puis , voilà l’importante déclaration de Jésus ! «C’est de cette manière, en effet, que leurs pères traitaient les faux prophètes ». C’est drôle, Jésus ne dit pas « nos pères », Jésus prend les distances de son peuple, « leurs pères avec les prophètes ». Jésus est en train de comparer le rôle du disciple avec celui du prophète.

Qui est le prophète ? Celui qui rend visible dans sa propre existence le Dieu invisible. Le choix, l’adhésion à son message, transforme le disciple en prophète. Donc, comme les prophètes n’ont pas été compris, acceptés, mais au contraire persécutés , de même il en sera avec vous.

Puis le ton change, mais ici Jésus n’emploie pas le mot « gare » ! L’expression grecque Ouai nous renvoie au terme hébreux Hôi, qui est la lamentation funéraire. Jésus ne menace pas, mais Jésus pleure comme si ils étaient déjà morts, comme des cadavres. Donc ce n’est pas une menace que Jésus adresse à certaines catégories de personnes, mais Jésus veut nous dire : mes disciples ont choisi la vie parce que ils se donnent aux autres, ceux qui ne pensent qu’à eux-mêmes sont morts et je pleure sur eux. Donc pas de menaces mais des lamentations.

« Hélas à vous » – donc pas gare – « les riches », ceux qui causent la pauvreté, « hélas à vous qui êtes repus», ceux qui causent la faim, hélas à vous qui riez, c’est-à-dire ceux qui ont été cause de souffrance. En concluant Jésus dit « hélas quand tous les hommes diront du bien de vous ».

Le critère d’authenticité du prophète c’est le rapport avec le système. Si le système t’encourage, te loue, t’applaudit, cela signifie que tu as trahi le message de Jésus. Quand, au contraire, le système de pouvoir qui régit la société te contraste, te persécute, te calomnie, réjouis-toi parce que tu es sûr de penser et d’agir selon le Seigneur.

En effet, Jésus conclut « de cette manière, en effet, leurs pères» – à nouveau Jésus prend les distances – «traitaient les faux prophètes. » Donc quand la société applaudit nous pouvons être sûrs que cette personne n’est pas un envoyé mais un traître du message de Jésus, justement un faux prophète. Tandis que le prophète rend visible l’image du Dieu invisible, le faux prophète est celui qui – pour nous servir du langage des prophètes – « blanchit leurs méfaits », c’est-à-dire ceux du systèm.

Evangile des Béatitudes
Maurice Zundel

VI TO (C)4

Lorsque j’avais une quinzaine d’années, ou un peu moins, et que j’entendis pour la première fois lire les Béatitudes par une voix amicale d’un camarade qui mettait tout son cœur dans cette lecture parce que les Béatitudes avaient été pour lui une découverte sensationnelle, quand je les ai entendu dire pour la première fois avec cet accent, j’ai eu le sentiment en fait d’une révélation incroyable, c’était le renversement de tout ce que l’on disait ! C’était le contraire de tout ce que l’on pouvait attendre. C’était la munificence conférée à la pauvreté, au dénuement, à la faim, à la soif, à l’abandon, à la persécution. C’était la grandeur de Dieu révélée au sein de la détresse humaine.

Et ceci avait une conséquence infinie, précisément parce que les Béatitudes avaient un sens entièrement positif dont chacune commence par ce mot magique, par : Bienheureux ! Bienheureux ! Bienheureux !… les Béatitudes nous révèlent la grandeur de l’homme, cette grandeur à laquelle nous aspirons et que nous atteignons si rarement et si difficilement.

Il est normal que nous voulions être grand puisque nous avons à vivre notre vie, qui est une vie difficile, une vie pleine d’imprévus, une vie pleine d’embûches, une vie pleine de souffrance, à côté de grandes joies bien sûr, mais vivre cette vie, c’est évidemment miser sur un espoir, c’est donc être assuré, si l’on accepte de la vivre, qu’elle a un sens, qu’elle aboutit quelque part, qu’elle est d’un prix immense ! C’est que, il y a donc, une richesse positive – il y a donc une richesse positive [?] – une grandeur incommensurable !

