Nous sommes en 2019, pas à la fin du Ier siècle ou au début IIe siècle, date probable de l’écriture de l’Évangile de Jean. Pourtant, il est impossible de lire ce récit très dense qui vise l’organisation de l’Église naissante sans qu’il entre en résonance avec la situation dramatique que connaît l’Église en ce début du XXIe siècle, suite aux différents scandales obscurcissant gravement son avenir.
Jean 21, 1-19
Pour un monde nouveau, la mission
Le texte qui combine à la fois une apparition du Ressuscité, un repas eucharistique et un envoi en mission n’est-il pas à lire comme un appel à une nouvelle pastorale ?
Premier fait : c’est la nuit. Pierre (le premier évêque) prend l’initiative de la pêche (la pastorale). Il se conduit en « chef », mais, avec les disciples, c’est l’échec. Premier enseignement : pas de possibilité d’avancer en Église dans le monde sans faire retour au Ressuscité. C’est le matin. Chaque jour est un commencement, le Vivant invite les disciples à prendre une nouvelle direction. Le monde a changé. N’est-ce pas dans des outres neuves que l’on met le vin nouveau (la Bonne Nouvelle) ?
Deuxième fait : c’est après avoir suivi le conseil de l’inconnu au bord de la mer de Tibériade que « le disciple que Jésus aimait » reconnaît le Christ ressuscité. Deuxième enseignement : tout « chef » qu’il est, Pierre a besoin des autres, et en particulier ici, du « disciple que Jésus aimait », pour comprendre les événements. Pour « voir » dans les événements, dans un acte interprétatif qui passe par un acte de foi, la présence du Vivant. D’ailleurs, le lecteur peut sentir entre les mots la tension persistante entre Pierre et le « disciple que Jésus aimait », comme une compétition entre les deux rôles ou les deux magistères qu’incarnent les deux hommes. Un appel au dialogue et à la complémentarité des ministères entre prêtres et laïcs, à la collégialité à inventer entre les baptisés, peuple de Dieu, pour exercer le « sacerdoce commun » (Vatican II) ? Au passage, le lecteur peut remarquer que, contrairement au récit de l’arrivée de Pierre et du « disciple que Jésus aimait » au tombeau (20, 1 à 10), Pierre prend très nettement la première place avec ce dialogue très émouvant avec Jésus : « Simon, fils de Jean, m’aimes-tu ? ».
Troisième fait : la pêche rassemble une impressionnante diversité de poissons. Cent cinquante-trois et des gros, précise le texte. Troisième enseignement : c’est bien l’universalité de l’Homme qui est visée dans la pastorale, au-delà des différences entre les hommes et les femmes selon la couleur de leur culture, de leur peau ou de leur sexualité. La Parole de Dieu s’adresse à tous les hommes et à toutes les femmes sur la terre, sans exception.
Quatrième fait : Pierre tire le filet de pêche à terre, un filet qui ne se déchire pas. Quatrième enseignement : compte tenu de la variété des situations possibles et des directions à prendre, il y a une nécessité d’avancer ensemble, ce qui n’exclut pas de lancer différentes expériences de pastorales, au contraire. Pierre assure l’unité.
Enfin, cinquième fait : le Ressuscité invite les disciples à partager un repas. Le pain donné est le don de Jésus sur la croix, cette parole qui libère. Cinquième enseignement, à moins qu’il soit en fait le premier : ce qui permet de reconnaître le Vivant, c’est le partage entre tous. D’où le feu de braise pour le repas ; pas celui de la trahison (18, 18), mais le feu de la fraternité. Chez l’évangéliste Jean, le repas eucharistique s’ancre dans l’action au service des autres, de tous les autres. À ce stade, tout commence ou tout fini. Chez l’individu, les résistances psychologiques ne peuvent qu’être extrêmes, à l’image de la croix : rien n’est plus psychiquement redoutable que la confrontation à l’autre, à l’étranger, à celui qui pourrait menacer son intégrité. Mais n’est-ce pas là, à cette frontière entre la « vie » et la « mort » de l’être en tant qu’Homme, entre « éros » et « thanatos », au seuil du vrai grand défi de son existence, que s’entend l’appel du Vivant à naître à soi-même, à naître à « l’humain » dans l’accueil en soi de l’universel qui passe par la reconnaissance de l’altérité de l’autre, et que commence la mission de l’Église pour un monde nouveau ? Là où, par peur, face à l’inconnu, l’on ne voudrait peut-être pas aller…
P. Daniel Duigou, prêtre et journaliste
https://croire.la-croix.com
Sur le rivage…
Aux heures d’incertitude et de désarroi, dans la vie personnelle, familiale ou communautaire, il est souvent sage et sain de continuer à marcher sur la route toute simple du quotidien et à partir des éléments habituels de notre fidélité.
