L’Exode que Jésus s’apprête à refaire est symbolique de toute vie humaine, qui connaît l’épreuve de la tentation, de la frustration et du doute. Un commentaire du Père Domergue, sj.

Luc 4,1-13

L’Exode à refaire

Au seuil de l’oeuvre qu’il va entreprendre pour nous rendre à notre vérité d’hommes, à notre humanité authentique, Jésus est mis devant un choix. Comme chacun d’entre nous, il doit se décider pour une “sagesse”, une manière d’entrer en relation avec le monde et les hommes. Derrière lui il y a l’aventure de son peuple, la longue marche vers la liberté, vers une Terre Promise figure du “Royaume de Dieu” (cf. 1re lecture). Cet exode est symbolique de toute vie humaine, et aussi du périple de l’humanité entière. Luc nous renvoie à l’Exode avec la mention du désert, des 40 jours (allusion aux 40 ans d’errance), du problème de la nourriture et de la faim. Les réponses de Jésus au tentateur sont toutes tirées du Deutéronome, livre centré sur la Loi du Sinaï. Au désert, Israël, soumis à l’épreuve de la faim et de la fatigue, s’en prend à Dieu et à Moïse. Doutant de la présence et de la bienveillance de Dieu à son égard, il réclame des “signes”, ce qui s’appelle “tenter Dieu”. Le peuple, ne se contentant plus de la parole de Moïse, veut “voir” si, oui ou non, Dieu est avec lui. Revenons à Jésus. Baptisé par Jean, il vient d’entendre une voix du ciel le déclarant “Fils de Dieu”. On va bien voir: si tu es vraiment Fils de Dieu, fais que ces pierres deviennent du pain. Alors, on saura… Jésus va revivre les vieilles tentations du désert, de la vie, auxquelles son peuple n’avait pas su résister.

Les deux premières tentations

Voici, avec le Carême, 40 jours pour faire le point, pour réorienter notre marche selon la “sagesse” du Christ. Où allons-nous? Que cherchons-nous? Les tentations surmontées par Jésus récapitulent celles qui nous sollicitent. C’est pourquoi Luc écrit: “Ayant épuisé toutes les formes de tentation, le démon s’éloigne… ” Ces tentations sont hiérarchisées: chacune engendre la suivante, qui la reprend et la porte plus loin. Ainsi saint Jean, au chapitre 6, nous dit que les gens cherchent Jésus pour le faire roi (“je te donnerai tous les royaumes de la terre”), parce qu’il vient de multiplier les pains (“fais que ces pierres deviennent du pain”). Tout commence par le doute à propos de notre filiation divine, à propos de l’amour de Dieu à notre égard quand nous sommes affrontés à la pénurie. En fait, la faim de pain représente toute frustration née de notre impuissance à satisfaire nos diverses convoitises, exacerbées par la manipulation publicitaire. L’obsession de posséder, et ce qu’il y a de mieux… parce que je le vaux bien. Ne Suis-je pas fils de Dieu? Le chemin est court jusqu’à la seconde tentation: être le premier, le plus brillant, le plus beau. Bref, dominer, occuper le haut du pavé; finalement, asservir, réduire les autres au rôle d’admirateurs. Cela passe par le vêtement, la voiture, le logement etc. On repense à “vous serez comme des dieux” de Genèse 3. Il s’agit de passer de ce royaume-là au Royaume de Dieu, car “à lui seul la louange et la gloire.”

Tenter Dieu

Nous ne sommes guère tentés de nous jeter du sommet de la tour Eiffel ni d’essayer de marcher sur la mer (encore Jean 6, qui présente à sa façon les tentations du Christ). Remarquons d’abord que tenter Dieu se retrouve dans les trois suggestions sataniques: toujours nous sommes “tentés de tenter Dieu”, de le mettre à l’épreuve. En effet, tout est commandé dans notre texte par le “si tu es le Fils de Dieu” initial. Même la seconde tentation, qui s’appuie sur une méprise à propos de Dieu, une confusion entre le Bon et le Mauvais. La Croix nous tiendra un autre langage: “Si tu es le Fils de Dieu, deviens le serviteur de tous. Le premier n’est pas celui qui domine mais celui qui se fait le dernier.” Les réponses du Christ expriment la soumission du Fils à la Loi et annoncent la Pâque. Là, le Père sera sommé de donner un signe (“Si tu es le Fils de Dieu, descend de la croix”), mais le seul signe qui sera donné est celui de Jonas, disparu trois jours dans le ventre du monstre. Mais qu’est-ce que tenter Dieu, pour nous? Subtil, et presque inconscient: soumis aux aléas de l’existence, en proie à la souffrance et à la mort, nous attendons pour mettre notre foi en Dieu qu’il se manifeste, qu’il réponde matériellement à nos attentes. Au fond, nous refusons de croire sans voir. Or, la foi nous dit (la parole!) qu’en tout ce qui nous arrive Dieu vient. Pour notre résurrection.

P. Marcel Domergue, jésuite
http://paroissefachesthumesnil.over-blog.com

[Dans la photo: Les tentations de Jésus, une mosaïque du XIIIe siècle de la basilique Saint-Marc de Venise]