Celui qui ne croit pas à la grandeur de cette vie, il ne peut pas la vivre. Mais cette grandeur, nous sommes naturellement entraînés à l’identifier avec nous-mêmes ; parce que c’est notre vie qui est en question, puisque c’est à travers cette vie que nous voyons toutes choses. Le monde qui est le nôtre, c’est le monde que nous voyons avec nos yeux, cela parait être une vérité de La Palice, et souvent, comme nos regards sont différents à tous et à chacun, cela veut dire que chacun découvre dans l’univers, son propre monde. Et il ne peut pas, ne pas voir le monde avec ses yeux; à moins qu’il ne change de regard, il le verra toujours dans son optique propre.

Son monde, c’est donc finalement lui-même, son monde se confond avec lui-même. Le monde se confond avec son regard, le monde se confond avec ses idées, avec ses objectifs, avec ses passions, avec ses préjugés, avec ses limites, enfin avec tout ce qu’il est. C’est donc à travers ce monde qu’il est, que il va chercher cette grandeur qui lui est indispensable pour accomplir sa carrière jusqu’au bout.

Mais là justement, il va être, c’est-à-dire que nous allons être, prisonniers de nos limites, prisonniers de notre regard, prisonniers de nos préjugés, prisonniers de nos options passionnelles ! Et cette grandeur que nous prétendons réaliser, elle sera, au contraire, constamment oblitérée, comprimée [?], recouverte par nos limites : ces limites de notre moi préfabriqué, ces milites de notre moi possessif, ces limites de nos options passionnelles, tout cela en effet va s’opposer radicalement à cet appétit de grandeur qui est en nous.

C’est pourquoi, Jésus prend le contre-pied de nos options passionnelles et que il magnifie, qu’il glorifie toutes les situations qui nous paraissent mettre en péril notre grandeur, toutes les situations qui sont en contradiction avec nos aspirations au bonheur. « Bienheureux les pauvres selon l’esprit, car le Royaume des cieux leur appartient, bienheureux ceux qui pleurent, car ils seront consolés, bienheureux les doux, parce que ils hériteront de la terre… »

Mais si Jésus béatifie, si il glorifie [?] ces situations-limites où il semble que nous soyons précisément privés de tous les biens auxquels nous aspirons, c’est que Jésus est en effet la béatitude de Dieu, à laquelle nous sommes appelés, à laquelle dès maintenant, nous avons à participer. C’est une béatitude intérieure, c’est une grandeur d’existence, et non pas une grandeur de situation.

La grandeur de Dieu, c’est que il est tout amour ! La grandeur de Dieu, c’est qu’il n’a rien ! La grandeur de Dieu, c’est qu’il donne tout. La grandeur de Dieu, c’est qu’il se vide éternellement de lui-même ! La grandeur de Dieu, c’est qu’il est vide de soi. Et justement, c’est à cette grandeur que Jésus nous appelle : une grandeur qui est toute en nous-mêmes, une grandeur qui ne peut pas nous être enlevée, une grandeur qui coïncide avec notre existence et non pas avec notre situation, qui est dans ce que nous sommes et non pas dans ce que nous faisons.

Et ceci est énorme, ceci a des conséquences infinies : toutes les compétitions entre les hommes, tous les conflits qui les opposent les uns aux autres dans une recherche d’ailleurs identique de grandeur, de gloire, de bonheur ; toutes ces recherches, au lieu d’aboutir à une convergence, justement centrées en un même point, au contraire s’entrecroisent, se contredisent, se contrarient et aboutissent aux murs de séparation, aux conflits sanglants, aux révolutions, à toutes les guerres où l’homme, pour résoudre ses problèmes, assassine l’homme.