C’est bien ainsi que Pierre a réagi en Galilée. Il sentait un certain flottement dans l’esprit des disciples. Tous étaient encore sous le choc des évènements, et leur foi dans le Ressuscité demeurait encore bien timide. De plus Pierre percevait bien que l’inaction pouvait désagréger les personnes. Et nous le voyons prendre une décision inattendue, qui révèle à la fois son tempérament de chef et sa santé spirituelle : « Je vais à la pêche ! ». Les autres n’attendaient que cela : « Nous allons aussi avec toi ! »
Il fallait prendre cette initiative. En attendant des directives précises de Jésus, en attendant sa présence plus sensible, Pierre propose de retrouver dans un travail d’équipe les automatismes d’autrefois. C’est vigoureux. C’est dynamisant … Et pourtant ils vont peiner toute une nuit sans rien prendre. Mais Jésus les rejoint tous ensemble au moment de l’effort infructueux, et il se fait reconnaître par des signes qu’il donne au niveau de l’action entreprise : – d’abord l’abondance de la pêche, la surabondance annoncée par les prophètes pour les jours du Messie et que les disciples ont connue déjà à Cana et lors de la multiplication des pains, – et surtout la disproportion de ce que Jésus donne en quelques instants avec les échecs répétés tout au long de la nuit. Quand Jésus exauce, c’est toujours royal.
Tous voient la pêche, tous mesurent la réussite, mais un seul devine, un seul a immédiatement l’éclair de la foi, celui qui depuis toujours s’efforçait d’entrer dans le style de Jésus, celui qui était suffisamment pauvre de lui-même pour percevoir les signes de Jésus au ras des événements, au creux du quotidien ; « C’est le Seigneur ! ». Immédiatement on entend un plongeon, puis l’on voit des gerbes d’eau qui foncent vers le rivage. Le disciple que Jésus aimait a été le premier à voir et à dire ; mais Pierre a été le seul à se jeter à l’eau, comme pour s’y laver de ses reniements avant de rencontrer le regard de Jésus. Il avait péché plus lourdement : il serait le premier à revenir ; et il allait faire ce jour-là, au petit matin, l’expérience merveilleuse du pardon de Jésus.
Dans le court dialogue qu’ils auront après le repas, Jésus ne lui fait aucun reproche. Le passé n’est même pas évoqué … cette fameuse nuit où par trois fois Pierre avait déclaré : « Je ne connais pas cet homme ! » Le mot pardon n’est même pas prononcé, et c’est en redisant trois fois son amour pour le Christ que Pierre se découvre pardonné, transfiguré, recréé par un amour plus puissant que toutes les morts spirituelles.
Il ne pourra pas effacer sa chute, oublier son heure de faiblesse ni la faiblesse qui l’habite à toute heure ; mais désormais sa trahison ne reviendra plus à sa mémoire que sertie dans le pardon, reprise et lavée dans la miséricorde de Jésus. « Simon, Simon, j’ai prié pour toi, disait Jésus quelque heures avant de mourir, afin que ta foi ne défaille pas. Toi donc, quand tu seras revenu (converti), affermis tes frères » (Lc 22,31s). C’est un homme tombé qui va devenir la pierre de fondation de l’Église. C’est un homme capable de lâcheté que le Ressuscité va établir pasteur de son propre troupeau. Pierre sera berger pour le compte du « chef des bergers », au service du Berger modèle, et il ira, lui aussi, jusqu’à donner sa vie pour le troupeau de Jésus. C’est ainsi, à l’imitation du Seigneur, que dans sa mort il va « glorifier Dieu » (v.19).
Fr. Jean-Christian Lévêque, o.c.d
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