Jésus est venu nous apporter la vérité, sur la véritable grandeur, en nous révélant la grandeur de Dieu ; la grandeur qui donne sa dimension véritable à toutes nos actions, c’est la grandeur de Dieu qui est une grandeur d’amour – et c’est une grandeur qui est absolument compatible avec l’humilité, ou plutôt c’est la même chose.

Comme il s’agit de se vider de soi, comme il s’agit de tout donner, comme il s’agit d’entrer dans ce mariage d’amour que Dieu veut contracter avec nous, tout naturellement le regard se détourne de soi et il se porte vers l’autre. Et c’est ça, l’humilité.

L’humilité, c’est d’exister dans le regard de l’autre, c’est exister en s’échangeant avec l’autre, c’est d’exister dans cette relation où « Je est un autre. » Alors, tout naturellement, cette grandeur d’amour se confond avec l’humilité, qui n’a absolument rien à voir avec une sorte d’aplatissement devant Dieu : « se faire petit pour ne pas se faire remarquer des autres, se faire petit pour que sa miséricorde s’épanche sur nous… » Ce n’est pas du tout cela. La perspective des Béatitudes et bien c’est que, atteindre à la grandeur, c’est devenir comme Dieu, être parfait comme notre Père céleste est parfait et donc tendre vers une liberté intérieure toujours plus grande, entrer dans un espace illimité où la Présence de Dieu se respire.

[… ? inaudible] Mais nous sommes tellement englués dans notre moi possessif, nous nous confondons tellement avec notre moi préfabriqué, nous sommes tellement enfermés dans cet univers défini et appréhendé par notre regard, que nous revenons sans cesse à cette prison pour nous y cadenasser comme dans notre bien le plus inviolable.

Et pourtant les Béatitudes nous donnent, comme perspective, une chance incroyable puisque elles nous ramènent à la vraie grandeur. « Pourquoi vouloir être quelque chose quand on peut être quelqu’un », comme disait Flaubert. Or précisément, dès que nous revenons à nous-même, que nous nous enfermons en nous-même, que nous défendons nos positions comme intangibles, nous devenons quelque chose parce que nous ne faisons que défendre ce que nous n’avons pas créé, ce que nous n’avons pas choisi, en souscrivant passionnément, en adhérant sans réserve à ce moi qui justement nous empêche d’atteindre à notre vraie grandeur.

Il est donc nécessaire que nous entendions les Béatitudes avec les accents totalement cosmique comme un appel non pas à l’humiliation, mais à l’humilité, c’est-à-dire beaucoup plus profondément à l’amour, comme un appel à la liberté qui est au cœur de l’amour, comme un appel à la libération la seule réalisation authentique de la liberté.

C’est donc ce que nous allons faire au cours de cette Eucharistie. Nous allons rencontrer le Seigneur précisément sous son vêtement de pauvreté ; car quoi de plus pauvre que de perpétuer sa Présence sous les espèces du pain et du vin. Impossible d’être plus discret, plus silencieux, plus secret, plus caché et en même temps plus disponible.

Dans ce silence où nous entrons, dans ce silence de l’Eucharistie, si nous y voyons toute la Présence de Dieu [… ? inaudible] qui est le vrai soleil comme le dit admirablement la liturgie, nous serons naturellement introduits dans cette véritable grandeur qui est celle de Dieu en nous et de nous en Dieu. C’est cela que nous allons demander au Seigneur les uns pour les autres, en nous rappelant que la première béatitude, c’est la béatitude de Dieu : « Bienheureux les pauvres selon l’esprit », ce Dieu qui n’a rien puisqu’il est Dieu uniquement parce qu’il donne tout, parce qu’il se donne, parce que sa vie est éternellement une parfaite communion d’amour.

Livre « Ta parole comme une source, 85 sermons inédits »
Publié par Anne Sigier, Sillery, août 2001, 442 pages
Homélie de Maurice Zundel au Caire en janvier 1971. 

http://www.mauricezundel.com